dimanche 28 juillet 2019

Tour de France : l’acte I du renouveau

Grâce à Julian Alaphilippe, auquel nous associons Thibaut Pinot qui manqua de peu de prendre le relais, les trois semaines de course furent une «folie française». Les normes ont été contestées, cassées. Le cyclisme est-il entré dans un début de «vélorution»?

Sur les routes du Tour, envoyé spécial.
«J’ai laissé ma peau sur la route…» Et le Tour de France, ce monde en réduction qui créée des personnages à sa démesure, enfanta Julian Alaphilippe en lui extirpant ces mots en ampleur. À moins que ce ne soit le contraire. Et si c’était notre héros de juillet qui avait enfanté, au forceps, «quelque chose» du Tour? Malgré ses trente accréditations au compteur, le chronicœur n’oublie pas que la souffrance ne montre jamais que son dos, tournant son visage vers l’intérieur ; que son masque n’est qu’un masque, et qu’on s’accouche soi-même à assister au courage d’autrui. On s’expulse sans recours, sans retour. Voir Julian Alaphilippe se débattre contre l’évidence durant trois semaines, avant de céder en vue des Champs-Élysées, fut un privilège rare, un petit coin d’illumination qui redonna du crédit à la tragédie classique de l’épreuve et à cet art sacré de la Petite Reine. 

Par lui, avec lui et en lui – flanqué de son apôtre Thibaut Pinot qui manqua d’un rien de saisir la main tendue et de prendre le relais –, nous avons traversé des territoires d’angoisse, saisie dans ses limites et ses grandeurs, ses gouffres et ses aspérités, en nous enracinant de nouveau dans la mythologie la plus onirique qu’on puisse imaginer. Nous redessinâmes les contours sans cesse réinventés de la plus ordinaire des aventures de l’extrême. À ce titre, et eu égard à la très haute idée que nous nous faisons du Tour, Alaphilippe ne sera jamais le cinquième de l’édition 2019. Non, il restera son vainqueur moral, que devront honorer comme il se doit, un jour, les historiens du grand livre des Illustres.

Car, ce fut une aventure à hérisser nos âmes, à couper nos souffles et, surtout, à tutoyer l’espoir. Vous l’avez vu, cet espoir multiple? Attention, pas seulement l’espérance d’une victoire à Paris, mais bien l’espoir d’un renouveau du cyclisme, jusqu’alors réduit aux lois intangibles et préécrites de l’odyssée du maillot jaune. Jusqu’à l’épilogue Bernal – et encore –, tout parut craqueler furieusement. Comme si la diabolique incertitude, elle-même écrasée par les rêves furieux de deux Français en révolte, allait extraire le jus de la réalité. Comme si cette réalité pouvait enfin se déployer à la forme du songe. Alaphilippe et Pinot, stars inattendues soudain propulsées dans le peloton de tête des frondeurs, ont réveillé le Peuple du Tour qui sommeillait dans son scepticisme. Jamais depuis 1989 – et ces maudites huit secondes envolées pour l’éternité qui enfoncèrent notre Laurent Fignon dans une sidération mortifère –, la France n’avait dialogué avec son épreuve chérie en réinventant l’intimité de sa relation, par l’esprit et la passion. Grâce à nos deux Français, et par cette relation jetée comme un fil d’Ariane, opéra une sorte de miracle. Ne minimisons pas son importance, car il a rejailli sur l’aura du Tour lui-même, sur la course bien sûr, et il a même tétanisé les tenants de la domination proches des héros virtuels et du catéchisme marchand. Il suffit d’écouter Geraint Thomas pour comprendre: «C’est grâce à Julian que la course a été différente. Il aurait mérité de finir sur le podium.» L’éloge du «vice» à la vertu.

Egan Bernal, une précocité inédite depuis l’après-guerre

Programmé pour régner, le premier Colombien sur le toit de la Grande Boucle n’a que 22 ans…

«Tout est arrivé si vite. Honnête-ment, je ne me rends pas compte.» Il y a son discours et il y a son corps. Très raccord avec les profils classiques qu’il semble pourtant réprouver à force d’en côtoyer les contours depuis qu’il biberonne chez les ex-Sky. Avec Egan Bernal, toutes les paroles ne se valent pas. Et quand il condescend à l’émotion, toisant sa pudeur naturelle qu’il ne feint pas, sa tonicité raclée jusqu’à l’os et ses nerfs qui affleurent en force expriment un caractère rassemblé par les mots. «Je me suis toujours senti bien depuis le début du Tour. Après l’étape de Val-Thorens, je n’avais qu’une envie, rentrer à l’hôtel, me poser et réfléchir à tout ça.» Son «tout ça» n’est pas rien. Il décline l’entr’aperçu d’un modèle en ampleur qu’on ne croyait plus voir dans le cyclisme «moderne». Pensez donc, Bernal n’a que 22 ans! Qui eût cru possible de revoir un gamin sur le toit du monde?

Ainsi devient-il l’un des plus jeunes vainqueurs de la longue histoire de l’épreuve qui, de temps à autre, nous offre par sa mythologie un invariant contre lequel on ne peut rien: lorsqu’une jeunesse triomphante domestique à ce point la course, nous devons convoquer l’exception. Et, a priori, parler d’un «champion d’exception». Au palmarès de la précocité, depuis l’après-guerre, le Colombien dépasse même Felice Gimondi (1965) et Laurent Fignon (1983). Un «prodige», selon Cyrille Guimard: «En 2018, à 21 ans, il avait remporté le Tour de Californie dès sa première année sur le circuit World Tour. L’an dernier, il termine 15e du Tour alors qu’il est au service de ses leaders, Thomas (1er) et Froome (3e). Cette année, il s’est baladé sur Paris-Nice et le Tour de Suisse, et sans sa blessure qui l’a empêché d’y participer, il aurait gagné le Giro! Rappelons-nous qu’il avait dispersé la concurrence en 2017, sur le Tour de l’Avenir, un mini-Tour réservé aux moins de 23 ans. La séquence débute à peine…»

samedi 27 juillet 2019

Bernal triomphe, Alaphilippe craque

Dans la vingtième étape, entre Albertville et Val Thorens (59 km), victoire de l’Italien Vincenzo Nibali (Bahrain). Du fait des intempéries de la veille, le parcours avait été amputé de 71 km. Solide, Egan Bernal (Ineos) devient le premier Colombien à remporter le Tour. Julian Alaphilippe craque et perd sa place sur le podium…

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
Et le Tour en ses mystères ressemblait encore à des paroles qui s’agitaient au balcon de nos désirs secrets, à des mots qui donnaient à voir le spectacle inopiné mais pour toujours inachevé, à des murmures clos trahis par les circonstances. Car c’étaient les plus violents qui glissaient sur les parapets, résistaient au vide. Les autres se voyaient ravalés, déglutis, renvoyés aux enveloppes suintantes de la vie intérieure et de l’esprit… Voulant chasser ses idées noires après une journée légendaire – celle du vendredi 26 juillet 2019 sera consignée dans le Livre des Illustres –, le chronicoeur insomniaque ne se remettait pas de son étonnement grandiose, un pied dans la tristesse, la tête tout près des cimes.

Nul scénariste un peu dingue n’aurait pu suggérer, même entre ses dents, que le Tour vivrait une dramaturgie digne de l’Antique, nous envoyant dans le décor flirter avec l’irréel. Les sanglots longs de Thibaut Pinot. Les larmes enjouées d’Egan Bernal. Les rictus en souffrance de Julian Alaphilippe. Et l’apocalypse d’une nature ingrate qui condescend, périodiquement, à chambouler l’âme et le cuir pourtant tanné des forçats. Flottait donc dans l’air comme une sensation fracassante ininterrompue – dont on aurait voulu qu’elle dure toute la vie. Or, ce n’était pas fini, ce samedi, pour cette vingtième étape entre Albertville et l’interminable montée vers Val Thorens (HC, 2365 m, 33,4 km à 5,5%). Prévue en apothéose pour achever le triptyque des Alpes, il était écrit que l’ultime parcours en haute montagne ne sortirait pas indemne de ce Tour, qui ne ressemble décidément à aucun autre. Depuis la veille, la météo désastreuse maintenait l’épreuve en sursit, à tel point qu’une coulée de boue – une autre! – avait tranché l’accès au sublime Cormet de Roselend (1968m, 19,9 km à 6%), rendu impraticable pour tout engin sur roues. Résultat, les 155 rescapés de cette pure «folie française» n’eurent que 59 kilomètres à affronter. Même départ, même arrivée. Mais un tracé amputé de 71 bornes. Un cadeau? Pas certain. Si l’Iseran avait, dieu merci, mit tout le monde à sa place en son sommet avant le cataclysme des cieux, l’élévation terminale proposée sur la crête de Val Thorens nous tapissait dans nos pensées. Que devions-nous attendre? Un don fondamental d’untel? Un partage élégiaque d’un autre? Un instinct sacrificiel qui rendrait, par l’honneur, la noblesse à l’idée que nous nous faisons de la Grande Boucle?

Au kilomètre 16, à La Léchère, le chronicoeur prit d’abord le temps de dresser le poing en mémoire du ministre communiste Ambroise Croizat, l’enfant du village et inventeur de la Sécurité sociale. Et puis, nous assistâmes un sprint assez étourdissant, vécu à bout de souffle, sans répit, à en exploser son tensiomètre cardiaque. Une espèce de course de côte en apnée totale, qui ressembla à s’y méprendre à celle que remporta à Sestrières le maudit Bjarne Riis, en 1996, alors que l’Iseran et le Galibier avait été escamotés en raison de la neige. Souvenir impérissable: le chronicoeur n’oubliera jamais les yeux médusés de l’écrivain Paul Fournel, qui, cette année-là sur les routes du Tour, livrait sa prose quotidienne dans les colonnes de l’Humanité. Au passage, souhaitons au vainqueur 2019 un tout autre destin – cycliste et humain – que celui de Bjarne Riis…

Dès les fauves lâchés dans les rampes du massif de la Vanoise, ce fut dément d’intensité. A en oublier que nous en étions (presque) à la fin de ce spectre de feuilleton pour passionnés. Outre une victoire d’étape de prestige, l’enjeu n’était pas mince pour s’arrimer définitivement au podium des Champs. A l’avant, trois groupes tentèrent l’aventure (parmi lesquels, en éclaireurs, Woods, Nibali, Zakarin, Gallopin et Perichon) et s’élimèrent dans les lacets sans jamais prendre beaucoup plus de deux minutes. A l’arrière, dans le peloton du maillot jaune désormais sur les épaules du Colombien Egan Bernal (nous avions perdu notre repère visuel), nous comprîmes que se propageait des ondes de vengeance. A moins que ce ne fût une guerre de position, violente et périlleuse. Ainsi, les Jumbo-Visma du Néerlandais Steven Kruijswijk, alors quatrième au général, imprimèrent une allure insensée. Et nous cherchions en vain, derrière cette métronomie des musculeux en geste robotisé, l’art féérique des grimpeurs maigres, ceux en morceaux secs, ossus et aux mollets d’un feuilleté tendineux.

vendredi 26 juillet 2019

Bernal s’envole, Alaphilippe cède, Pinot abandonne

Alaphilippe, déchu...
La dix-neuvième étape, prévue entre Saint-Jean-de-Maurienne et la montée vers Tignes, a été arrêtée au sommet de l’Iseran en raison d’une averse de grêle qui empêchait la traversée de Val d’Isère. Le Colombien Egan Bernal, passé en tête de l’Iseran, prend le maillot à Julian Alaphilippe. Thibaut Pinot abandonne…

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
Et l’imminence du drame survînt comme un haut-le-cœur, un cri arraché, un hurlement plutôt qui venait nous brusquer, amenuisant d’un coup trois semaines de plein soleil. Kilomètre 33: Thibaut Pinot se retrouva à l’arrêt, freiné brutalement dans son tableau de marche. Il se toucha la cuisse gauche, en appela à l’assistance médicale. On lui posa un bandage. Il tituba. Puis il s’arrêta. On lui ôta cette sangle médicalisée, qui ressemblait aux bandelettes d’un sarcophage. Puis il repartit, loin de la tête de course, comme si le Tour lui-même se détachait de lui inexorablement. La malédiction du Français allait frapper durement: putain de troisième semaine…

A l’agonie, Pinot, perclus de douleurs. Mais que se passait-il? Une contracture? Une lésion? Une déchirure? Autour de lui, isolé dans son vertige, aucun équipier ne l’accompagna d’abord dans son chemin de croix, preuve que l’issue était non seulement logique mais programmée au sein des G-FDJ, sans doute dès le matin. Nous le vîmes pleurer, craquer, un bloc de marbre alourdissait son visage en dedans, qu’il soulevait à peine avant de le laisser retomber. Il dodelinait, dans un barbare mélange de souffrances et de rage, martelé par cette insondable déception qui l’assaillait – après tant d’espoirs partagés. Le chronicoeur ne pût s’empêcher de penser à ce poids, central et magnétique, qui attirait une brume de sentiments froids sur son cerveau en ébullition. Son vélo oscillait de heurts entre ses jambes. Il ne progressait plus. Son équipier William Bonnet vînt finalement le réconforter, partager ses pleurs. Etrange moment de cruauté, éphémère et éternel.

Au kilomètre 36, ce fut l’évidence. Thibaut Pinot descendit de sa machine, ruisselant de désespoir, maculé de larmes, et se réfugia dans une voiture de son équipe. Quatre mots claquèrent sur Radio Tour: «Abandon de Thibaut Pinot.» Sentence définitive. Tout croula, à l’aube d’une journée en enfer. «Oui, on s’en doutait, mais on avait espoir qu’il puisse tenir, comme il l’a fait jeudi, expliqua son directeur sportif, Philippe Mauduit. Cette fois, la douleur était trop forte. En fait, il a évité une chute il y a deux jours (mercredi) et il a tapé le guidon…» Nous revînt aussi en mémoire le discours mesuré du Français, après le triptyque Vars-Izoard-Galibier qu’il avait vécu sur un fil trop tendu, à la limite de la rupture: «Je n’étais pas dans une bonne journée. Ces journées-là, il faut les passer.» Prémonitoire. Jusqu’à ce drame inattendu, sa vie éveillée, à quarante-huit heures de Paris, semblait merveilleuse et lui réussir toujours. Nous rêvions d’un triomphe absolu, enfanté dans le panache. Fin de rêve. Le Tour, dans sa sauvagerie infernale, ne tolère aucune faille et se transforme parfois en cauchemar. Nous comprîmes que le corps de Pinot pleurait pour ne pas s’effondrer, que sa gorge n’avait pas d’autre moyen de ne pas s’écrouler sur elle-même, comme un vieux puits affaibli par le glissement sournois du terrain que cet étai de sanglots. Les siens. Les nôtres. Ils s’abattirent comme une ombre inutile sur l’épreuve… 

jeudi 25 juillet 2019

La Colombie attaque, Alaphilippe résiste

Bernal, le vrai danger ?
Dans la dix-huitième étape, entre Embrun et Valloire (208 km), victoire du Colombien Nairo Quintana (Movistar). Au terme du triptyque Vars, Izoard et Galibier, Egan Bernal, l’autre Colombien, a attaqué et reprit une trentaine de secondes aux favoris. Il reste deux étapes alpestres.

Valloire (Savoie), envoyé spécial.
Et soudain, lorsque les pentes devinrent enfer tellurique, par-delà les cimes rocailleuses figées de chaleur, nous revisitâmes les fonds baptismaux de la Légende, comme un cri venu de nulle part des profondeurs racinaires du Tour. L’entrée dans les Alpes, pour un triptyque terrifiant à se damner dans les pourcentages de hautes altitudes – l’un des plus difficiles jamais vus, avec six ascensions au-dessus de 2000 m en trois jours –, nous réinstalla dans le langage des grimpeurs qui s’élabore toujours sur des fondations. Trente-quatre éclaireurs prenaient encore leurs aises en illusions (parmi lesquels Quintana, Bardet, A. Yates, Wellens, Bernard, etc.). Eux comme le groupe des favoris avaient déjà avalé le col de Vars (première cat., 2109 m, 9,3 km à 7,5%), quand, sur le coup de 14h15, tous nos survivants de cordée entamèrent les ivresses du col d’Izoard (HC, 2360 m, 14,1 km à 7,5%). Cette montagne consacrée par les Illustres offrait une revanche aux hommes sans chair, attirait les anatomies évidées par une Grande Boucle furieuse.

A ce stade de la dix-huitième étape, entre Embrun et Valloire (208 km), un double vertige s’empara du chronicoeur. Vertige de la course elle-même, qui désignera un héros total au sommet de Val Thorens, samedi, après trente-trois kilomètres de grimpette. Vertige des lieux alentours, ensuite, qui consacre toujours des demi-dieux, éprouvés ou glorieux, de Leducq à Speicher, de Forestier à Maes, de Coppi à Bartali, de Vietto à Bobet, de Merckx à Hinault... Dans l’art sacré de la Petite Reine, quelques territoires de frayeurs saisis dans ses limites et ses splendeurs s’enracinent dans la mythologie la plus onirique qu’on puisse imaginer. L’Izoard est au Tour ce que la cathédrale de Reims et la basilique de Saint-Denis furent à la royauté française. Le sacre absolu ; ou le trépas éternel. Cette mémoire les obligeait, en quelque sorte. A l’avant, avec huit minutes d’avance, la troupe des échappés se disloqua. A l’arrière, les équipiers de Julian Alaphilippe tentaient de veiller sur la toison d’or, et nous guettions non pas le surgissement de l’offensive mais bien l’épreuve d’endurance par élimination.

A mi-pente de l’Izoard, les Movistar haussèrent le ton. Ce fut brutal. Dans ce concentré de nostalgie historique, où se dessinait à chaque coup de pédale les contours sans cesse réinventés de la plus ordinaire des aventures de l’extrême, le groupe du maillot jaune ne ressemblait plus à un peloton, réduit à dix-huit unités. Les six cadors prétendants à la victoire finale (Alaphilippe, Thomas, Kruijswijk, Pinot, Bernal et Buchmann, tous en deux minutes) se toisaient du regard, aucun ne montrant assez de lassitude pour se confondre dans la douleur, sauf peut-être notre maillot jaune, qui s’arracha pour garder le contact, comme si l’effet de cette montagne l’écrasait de son ombre solaire.

Armstrong 1999 : le début des années de plomb

Le 25 juillet 1999, Lance Armstrong remportait son premier Tour de France. Avec un système fondé sur le dopage massif, l’intimidation et la connivence des hautes instances de l’époque, l’Américain, revenu d’un grave cancer, met la main sur la Grande Boucle et écrit la première page du pire roman noir de l’histoire du sport.
 
Quelque chose dans son regard et son attitude nous incitait à la prudence, comme si, à l’instar de nos peurs les plus enfouies de l’enfance, une petite lumière venait de s’éclairer afin de nous avertir de la nature particulière du spectacle qui allait se dérouler sous nos yeux, d’une noirceur jamais atteinte dans l’histoire du cyclisme et peut-être du sport en général. En ce mois de juillet 1999, les suiveurs du Tour de France, groggys, voguaient de galères en galères, ayant déjà perdu l’essentiel de leurs repères à la faveur du «scandale» Festina, un an plus tôt.
Et voilà qu’un coureur revenu de nulle part se pointait devant nous avec pour tout bagage une histoire édifiante, quasi hollywoodienne, que nous étions sommés de croire et d’accompagner en mode onirique. Lance Armstrong avait 27 ans, un corps martyrisé, des pommettes acérées où affleuraient la moquerie et la condescendance, des jambes à la masse graisseuse inexistante, et quand il agrémentait ses rares propos d’étirements et de contorsions, nous sentions l’expression d’une profonde mélancolie mâtinée de rage. Singularité du parcours, nous disions-nous. Et pour cause. Il apparaissait comme transfiguré par la maladie, lui le rescapé d’un grave cancer des testicules et au cerveau. L’homme pédalant, très raccord avec les profils classiques qu’il réprouvait pourtant, n’était pas un cycliste mais un rescapé. Une sorte de mutant.


«Le Tour du renouveau» – ainsi qualifié par les organisateurs qui entendaient tourner vite, très vite la page des «années dopage» avant même que le procès Festina n’ait encore eu lieu (1) – trouva un personnage à la mesure de son nouveau récit. A l’époque, peu doutèrent de l’un comme de l’autre. Les crédules pensaient-ils sincèrement que le dopage, pourtant généralisé, disparaîtrait dans les roues sulfureuses de Virenque et de ses équipiers? De même, croyaient-ils vraiment que le futur vainqueur du Tour s’appellerait Lance Armstrong, alors que, deux ans auparavant, les médecins l’avaient quasiment condamné à une mort certaine?

mercredi 24 juillet 2019

Ineos, ou l’étrange veillée d’âmes

Thomas et Bernal, roue dans roue...
Dans la dix-septième étape, entre le Pont du Gard et Gap (200 km), victoire de l’Italien Matteo Trentin (Mitchelton-Scott). Ce jeudi, entrée dans les Alpes pour trois jours en enfer. Avec Thomas et Bernal, les Ineos pensent encore détenir la combinaison gagnante. Ont-ils tort ?

Gap (Hautes-Alpes), envoyé spécial.
Jadis, ils tentaient de séduire de ne pas chercher à plaire. Souvent, leurs regards pétillaient de sauvagerie douce, avec cet air effronté de ne pas y toucher, et nous acceptions de mauvaise grâce le postulat romantique: la fiction a tout les droits à condition de les exercer. Telle fut l’une des grandes leçons du Tour, depuis au moins une génération. Et plus encore sous «l’ère» des Sky, devenus Ineos, qui avaient créé un style sous l’égide de la domination active. Les Wiggins, Froome, Thomas et consorts, dans le creuset d’une armada surpuissante financièrement, avaient accéléré – dans la continuité des années Armstrong – le processus de spectacularisation d'un nouveau genre de coureurs globalisés, proches des héros virtuels, préfigurant un futur crépusculaire où ne seraient dieux que les volontaires de la métamorphose des corps, enfantés par le bio-pouvoir, le catéchisme marchand et le mercantilisme à tous les étages. Le mythe fut trop longtemps profané. Fin d’époque? Ou intermède (très) passager?

Ce mercredi 24 juillet, entre le Pont du Gard et Gap (200 km), des pampres de spectateurs bravaient la canicule sous le Pont-aqueduc datant du Premier siècle, à Orange en son théâtre antique, ou à Vaison-la-Romaine, dans cette traversée préalpine par le Vaucluse et la Drôme. Un orage vînt néanmoins rafraîchir les trente-trois fuyards du jour (parmi lesquels Van Avermaet, Boasson Hagen, Rui Costa, De Gendt, Trentin, Oss, Teuns, Fraile, Clarke, Mollema, etc.), signant l’entrée dans les Hautes-Alpes et avec elles les futurs cols dantesques à venir (Vars, Izoard et Galibier dès ce jeudi, tous au-dessus de 2000 m). Le chronicoeur, lui, quêtait encore des éléments de réponse à la question la plus élémentaire de ce Tour 2019: que se passe-t-il dans l’équipe dirigée par le redoutable Dave Brailsford, qui affiche au compteur six victoires sur les sept derniers Tour, avec trois vainqueurs différents. Seul Cyrille Guimard fit mieux entre 1976 et 1984, avec Van Impe, Hinault et Fignon.

Bousculés comme jamais, les Britanniques donnent non seulement l’impression de ne plus diriger le peloton « à la romaine » mais bien de subir ce « quelque chose » de « vélorutionnaire » qu’ils n’avaient pas anticipé. Comme si s’était révélé, au cœur des conditions de nouvelles possibilités impulsées par deux Français en révolte, un sens affranchi d’actes capables de tordre leur suprématie érigée en modèle. Pour comprendre cette lente dilution de la sérénité, autrefois mécanique chez les ex-Sky, sans doute convenait-il d’écouter Nicolas Portal, le directeur sportif des Ineos, qui s’exprimait ainsi mardi soir : « La situation n’est pas si mal. On est quand même deuxième et cinquième (avec Thomas et Bernal). Si on fait deux ou trois, ce qui serait incroyable, ce sera vu comme un échec alors que beaucoup d’équipes n’ont jamais fait de podium. » Et il ajoutait, avec une pointe de modestie étonnante : « Là, c’est un changement pour nous, mais le but n’est pas d’écraser le Tour, c’est de le gagner. » 
 

Tour de France, le monde selon Gap

Fausto Coppi dans l'Izoard.
La Grande boucle, qui fête en 2019 les 100 ans du maillot jaune, est de retour dans les Hautes-Alpes, deux ans après son dernier passage en 2017. Une longue histoire légendaire… sous l’ombre tutélaire du col d’Izoard.

Si le Tour de France reste un monde en réduction qui créée des personnages à sa démesure, il ne serait rien sans sa symbolique des rendez-vous géographiques ritualisés, ce côté pèlerinage, cette traversée en recherche de quelque chose, avec des décors, un contexte et des histoires dont on fait mémoire collective. Ainsi en est-il de la ville de Gap, qui ne doit rien à personne mais beaucoup à la Grande Boucle: ce 24 juillet 2019, le chef-lieu des Hautes-Alpes, accueille l’épreuve pour la trente-huitième fois (en cumulant les départs et les arrivées d’étapes). De quoi donner le vertige. Dans l’art sacré de la Petite Reine, en effet, quelques territoires d’angoisses saisis dans ses limites et ses grandeurs, ses gouffres et ses aspérités, s’enracinent dans la mythologie la plus onirique qu’on puisse imaginer. Entre le lac de Serre-Ponçon et le briançonnais, Gap est un concentré de nostalgie historique autant que topographique, où se dessine, encore aujourd’hui, les contours sans cesse réinventés de la plus ordinaire des aventures de l’extrême. Le Tour de France est ici chez lui. Raison pour laquelle son directeur, Christian Prudhomme, ne mâche pas ses mots: «Quand on sait que le peloton est venu dans les Hautes-Alpes à 80 reprises, tout est dit sur l’importance de cette région magistrale dans la grande histoire des forçats de la route!»

Située sur la route Napoléon qui emprunte le col Bayard au nord, la ville ouvre telle une fenêtre sur un paysage hors norme, terre naturelle des cyclistes. Et pas n’importe lesquels. Ici du moins. «Le Tour de France, c’est le monde selon Gap, raconte l’écrivain Christian Laborde, un Pyrénéen pourtant acharné (1). On ne voit gagner à Gap, préfecture la plus élevée de France, que les lascars de haute lignée. Le 21 juillet 1932, André Leducq remporte l’étape Nice-Gap, et gagne le Tour. Le 5 juillet 1953, Georges Speicher remporte l’étape Grenoble-Gap, et gagne le Tour de France. Et qui, le 22 juillet 1956, remporte l’étape Aix-en-Provence-Gap? Jean Forestier. Il ne gagne pas le Tour, soufflent les grincheux. Que les grincheux s’écrasent, se cassent, disparaissent! Jean Forestier, c’est Jean Forestier. Loué soit Jean Forestier, qui remporte le Tour de Romandie en 1954 et 1957. Loué soit Jean Forestier qui, en 1955, remporte Paris-Roubaix en battant Louison Bobet et Fausto Coppi! Loué Jean Forestier qui, en 1956, remporte le Tour des Flandres. Et loués soient tous ceux qui se déchirent la race pour gagner à Gap, comme Erik Zabel en 1996, ou Rui Alberto Costa en 2013.»
 

mardi 23 juillet 2019

Ne pas laisser passer son Tour

Deuxième victoire d'étape pour Caleb Ewan...
Dans la seizième étape, une boucle autour de Nîmes (177 km), victoire au sprint de l’Australien Caleb Ewan (Lotto). Avant les terrifiants cols alpestres, dès jeudi, Alaphilippe et Pinot occupent tous nos esprits et nos espoirs. La France n’en peut plus d’attendre un successeur à Hinault…

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
Les moments qui tutoient l’espoir nous obligent. Comprenez-bien. Jamais depuis 1989 – et ces maudites huit secondes envolées pour l’éternité qui enfoncèrent notre Laurent Fignon dans une sidération mortifère – la France n’avait dialogué avec son épreuve chérie en réinventant l’intimité de sa relation, par l’esprit et la passion. Rare privilège. Les circonstances de course, diront les uns. La présence de deux Français pour la victoire finale, pensent d’autres. Opère une sorte de miracle, qui rejaillit sur l’aura du Tour lui-même, sur la course bien sûr, et tétanise – pour l’instant du moins – les tenants de la domination proche des héros virtuels et du catéchisme marchand (inutile de les désigner). Affirmons donc que le «moment Alaphilippe et Pinot» casse les normes, (ré)installe des manières moins codifiées d’entrevoir l’art «d’être» coureur, et témoigne d’une urgence que le chronicoeur, depuis trente ans, ne fut pas le seul à réclamer. Ce que nous vivons ressemble ainsi à une réconciliation effective du commencement et de la finalité. Comme si le Peuple du Tour, d’une francité mélancolique insolente, espérait que «quelque chose» advienne.

A ce stade de la réflexion, alors que le peloton affrontera jeudi, vendredi et samedi trois étapes alpestres dantesques, le courage et l’audace de Julian Alaphilippe et de Thibaut Pinot racontent, par leur force suggestive, la chronique d’une France plurielle, unifiée et universelle en diable, celle des métallos et des notables, des ouvriers et des bourgeoises alanguies, prêts à s’épanouir dans le bonheur de s’incarner à nouveau dans la figure héroïque des champions à «l’ancienne». L’épopée en cours de nos deux forçats offre à leur pays un supplément d’âme impromptu, une renaissance à la passion intégrale. Car la France, jusque dans ses entrailles, n’en peut plus d’attendre un successeur à Bernard Hinault (1985). A condition de ne pas laisser passer ce Tour.

dimanche 21 juillet 2019

Pinot attaque, Alaphilippe faiblit

Alaphilippe en grande souffrance...
Dans la quinzième étape, entre Limoux et la montée de Prat d’Albis, au-dessus de Foix (185 km), victoire du Britannique Simon Yates (MS). Thibaut Pinot est passé à l’offensive, reprenant du temps sur Geraint Thomas. En difficulté, Julian Alaphilippe sauve son maillot jaune.
 
Foix (Ariège), envoyé spécial.
Si les rêves les plus enfouis de l’enfance venaient à s’incarner, ils trouveraient naturellement leur place dans le Tour de France, ou plus exactement dans cet art du récit effeuillé qui, jusqu’au vertige, nous avertit de la nature particulière du spectacle qui se déroule sous nos yeux, d’une candeur rafraîchissante et à travers elle l’énoncé de toutes les vicissitudes de la psyché humaine. La quinzième étape entre Limoux et Foix (185 km), avec le franchissement de trois cols majeurs telle une fenêtre éventée sur la sortie des Pyrénées, nous installait un peu plus dans le pouvoir de questionner, une expérience assez inédite au fond, du moins dans le cyclisme contemporain, avec un réveil d’expérience qui nous englobe en nous précédant. En retour de quoi, la nature même de ce Tour 2019 se déterminerait dans et par la reconnaissance de ce qui le constitue, un lieu métaphysique. Et une réconciliation avec l’esprit. Il suffisait d’écouter notre Julian Alaphilippe, après son nouvel exploit au sommet du Tourmalet, pour comprendre que le temps, chez lui aussi, se distordait à mesure qu’il prenait conscience de sa propre démesure temporaire: «Je prends la course au jour le jour», prétendait-il d’abord. Avant d’ajouter, pour la première fois: «Mais plus on se rapprochera de Paris, plus je me poserai la question.» Se poser la question n’est-ce pas, déjà, modifier le sens ultime de sa représentation?

Temple du feu itinérant, le chronicoeur a toujours su que le Tour était une sorte de religion monothéiste assez prégnante. Pas de quoi pour autant vénérer Zoroastre ou Akhenaton, mais bien ce dieu solaire engagé dans une lutte improbable qui casse les codes, ceux en vigueur depuis trop longtemps. Quand il déclara, samedi: «J’ai vu des grands coureurs ‘’péter’’ et pas moi, ça m’a transcendé pour me battre», comment se définissait-il, sinon en «petit» coureur, en tous les cas pas en «grand». Subitement, nous trouvâmes une définition parfaite à la «vélorution» imposée par Alaphilippe et Pinot. Par leurs manières désinhibées, qui permettent aux foules de se réincarner dans la figure du forçat de chair et d’os, souffrant et courageux, ils redonnent du sacré au sacré, propageant une utopie populaire, mélange de traditions racinaires et d’anticonformisme.

Voilà où nous en étions, ce dimanche 21 juillet, avant d’aborder les trois derniers monstres pyrénéens, le Port de Lers (11,4 km à 7%), le terrifiant Mur de Péguère (9,3 km à 7,9%) et la montée finale, sur les hauteurs de Foix, vers Prat d’Albis (11,8 km à 6,9%). Happés par le mythique Tourmalet de la veille, peu de commentateurs avaient évoqué, en amont, cette étape pourtant propice à toutes les folies du genre. Une vingtaine d’échappés naviguaient encore à l’avant, parmi lesquels de « grands » noms (Bardet, Quintana, Yates, Mollema, Kreuziger, Nibali, Martin, etc.), dont certains, en d’autres circonstances, auraient pu prétendre au podium des Champs.
  

samedi 20 juillet 2019

Pinot épatant au Tourmalet, Alaphilippe renversant

Dans la quatorzième étape, entre Tarbes et le sommet du Tourmalet (111 km), victoire du Français Thibaut Pinot. Julian Alaphilippe termine deuxième et conforte son maillot jaune. Geraint Thomas a perdu une trentaine de secondes…

Tourmalet (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.
Dans l’apprentissage toujours renouvelé du pays en élévation, les montagnards recherchent d’ordinaire quelque chose qui les affranchit. Ils disposent d’un avantage hautement supérieur: eux osent se jouer du patrimoine solaire et tentent d’en asservir les dangers, d’en braver les cimes jusqu’aux frontières de leurs possibilités. Les forçats, irascibles et tempétueux en diable, écrivent souvent des histoires dont nous faisons mémoire, et qui, le soir venu, longtemps après, nourrissent les fins de repas. Ce samedi 20 juillet, le départ de la quatorzième étape, entre Tarbes et le sommet du Tourmalet, joua d’abord les prolongations. Ce n’était pas la présence annoncée du chef de l’Etat qui perturba la caravane, ni le gilet jaune porté fièrement par un Français comme une offrande à la révolte du peuple, mais la faute à plusieurs dizaines d'opposants à un projet controversé d'ouverture d'une porcherie industrielle près du village d’Ossun, situé après le «kilomètre zéro» prévu initialement. Ces contestataires envahirent la chaussée, avant intervention musclée de la marée-chaussée. Résultat, le départ lancé fut reculé de 6,5 kilomètres, réduisant d’autant la distance totale, passée de 117,5 à 111 kilomètres. Par l’apprêt de ses origines, de la cocarde au Front popu, le Tour, aussi sacré et sanctuarisé soit-il, demeure une caisse de résonnance qui doit autant au patrimoine qu’aux colères durables.

Rassurez-vous, pas de quoi atrophier le profil d’une première journée en enfer, quoique brève. Après le renversant contre-la-montre de Pau que nous vécûmes à la manière d’un conte de juillet pour adultes, qui laissa le chronicoeur la tête à l’envers à force de puiser en vain dans ses références mémorielles, nous espérions même que la fabrique à bascule des Pyrénées, par sa légende, actionne enfin sa lame impitoyable. Savoir, vraiment savoir: voilà ce à quoi nous aspirions, sans trop savoir à l’avance ce qu’il y aurait à comprendre, puisque cette Grande Boucle ne ressemble décidément à aucune autre. Mais que cherchions-nous exactement, en regardant notre Julian Alaphilippe, espérant secrètement qu’il réponde à nos interrogations à l’heure d’affronter le «Géant» pyrénéen? Un don fondamental? Un partage élégiaque? Un sens sacrificiel de la haute idée que nous ne cessons de formuler sur ces routes mythiques: ceux qui viennent ici pour ne rien troubler ne méritent aucun égard?
 
Lorsque les rescapés entamèrent le col du Soulor (1474 m, 11,9 km à 7,8%), dix-sept éclaireurs ouvraient la voie royale, parmi lesquels de beaux calibres (Nibali, Wellens, Martin, Henao, Taaramae, Vuillermoz, Sagan, Zakarin, Sanchez, Gébert, etc.). Nous repensions aux paroles saisissantes de Bernard Hinault, la veille au soir: «Celui qui n’est pas surpris, il ne connaît pas beaucoup le vélo.» Le Blaireau, qui en a vu d’autres, parlait bien sûr de Julian Alaphilippe. Sans le vouloir, il résumait parfaitement notre état d’esprit. Et il n’était pas le seul. «C’est très surprenant, je sais bien qu’un maillot jaune transcende, mais je ne savais pas qu’il faisait voler», ironisait pour sa part Alexandre Vinokourov, le manager d’Astana – à qui nous ne donnerions surtout pas le bon dieu sans confession. «S’il garde ses jambes, il gagnera le Tour», analysait froidement Geraint Thomas, le vaincu d’un chrono taillé pour lui. Et le tenant du titre ajoutait, sans se forcer: «Il n’a jamais fait une performance aussi incroyable après treize étapes à rouler devant. Il faut voir comment il va se comporter dans l’ascension du Tourmalet, qui dure plus d’une heure. Mais s’il ne perd pas de temps là-bas, OK, on aura tous un problème.»
 

vendredi 19 juillet 2019

Alaphilippe, c’est fou !

Dans la treizième étape, un contre-la-montre individuel entre Pau et Pau (27,2 km), victoire de Julian Alaphilippe, qui conforte son maillot jaune. Il reprend 14 secondes à Geraint Thomas. Un exploit mémorable. Et pourquoi pas plus, désormais?

Pau (Pyrénées-Atlantiques), envoyé spécial.
«Je suis pessimiste par l’intelligence, mais optimiste par la volonté.» En avalant vite cette madeleine des citations, signée Antonio Gramsci, le chronicoeur regarda attentivement Julian Alaphilippe en pleine préparation. L’infime privilège du suiveur. Dans le paddock des équipes, il n’était pas encore midi. Le soleil dardait déjà ses lames aveuglantes qui nous écrasaient de chaleur et les yeux de notre premier héros de Juillet, bricolant sa monture avant de l’enfourcher pour sa reconnaissance du parcours, brillaient d’éclats chromés de rayons, son regard nourri du mouvement oscillant des roues, la mèche collée au front par la sueur sous son casque doré. Décontracté, le maillot jaune. Très décontracté même, répondant ça et là aux supporters agglutinés derrière les barrières, à quelques encablures du départ de la treizième étape, le fameux contre-la-montre individuel tant attendu autour de Pau (27,2 km). L’épreuve du temps. L’un des actes majeurs en terre cycliste. Cet instant où le coureur s’élance dans le vide comme une respiration longtemps retenue, l’âme bleuie par le manque d’air et la trouille au ventre.

«Me faire mal, j’ai l’habitude, et avec ce maillot, j’ai une raison supplémentaire de repousser mes limites», racontait-il la veille, à Bagnères-de-Bigorre. Et il ajoutait: «Ce sera une grosse explication, je suis très impatient. C’est un moment à vivre marquant dans ma carrière.» La volonté n’avait alors aucune valeur de regret. Bien au contraire. Le temps était encore ce temps qui donnait une chance, une petite chance, au jeu, à la liberté, et à l’espoir – ce fard de la mélancolie qui abuse parfois. A aucun moment nous ne le vîmes donner l’impression de grimacer, de plier, physiquement, comme s’il s’attendait à recevoir une gifle ou le bâton. «C’est un parcours vallonné et technique, qui me correspond plutôt bien», lâcha-t-il, avant de retourner dans le silence. Alentour, tous les silences ne se valaient pas. Quelquefois, le bruit assourdissant du Tour rend au silence une forme de terreur non dite.

A 17h19, quand Julian Alaphilippe se propulsa sur la rampe de lancement dans le martèlement irréversible de la foule présente, il était paré d’une combinaison aérodynamique spécialement conçue pour lui par quatre spécialistes. Sa seule recommandation: «Que l’on voie le plus de jaune possible.» Le sens du détail, pour qu’il roule en pleine lumière avec, sur le poitrail, l’effigie d’Eugène Christophe, cent ans jour pour jour après que le «Vieux Gaulois» eut été le premier forçat à le porter. Que pouvait-on souhaiter à Alaphilippe, sinon du sursis? Et aussi que la beauté de son début de Tour ne le désaxe pas au point de constituer une anomalie. Sa performance était d’ailleurs calibrée au préalable, comme un fil d’Ariane à poursuivre: s’il perdait moins de deux secondes et demie au kilomètre sur Geraint Thomas, il préserverait sa position avant d’affronter le mythique Tourmalet, samedi. Et rêver à d’autres frontières de l’impossible.

jeudi 18 juillet 2019

Dans les Pyrénées, la vérité attendra

Simon Yates, vainqueur du jour.
Dans la douzième étape, entre Toulouse et Bagnères-de-Bigorre (209,5 km), victoire de l’Anglais Simon Yates (Mitchelton-Scott), l’un des échappés du jour. Le franchissement des deux premiers grands cols pyrénéens n’aura été qu’un hors-d’œuvre pour les favoris. Aucun n’a attaqué…

Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.
Et derrière le rideau de grisaille au plus profond du ciel bas fixé sur les cimes, perçant les nuages ourlés de teintes plombées de mauve, les rêves à crédit des forcenés se frayèrent un chemin en élévation. Avec l’entrée dans la montagne renaissait une exégèse simple: tant qu’il y aura des quêteurs, subsistera de la mythologie ouvragée par le temps. L’horloge du Tour tinta en plein cœur de l’après-midi, au moment où les héros de Juillet gravissaient le col de Peyresourde (1569 m, 13,2 km à 7%). Un énorme groupe d’une quarantaine de fuyards (dont quelques jolis noms, Van Avermaet, Roche, Sagan, Boasson Hagen, Gallopin, Yates, Clarke, Muhlberger, Bilbao, etc.), jouait les éclaireurs de la haute. Un parfum de feuilles tendres flottait et commençait de s’étouffer sous le poids d’une pluie fine intermittente. Cette douzième étape, entre Toulouse et Bagnères-de-Bigorre (209,5 km), par l’attente qu’elle suscitait, se livrerait-elle aux boursouflures de style? La lumière montait, fraîche. Des cris rugissaient dans les pentes. Et les têtes des arbres pyrénéens s’emplissaient de trilles sonores. Comme l’imminence de quelque-chose. Ou pas.

Le chronicoeur était pourtant prévenu. Cette entrée dans «le dur» ne nous enseignerait pas toutes les vérités espérées du côté des favoris. Mais que voulez-vous. Oubliant un instant la dénaturation des récits linéaires des télévisions, nous crûmes utile d’observer. Chez les uns, l’étrange mollesse dans la voussure de leurs épaules ; chez d’autres, la pédalée à la fois légère et lourde. A l’avant, tandis que le soleil perçait enfin de quelques rais aveuglants, le Français Lilian Calmejane (TDE) essaya une vaine escapade solitaire, laissant derrière lui la communauté des échappés se déliter dans les pourcentages. A l’arrière, à plus de sept minutes, nous guettâmes que dans ce spectre de feuilleton pût se propager des ondes de vengeance entre les grosses armadas. La veille, notre Julian Alaphilippe s’en amusait presque: «J’attends les Pyrénées avec impatience, je n’ai aucun plan, je m’attends à tout.» Traduction: si les Ineos de Thomas et Bernal, voire les G-FDJ de Thibaut Pinot, décidaient de forcer l’allure, sa prédiction rabâchée – «je suis lucide, je ne suis pas là pour gagner le Tour» – trouverait concrétisation immédiate. Dans le cas contraire, l’idylle se poursuivrait encore un peu. «Dans les prochains jours, on verra si on doit avoir peur de lui», annonçait Nicolas Portal, directeur sportif des ex-Sky. La manière dont fut escaladé le col de Peyresourde, «au train», valait tous les jugements: il nous faudrait patienter. Le chrono individuel puis l’arrivée au sommet du Tourmalet, dans les prochaines quarante-huit heures, hantaient déjà bien des esprits…

Tout devint plus compréhensible dans le col de la Hourquette d’Ancizan (1564m, 9,9 km à 7,5%), plantée à trente bornes du but. Pour contredire René Char, qui écrivait que «les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux», les actes des Ineos, qui surgissaient de leur travail d’observation paisible, exprimaient des choses que nous n’ignorions pas. Le peloton dit «des favoris» ne fut jamais en lambeaux. Les Ineos prirent les commandes, mais pas au point de provoquer des éblouissements. Aucun des cadors n’entreprit d’ailleurs la moindre offensive. Convenait-il de se désoler? Ou de se réjouir pour Alaphilippe, bien calé dans ces roues supposées seigneuriales?
 

mercredi 17 juillet 2019

Pinot promet d’aller « au charbon »

Dans la onzième étape, entre Albi et Toulouse (167 km), victoire de l’Australien Caleb Ewan (Lotto). Ce mercredi, le Tour entre dans les Pyrénées. Après le dramatique coup de bordure de lundi, Thibaut Pinot dit qu’il a « la rage » et affirme vouloir en découdre.

Toulouse (Haute-Garonne), envoyé spécial.
«Je ne connais qu’un devoir, et c’est celui d’aimer», disait Camus. Lorsque nous quittâmes Albi, ce mardi matin, sous une chaleur matutinale qui annonçait une sorte de fournaise prête à craquer vers Toulouse (167 km), nos gorges toujours nouées cherchaient reprise de souffle. La faute aux épisodes antérieurs, qui alimentèrent la chaudière de nos cerveaux pendant la relâche imposée, que nous occupâmes d’une longue réflexion prospective. Curieux, mais la ville elle-même n’était plus la ville que nous connaissions, brillante de mille feux jusque dans les ruelles médiévales, celles des promeneurs affairés, humant les idées du grand Jaurès aux rugissements joyeux. Le Tour des «querelles» et des «questions» était passé par là, s’emparant du chef-lieu du Tarn comme d’une forteresse assiégée. Vingt-quatre heures ne furent pas de trop pour repenser – à défaut de comprendre – les circonstances de la bordure mémorable qui cisailla les jambes de Thibaut Pinot et de quelques autres leaders (Fulgsang, Porte, Uran), lundi soir en vue de la cité albigeoise.

Revenons-y un instant, avant l’entrée dans les Pyrénées ce jeudi, par les cols de Peyresourde et de la Hourquette d’Ancizan, sans parler du chrono individuel de Pau, le lendemain, et de l’arrivée au sommet du Tourmalet, samedi. Trois jours en enfer qui lessiveront bien des certitudes. Ce que savaient pertinemment Thibaut Pinot et son manager, Marc Madiot, qui vinrent s’exprimer au fil d’une longue conférence de presse, lors de la journée de repos. «En lisant les journaux, j’avais l’impression qu’on préparait un enterrement, je vous assure, on est bien en vie, en pleine santé», lâcha Madiot sur le mode ironique, histoire de dédramatiser l’«erreur» stratégique de l’équipe G-FDJ, emportée par le vent – et un maudit rond-point pris du mauvais côté. «Il y a beaucoup de colère, de frustration aussi car on ne le méritait pas, confessa Pinot. On n’avait fait zéro erreur jusque-là. On n’a pas été bons collectivement. Je ne veux pas parler de ce rond-point car… J’ai déjà vécu des bordures, mais celle-là, je ne l’accepte pas.»

Marc Madiot voulut prendre l’assistance à témoin. «On repart à l’attaque, au charbon, assura-t-il. On ne va pas frapper n’importe comment, n’importe où mais quand cela va se présenter. Et cela va se présenter.» Bien que les coureurs ne le sachent pas forcément, la philosophie du Tour se résume à une réflexion conceptuelle et à une manière de pédaler. Y participer consiste donc à orienter sa course selon ce qu’on croit juste. Pinot essaya alors de trouver en lui ce moment où la volonté d’un homme claque la porte et impose son ambition de divorce avec le passé. «Je sais que j’ai les jambes, j’ai la rage, déclara-t-il enfin. Je suis encore sous le coup de la déception, mais le matin du chrono et au Tourmalet, je repenserai à tout ça. Je n’ai qu’une envie, c’est d’être à samedi. Je me suis toujours relevé.» Et dans un couloir, il confirma ces mots du peuple: «Oui, je vais aller au charbon!»

lundi 15 juillet 2019

Quand Alaphilippe bordure Pinot…

Dans la dixième étape, entre Saint-Flour et Albi (217,5 km), victoire du Belge Wout Van Aert (Jumbo). Dans le final, un mémorable coup de bordure provoqué par l’équipe d’Alaphilippe a fait de lourds dégâts. Thibaut Pinot perd 1’40’’. Avec lui, Fulgsang, Uran, Porte…

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
Impatience et patience accompagnaient les suiveurs, dans cette dixième étape gorgée d’effluves, depuis Saint-Flour et jusqu’à Albi (217,5 km), tandis que nous guettions encore et toujours le paletot léonin de notre Français Julian Alaphilippe. Avant même de lécher du regard le viaduc de Garabit du grand Eiffel (km 6,5), et de dénombrer les 678.768 rivets de ce chef d’œuvre d’ouvrage d’art qui permet le franchissement des gorges de la Truyère, le scénario du jour semblait écrit – en apparence seulement. Six courageux prirent la fuite (Berhane, Wurtz, Gallopin, Schar, Eiking, Turgis) et le seul intérêt de la course en effusion résidait non pas dans leurs facultés à creuser un écart conséquent – les pauvres ne comptèrent que trois minutes d’avance au mieux – mais bien de savoir si le peloton flânerait au fil de sa romance pour apprécier les paysages éclatants du Cantal, de l’Aveyron et du Tarn.

Impatience et patience, donc. Car autant l’admettre, sinon s’en excuser, mais le chronicoeur ne parvient pas à s’extirper de la tête les destins croisés de nos deux Français, Julian Alaphilippe et Thibaut Pinot. Inutile d’insister: la noblesse de leur geste, vers Saint-Etienne, a modifié le paysage. Tellement que même l’Equipe – qui certes y voit son intérêt comme organe de presse « organisateur » – titrait: «Le vent tourne.» Le quotidien sportif n’allait pas jusqu’à évoquer une éventuelle «vélorution», thème qui nous appartient à l’Humanité, mais les héritiers de Desgranges et de Chany admettaient que «le coup de génie de samedi» ressemblait au «passage d’un gant de toilette frais sur la nuque de tout le monde».

Nos audacieux Français ont-ils inventé quelque chose de nouveau? Et cela resterait-il sans réponse, alors que se profile déjà l’implacable horizon: l’entrée dans les Pyrénées, dès jeudi, par les cols de Peyresourde et de la Hourquette d’Ancizan ; puis le chrono individuel de Pau, le lendemain ; sans parler de l’arrivée au sommet du Tourmalet, samedi. Des jours en enfer. D’où notre impatience. Et notre patience.


dimanche 14 juillet 2019

Les Bastille du Tour tremblent enfin !

Dans la neuvième étape, entre Saint-Etienne et Brioude (170,5 km), victoire du Sud-Africain Daryl Impey (Mitchelton-Scott). Le coup de force d’Alaphilippe et de Pinot, samedi, prouve que quelque chose a changé dans le cyclisme. Bientôt la fin de l’ancien régime ?

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
«L’homme n’a de frontières que celles de son courage.» Alexandre Vialatte aimait l’humilité de ceux qui savent ce qu’ils sont et ne cherchent pas à contrefaire leurs destins. L’écrivain, meurtri jusqu’à l’effondrement par la débâcle de 1940 (1), passa une partie de la Seconde guerre mondiale dans le Puy-de-Dôme, à Ambert, d’où il partait à vélo pour monter dans le village de Saint-Amant-Roche-Savine, terre élective du député André Chassaigne. A l’évidence, Vialatte n’aurait pas renié le «moment français» de cette Grande Boucle, en ce 14 Juillet, qui visitait justement une partie de son antre-refuge. «Le temps perdu se rattrape toujours, mais peut-on rattraper celui qu’on n’a pas perdu?», demandait-il, avec la malice féconde qu’on lui connaissait. Cette citation en forme de question vint à l’esprit du chronicoeur, alors que le peloton traversait Arlanc, avec en point de mire les Monts du Livradois, au kilomètre 91 de cette étape entre Saint-Etienne et Brioude. Elle résumait assez bien la situation du Tour, qui nous embarque, depuis une semaine, dans un récit totalement affranchi des présupposés du passé.

Si le Tour, dans sa folie, demeurera éternellement cette machine à distordre le temps, ce que nous vivons, ici-et-maintenant sur les routes solaires d’une «francitude» insolente, témoigne de «quelque-chose» d’inédit, que nous ressentons comme une douce intuition mais que nous souhaiterions voir accoucher au plus vite, avant terme. Samedi vers Saint-Etienne, l’état de grâce de nos deux Français, Julian Alaphilippe et Thibaut Pinot, était tout sauf un rêve déplacé. Nous attendions que cette possibilité même advienne, telle une urgence réclamée, que des Bastille tremblent enfin, avant de tomber. «Le panache et la rage» (les mots d’Alaphilippe) ont provoqué une sorte de tremblement sur la planète vélo. Comme si, par l’audace de la démonstration, tout avait changé. Et que désormais l’essentielles des digues pouvaient lâcher du jour au lendemain – à moins que ce ne soit déjà le cas.