Cherbourg-en-Cotentin (Manche), envoyé spécial.
De la trigonométrie. Au terme d’une remontée entre mer et terre à humer les embruns et les herbes grasses, l’arrivée de la deuxième étape, entre Saint-Lô et Cherbourg (183 km), sous un ciel gris-noir, réservait une surprise digne des mathématiques. Un entrelacs de routes sinueuses qui tournicotaient, avec des pourcentages rugueux: la côte de la Glacerie, placée à 1500 mètres du but, offrait des passages 14%. Depuis deux jours, nous étions passés par tous les paysages. De la merveille du Mont-Saint-Michel à Utah Beach, des côtes ouest du Cotentin en croisant les caps de Carteret et de Flamanville, à la pointe du département de la Manche, nous attendions avec impatience les premières vraies pentes capables de catapulter sous la flamme rouge quelques grands noms.
Dès l’escalade annoncée, nous quittions la foire aux vanités pour nous avancer dans une zone de fin silence où chaque coup de pédale se sculptait dans l’abondance de la soudaineté. Comme la fin d’une classique de printemps. Le petit jeu de la giclette et de l’explosion des cuisses fut d’abord un jeu de dupe presque sympathique. Quatre échappés (Stuyven, Breen, Voss, Benedetti), puis trois (exit Benedetti), partis tôt, manquèrent de peu de gagner un partie de bras-de-fer improbable avec le peloton. Jasper Stuyven (Trek), 24 ans, audacieux, se présenta même au pied de la rampe avec espoir, mais fut avalé sans pitié. Un sprint assez massif se déroula, duquel s’extirpa le Slovaque Peter Sagan (Tinkoff), spécialiste des coups de punch, maillot jaune en prime, juste devant le Français Julian Alaphilippe, habitué des accessits. Dans cet exercice à haute fréquence, au moins deux des favoris du Tour ont été ébahis, les mains dans le vague et les jambes creusées, battus l’un et l’autre par les dernières gouttes de bruine, clignant des yeux: Alberto Contador, diminué, s’installa dans ce petit dodelinement anxieux qui signait l’imminence d’un instant fatal; et Richie Porte (BMC), victime d’un incident mécanique. Les autres passèrent sans embuche. A priori.
Retour. Au matin, à Saint-Lô, le village-départ avait des allures de crachin meurtrier et l’imaginaire du chronicoeur restait détrempé, comme les chaussures des suiveurs. Imaginez un peu : le thermomètre ne dépassait pas les onze degré lorsque Michel Polnareff – vous avez bien lu – donna le départ de l’étape, non sans exprimer son « extrême émotion » de participer à «l’histoire du Tour», ce qu’il n’aurait «jamais imaginé un jour», pourtant il en rêvait car «le Tour c’est populaire, comme mon public». Notre «Lettre à France» venait de se transformer en paroles du bocage dont la vocation était de se fondre immanquablement dans la médiocrité ambiante mais qu’un doigt de tendresse semblait rattraper in extremis. Et lorsque Alberto Contador, rescapé d’une vilaine chute la veille (et impliquée dans une autre, hier encore), déboula sur le podium avec ses ecchymoses et ses bandages sur l’épaule et la cuisse, bien planqués sous le k-way, nous traquions en vain une profusion sémantique dans les serrages de mains façon show-biz. L’Espagnol, double vainqueur de l’épreuve, dût se demander qui était ce type aux lunettes blanches pour lequel braillait une foule hystérique, tandis que les journalistes, ceux du Tour, ne montraient d’intérêt que pour ses blessures, à lui. «Nouvelles rassurantes», répétait le toubib de la formation Tinkoff comme pour détourner l’attention, «nous n’avons pas eu besoin de pratiquer des examens à l’hôpital». Et Contador assurait, sous le feu des questions: «On a mis de la glace, on a bandé, je ne suis pas forcément inquiet, mais j’ai mal partout, j’ai passé une très mauvaise nuit et je suis juste heureux d’être encore là… mais dans quel état?»
Au-dessus de nous, les remparts de Saint-Lô, érigés par Charlemagne, laissaient échapper une brume d’humidité. Les derniers vestiges d’une ville largement détruite par les bombardements des Alliés dans la nuit du 6 au 7 juin 1944 avaient quelque chose de désuet. Personne, sous la pluie, n’osait s’émouvoir de ces vieilles pierres multi centenaires. Devant le bus des Tinkoff, Peter Sagan vola la vedette brièvement à son leader Contador. Il annonça la couleur alors qu’on ne parlait que de la topographie des lieux de l’arrivée: «Les trois derniers kilomètres sont peut-être pour moi, non?» Ce fut pour le moins prémonitoire. Et entraînant. Le matin, nous buvions l’eau à gros-bouillon. Le soir, nous dégustions quelques «Demoiselles de Cherbourg». Pas de méprise. Il ne s’agissait que de petits homards cuits, mais au court-bouillon, ceux-là.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 4 juillet 2016.]
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