vendredi 26 juillet 2019

Bernal s’envole, Alaphilippe cède, Pinot abandonne

Alaphilippe, déchu...
La dix-neuvième étape, prévue entre Saint-Jean-de-Maurienne et la montée vers Tignes, a été arrêtée au sommet de l’Iseran en raison d’une averse de grêle qui empêchait la traversée de Val d’Isère. Le Colombien Egan Bernal, passé en tête de l’Iseran, prend le maillot à Julian Alaphilippe. Thibaut Pinot abandonne…

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
Et l’imminence du drame survînt comme un haut-le-cœur, un cri arraché, un hurlement plutôt qui venait nous brusquer, amenuisant d’un coup trois semaines de plein soleil. Kilomètre 33: Thibaut Pinot se retrouva à l’arrêt, freiné brutalement dans son tableau de marche. Il se toucha la cuisse gauche, en appela à l’assistance médicale. On lui posa un bandage. Il tituba. Puis il s’arrêta. On lui ôta cette sangle médicalisée, qui ressemblait aux bandelettes d’un sarcophage. Puis il repartit, loin de la tête de course, comme si le Tour lui-même se détachait de lui inexorablement. La malédiction du Français allait frapper durement: putain de troisième semaine…

A l’agonie, Pinot, perclus de douleurs. Mais que se passait-il? Une contracture? Une lésion? Une déchirure? Autour de lui, isolé dans son vertige, aucun équipier ne l’accompagna d’abord dans son chemin de croix, preuve que l’issue était non seulement logique mais programmée au sein des G-FDJ, sans doute dès le matin. Nous le vîmes pleurer, craquer, un bloc de marbre alourdissait son visage en dedans, qu’il soulevait à peine avant de le laisser retomber. Il dodelinait, dans un barbare mélange de souffrances et de rage, martelé par cette insondable déception qui l’assaillait – après tant d’espoirs partagés. Le chronicoeur ne pût s’empêcher de penser à ce poids, central et magnétique, qui attirait une brume de sentiments froids sur son cerveau en ébullition. Son vélo oscillait de heurts entre ses jambes. Il ne progressait plus. Son équipier William Bonnet vînt finalement le réconforter, partager ses pleurs. Etrange moment de cruauté, éphémère et éternel.

Au kilomètre 36, ce fut l’évidence. Thibaut Pinot descendit de sa machine, ruisselant de désespoir, maculé de larmes, et se réfugia dans une voiture de son équipe. Quatre mots claquèrent sur Radio Tour: «Abandon de Thibaut Pinot.» Sentence définitive. Tout croula, à l’aube d’une journée en enfer. «Oui, on s’en doutait, mais on avait espoir qu’il puisse tenir, comme il l’a fait jeudi, expliqua son directeur sportif, Philippe Mauduit. Cette fois, la douleur était trop forte. En fait, il a évité une chute il y a deux jours (mercredi) et il a tapé le guidon…» Nous revînt aussi en mémoire le discours mesuré du Français, après le triptyque Vars-Izoard-Galibier qu’il avait vécu sur un fil trop tendu, à la limite de la rupture: «Je n’étais pas dans une bonne journée. Ces journées-là, il faut les passer.» Prémonitoire. Jusqu’à ce drame inattendu, sa vie éveillée, à quarante-huit heures de Paris, semblait merveilleuse et lui réussir toujours. Nous rêvions d’un triomphe absolu, enfanté dans le panache. Fin de rêve. Le Tour, dans sa sauvagerie infernale, ne tolère aucune faille et se transforme parfois en cauchemar. Nous comprîmes que le corps de Pinot pleurait pour ne pas s’effondrer, que sa gorge n’avait pas d’autre moyen de ne pas s’écrouler sur elle-même, comme un vieux puits affaibli par le glissement sournois du terrain que cet étai de sanglots. Les siens. Les nôtres. Ils s’abattirent comme une ombre inutile sur l’épreuve… 

Telle une obligation, la course se poursuivit. Disons qu’elle reprit ses droits. Dès lors, tout forma autour de nous une sorte de fête noire à cette nouvelle partition de chairs à vif. La respiration, les césures, la singularité de leur pédalé unie à celle des efforts déjà consentis, tout, absolument tout, même le temps, sortit de ses gonds. Les rescapés mangeaient à peine le col de la Madeleine (3,9 km à 5,6%), pourtant croyez-le, ils grimpaient en vérité depuis le kilomètre zéro de cette dix-neuvième étape, courte mais meurtrière en déchiquetages, entre Saint-Jean-de-Maurienne et la montée vers Tignes (126,5 km). Ils allaient entamer le maudit col de l’Iseran (2770 m, 12,9 km à 7,5%) et nous imaginâmes distinctement que la fabrique à bascule actionnerait encore et encore sa lame impitoyable, que les choses ne resteraient pas en l’état. Au lendemain du tandem mythique composé de l'Izoard et du Galibier, un autre monument se dressait devant les roues des forçats. Un Géant, point culminant du Tour par essence puisqu'il est le plus haut col routier des Alpes. Majestueux et vertigineux, l'Iseran entretient toutefois un rapport particulier avec la Grande Boucle : il intègre pleinement la Légende, mais il ne fut escaladé qu'avec une étrange parcimonie. Ce jeudi 26 juillet, jour décisif pour la victoire finale, les héros de Juillet empruntaient ces pentes monstrueuses pour la huitième fois seulement. Les grimpeurs et/ou autres derniers hommes forts allaient forcément surgir d’une autoritaire sélection.    Et la montagne érigée aimanta les faiblesses et repoussa les corps élagués, desquels il ne subsistait plus grand chose. A l’avant, vingt-neuf échappés tentèrent l’aventure (parmi lesquels Uran, Valverde, Barguil, Aru, Kreuziger, Martin, Lutsenko, Mollema, Woods, Soler, Nibali, Caruso, S. Yates). A l’arrière, dans le groupe en lambeaux des cinq derniers favoris à la victoire finale (Alaphilippe, Bernal, Thomas, Kruijswijk et Buchmann), nous ne pouvions parler de «peloton» puisqu’on voyait à travers depuis un moment. Une quinzaine d’unités. En voyant notre Julian Alaphilippe s’arracher en traînant fièrement son paletot en or pour la quinzième journée, assis sur un capital toujours fourni mais qu’il savait aléatoire depuis ses légères défaillances dans les Pyrénées et dans le Galibier, le chronicoeur repensa à ses mots en forme d’oraison funèbre, la veille à Valloire: «Je suis touché, pas coulé, mais vers Tignes je risque de couler.» Lucidité? Ou tactique de la modestie en diable ? Mais il ajoutait ceci: «J’essaie de me détacher au maximum de ce qui se passe, autour du maillot jaune, autour de ce que j’ai réalisé depuis le départ, je réalise que c’est un Tour incroyable pour moi, je n’aurais jamais imaginé gagner deux étapes, me battre dans les cols avec les meilleurs, à deux jours de Paris me retrouver en jaune.» Et puis encore cela: «Je sens beaucoup d’attente. Je vois tous ces yeux rivés sur le Tour, je vois la folie des gens qui veulent que ça marche jusqu’au bout. On rêve tous de ça, même moi je l’imagine un peu. Quel que soit le résultat, ce Tour aura marqué les Français.» Et rehausser le récit.   Dans l’Iseran, par une chaleur écrasante mais déclinante – nous aperçûmes des langues de neige résiduelles –, les coureurs abîmèrent leurs organismes sur des lacets bien plus jeunes que le Tour lui-même. Les travaux, lancés en 1929, s’achevèrent en 1937 et le nouveau tronçon, reliant la Haute Tarentaise (Val d'Isère) à la Haute Maurienne (Bonneval), fut inauguré en grande pompe par le président de la République d'alors, Albert Lebrun. Très vite, le Tour s’était saisi de ce nouveau jouet si imposant, dès 1938 et 1939 – vive Gino Bartali! –, lors des deux dernières éditions avant la Guerre. L’Iseran, sauvage, capricieux et inhospitalier, imposa souvent son rude microclimat. 1949: le mercure avoisinait les 25 degrés dans la vallée, mais au sommet, une pluie mêlée de flocons s’abattit sur les coureurs. 1996: il fut ni plus ni moins rayé de la carte au tout dernier moment tant la météo y était épouvantable – neige, verglas. Le patron du Tour, Christian Prudhomme, possède à son sujet une formule assez simple: «L’Iseran a été très peu visité mais il fait partie du mythe, qui naît souvent de la rareté.» Une rareté magistrale, mais éreintante, sans répit depuis le marchepied de la Madeleine.   Ce que nous vîmes dans l’Iseran ne nous amusa guère. A l’image ce qu’ils firent dans l’amorce du Galibier, les Ineos de Bernal et Thomas roulèrent comme au temps des ex-Sky. Six de rang, puis cinq, ce qui condamna mécaniquement les échappés, qui ne disposaient plus que d’une minute d’avance, et atomisa nos illusions. Autant le dire, jamais les hommes de Dave Brailsford ne paraissaient aussi puissants depuis trois semaines. Pour un peu, nous négligeâmes leurs histoires de leadership entre Bernal et Thomas, du même genre que ceux qui avaient pollué la cohabitation entre Chris Froome et Bradley Wiggins en 2012, quand le second avait remporté le Tour en étant moins costaud que le premier en montagne. Jeudi soir, Brailsford confessait: «Terminer deuxième et troisième sans essayer de gagner, ce n’est pas notre style. On préfère tout faire pour gagner, plutôt que rester dans cette situation.»

Essayer. Et réussir. A six kilomètres du sommet, les grandes manœuvres débutèrent. Le Gallois Geraint Thomas attaqua. Le Néerlandais Steven Kruijswijk prit la roue, avec l’Allemand Emanuel Buchmann. Julian Alaphilippe s’époumona, en vain. Trop c’était trop. D’autant que le coup de grâce arriva d’où on l’attendait, Egan Bernal en personne plaça une accélération démentielle, inventant une métronomie d’altitude, délocalisant les lieux du côté de la Colombie, balayant le théâtre des Illustres du haut de sa jeunesse éclatante: 22 ans. Bernal passa au sommet en solitaire. Thomas, Kruijswijk et Buchmann accusaient une minute de retard (avec les bonifications). Quant à notre Alaphilippe, le Tour s’échappait pour lui aussi: plus de deux minutes concédées…

A bout de souffle, nous reprîmes difficilement nos esprits dans la descente menée à tombeau ouvert. Lorsqu’un événement inédit se produisit: une averse de grêle dégueula littéralement son apocalypse, une coulée de boue en prime, en amont de Val d’Isère, à environ 25 kilomètres de l’arrivée à Tignes. Route impraticable pour des cyclistes. Stupeur et tremblement. Radio Tour retentit de nouveau et informa les suiveurs: l’étape était gelée, stoppée, et les temps pris au sommet de l'Iseran. Les coureurs furent arrêtés dans leur élan et, au milieu d’une pagaille indescriptible, ils prirent place dans les véhicules de leurs formations, avant d’être bloqués à Val d’Isère, coupé du monde. Les éléments déchaînés venaient de décider d’une fin d’étape surréaliste. Et triste.

Au classement général, Egan Bernal s’empara du maillot jaune, avant l’étape vers Val Thorens, ce samedi, et une montée terminale de trente-trois kilomètres. Il comptait 48 secondes d'avance sur Alaphilippe, 1'16" sur Thomas, 1’28’’ sur Kruijswijk et 1'55'' sur Buchmann. Un petit Colombien venait d’accoucher dans le Tour d’une claire définition : le talent brut, rare donc précieux. Inutile de rappeler son âge pour comprendre l’ampleur du phénomène. Du jamais vu depuis notre regretté Laurent Fignon, en 1983. D’aucun, comme Hinault, grandissent en s’arrachant dans les grimaces au sol de leur enfance. Ce grimpeur-rouleur, né à Zipaquira, près de Bogota, s’élève là où sa vie l’a bercé, par l’altitude et la raréfaction de l’oxygène, à plus de 2700 mètres. Début d’une longue histoire…


Tout de nerfs et de cernes, nous eûmes une énorme pensée pour Pinot et Alaphilippe, tombés en un jour peu ordinaire, qui rentrera dans les annales. Pinot, vaincu par une lésion musculaire. Alaphilippe, déchu par «plus fort» que lui, selon sa propre expression. En écrivant ces mots gorgés d’émotion, pour jamais obsédé par les histoires fabulées qui enluminèrent ses nuits, le chronicoeur qui n’en est pas moins archiviste lâcha comme un sanglot, un râle plutôt.



[ARTICLE publié sur Humanite.fr]

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Il y a les images, les émotions du direct... et puis il y a vos mots que j'attends avec la même impatience le lendemain de l'étape et dont je me délecte !
Rares sont les articles décrivant la course avec une telle qualité et une telle émotion. Bravo et merci !