jeudi 24 septembre 2020

Paradigme(s)

«L’après» est devant nous, très loin…

Doutes. Souvenons-nous, c’était il y a six mois. Tout occupés que nous étions collectivement à franchir tant bien que mal la période de confinement, des milliers de discours fleurissaient, déjà, sur «l’après», ce qui adviendrait à la suite de la «crise», ou plus exactement comment il conviendrait de gérer les «catastrophes» provoquées par les circonstances. «Après la crise, plus rien ne sera comme avant», lisions-nous sous les plumes acérées de grands penseurs sur le retour. «Après la crise, nous disait-on, il sera nécessaire de revenir aux fondamentaux.» On convoquait «le vivre ensemble en société», l’indispensable redéfinition «de la nation», de «sa souveraineté», du rôle «de la politique», bref, toutes ces supposées valeurs perdues en cours de route. Plus impressionnant, on nous affirmait même que le «quoi qu’il en coûte» de Mac Macron changerait tous les paradigmes en vigueur depuis des décennies. Enfin, au moment où l’on annonçait l’effondrement-Covid du PIB, sachant qu’il faudrait une génération au moins pour s’en remettre, on oubliait surtout d’expliquer que, en capitalisme, ledit effondrement vaut effondrement de l’emploi et que ce désastre programmé s’abattrait sur une société rongée de précarité, d’angoisse matérielle et de doutes quasi anthropologiques. Résumons: nous n’avons encore rien vu…

Modèle. Convenons que la question du «comment se gouverne l’imaginaire des hommes?» est aussi importante que celle du «comment répandre de fausses espérances?», d’autant que la première croise assez souvent la seconde. En l’espèce, les puissants d’en haut, tout machiavéliques qu’ils soient, savent la même chose que nous: les secousses à venir vont être terribles. Non seulement cela va très mal se passer, mais n’excluons pas le risque que cela finisse très mal par ailleurs. La furie de la précarité menace de se propager dans une intensité rare. La furie de la précarité: la furie du capitalisme. Argument facile et schématique, certes. Mais la gestion de la crise épidémique et économique continue de révéler de si lourdes failles et faiblesses que la nation tombe progressivement de son piédestal. Ce que les Français ont appris, en plus de la crise systémique du modèle libéral, tient en deux mots: désillusion, déclin. D’un coup, nos concitoyens ont pris conscience de l’extrême vulnérabilité de notre système de fonctionnement collectif. Nous vivions sans aucune anticipation stratégique. Exemple le plus criant, notre système de santé, supposé être l’un des meilleurs du monde. Un autre élément fut également décisif pour la conscience française: la mesure du délabrement de l’État et, plus largement, de notre système de décision politique, complètement désarticulé. Ce fut un choc, une blessure narcissique profonde. Comme le réveil d’un somnambule.

Rebours. L’ampleur de la révélation est telle qu’il ne serait pas inutile de marteler une autre vérité plus fondamentale. Tout dans cette crise accuse le capitalisme au cœur, le néolibéralisme et toutes les politiques conduites depuis si longtemps qu’il est inutile d’en dater la genèse. Car nous ne sommes pas dans «l’après», sauf, bien sûr, à considérer que l’après tant rêvé est déjà là et se poursuit comme avant, mais en pire. Une sorte de «continuité», mue par son implacable logique destructrice. En creux, forcément, se dessine une perspective à rebours de ce que nous vivons. Il suffit de se rappeler qu’il n’y a pas de solution ni de repos possible dans le système capitaliste actuel. L’instabilité de la globalisation néolibérale ne charrie que l’incertitude instituée. «L’après» est devant nous, très loin…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 septembre 2020.]

dimanche 20 septembre 2020

Tadej Pogacar, coup d’éclat ou coup d’Etat ?

Une comète s’est donc abattue sur la plus grande course cycliste du monde, chassant tout sur son passage le temps d’un contre-la-montre, même les «frelons». Elle est Slovène et s’appelle Tadej Pogacar, plus jeune vainqueur depuis 1904.

Le Tour s’achève presqu’en automne et ses fonds baptismaux craquèlent. Ouvrant le grand livre des Illustres, le chronicoeur rajoute donc un chapitre écrit d’une encre sèche où l’on raconte l’histoire déjà légendaire d’un Slovène à peine adulte qui oublia les calculs sans déboutonner sa réserve, au point qu’il se trouve désormais façonné par la solitude de son vertige. Immense vertige. Ce lundi 21 septembre, il n’aura que 22 ans. Et nous nous souviendrons longtemps de son entrée fracassante dans le prestigieux palmarès. Tadej Pogacar est devenu le plus jeune vainqueur depuis 1904 (1). Voici en résumé l’entr’aperçu du cyclisme en tant que genre, toujours capable de se régénérer lorsqu’il ose se confronter à cette sorte d’épopée versifiée dont seule la Grande Boucle détient les secrets.

A La Planche des Belles Filles, stupéfiés que fûmes par la puissance d’un Slovène qui renversa son aîné et compatriote Primoz Roglic, mais également le Tour et toutes nos convictions avec, avons-nous vécu un drame ou un miracle? Si l’épilogue eut au moins le mérite de ne pas laisser la gloire du défilé des Champs-Elysées aux «frelons» de la Jumbo, reconnaissons que ce chavirement surréaliste provoqua une telle secousse tellurique dans nos cerveaux que nous cherchâmes sa force symbolique. Depuis l’avènement du Colombien Egan Bernal l’an dernier, dominateur à 22 ans, nous savions qu’une nouvelle jeunesse triomphante s’installait durablement dans le peloton, modifiant bien des paradigmes. Là où jadis une carrière chez les professionnels s'étalait entre 24 et 34 ans, le standard oscille dorénavant entre 20 et 30. Qu’il est loin, le duel référence de 1989 et les huit fameuses secondes entre Greg LeMond et Laurent Fignon, 28 ans tous les deux au moment des faits…

La comète Pogacar, qui a effacé avec une brutalité hors normes le trentenaire Roglic, laisse évidemment une trace générationnelle dans le ciel étoilé du cyclisme, qui ne manque pas de prodiges précoces (Bernal, Evenepoel, Hirschi, etc.). Mais qu’incarne ce timide slovène à l’allure fragile? D’où viennent cette insolence douce et cette fausse modestie, aussi juvéniles que l’apparence de son corps, de sa frimousse? Pendant le confinement, s’aventurant à une reprise de rap consacré au coronavirus, il s’amusait de sa propre insouciance: «Je m’appelle Tadej, je viens de Klanec. Toute ma vie, c’est le siège et le guidon, rien ne peut m’arrêter quand je roule dans la campagne.» Cinq mois plus tard, à l’issue d’un contre-la-montre supersonique dans les Vosges qui n’a pas fini de tourmenter les sceptiques, ces mots claquent comme une évidence. Non seulement il n’a jamais douté de lui, malgré son équipe de second rang comparée aux «frelons», mais sa tranquillité et son caractère pugnace l’ont hissé bien au-delà de ses espérances: «Je ne l'ai jamais imaginé. J'étais seulement content d'être deuxième et je me retrouve en jaune.» Sauf que la manière impressionne: trois étapes et trois maillots distinctifs (jaune, à pois et meilleur jeune).

Sa trajectoire ressemble à un conte. On y lit que, à huit ans, quand il s’inscrit au Rob Ljubljana Cycling Club, il suit l’exemple de son frère Tilan, mais qu’il aurait préféré taper dans un ballon. On y apprend que, à ses débuts, il n’avait pas de vélo à sa taille. L’intéressé poursuit: «A neuf ans, je roulais avec des garçons deux ans plus âgés que moi, car nous n’avions pas de catégorie pour les jeunes comme moi en Slovénie. C’était une course avec des tours de trois kilomètres, mais je suis allé devant et j’ai gagné.» 

Jusqu’en 2018, Pogacar crève l’écran et attise les convoitises. Ce pur produit de la filière slovène voit toquer à sa porte la première équipe de l’élite: UAE Emirates. Ceux qui ont de la mémoire se souviennent qu’il s’agit de l’ex-Lampre, la «scandaleuse» italienne impliquée dans de nombreuses affaires de dopage, passée sous pavillon émirati en 2017. Pogacar doit ce rapprochement à Andrej Hauptman, ancien sprinteur de la Lampre et actuel sélectionneur slovène, resté très proche de Mauro Gianetti, l'actuel manager, et de Giuseppe Sarroni (vainqueur du Giro en 1979 et 1983), directeur sportif historique et patron du groupe. Pour l’heure, aucune intrigue touchant ses leaders n'est venue menacer la montée en puissance de l’UAE Emirates, l'une des plus argentées du peloton grâce au soutien de la compagnie aérienne.

Et Tadej Pogacar? Juste un monstre de progression, une bête de compétition, un agressif en course, un explosif en montagne. Juste un tueur. Beaucoup gloseront sur son médecin, une sommité dans le milieu, un spécialiste du transport des globules rouges. Quelques-uns s’étonneront de l’ampleur de ses watts développés dans certains cols, lui le seul capable d’effacer des tablettes Pantani et Armstrong réunis. D’autres diront avoir vu sur son visage une «colère saine, digne d’un grand champion», quand, après le plateau des Glières, Roglic vint à sa hauteur pour poser la main sur son épaule dans un geste d’assujettissement. On notera enfin l’étrange enthousiasme du triple vainqueur Greg LeMond, l’un des pourfendeurs des années de plomb, sans doute grisé par la comparaison avec sa prouesse de 1989. L’Américain a salué la performance du Slovène: «Là c'est incroyable, pour moi c'est l’un des meilleurs Tour que j'ai vu. Et Pogacar, quel talent, très, très grand talent…» Le Tour fut onirique, puis machiniste et chimique. Le voilà cosmique.

(1) Cette année-là, lors de la deuxième édition de la Grande Boucle, le Français Henri Cornet, âgé de 19 ans, avait remporté l'épreuve sur tapis vert.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 21 septembre 2020.]

samedi 19 septembre 2020

Pogacar assomme et renverse le Tour

Coup de théâtre monumental. Dans la vingtième étape, un contre-la-montre entre Lure et La Planche des Belles Filles (36,2 km), le Slovène Tadej Pogacar écrase l’épreuve, renverse Primoz Roglic et remporte sa première Grande Boucle. A 21 ans, il devient le plus jeune vainqueur d’après Guerre…

La Planche des Belles Filles (Haute-Saône), envoyé spécial.

A hauteur d’homme, nous n’atteignons jamais l’impossible bien qu’il nous serve de lanterne sous les soleils crépusculaires. Dans un autre espace-temps, moins distordu et plus conforme à nos souhaits, les mots qui suivent auraient pu être de caractères trempés à l’entre d’une autre partition: «Et Thibault Pinot, sur ses terres, activa d’un geste minuscule et souverain la libération des entrailles de son œuvre elle-même. Il triompha devant son public, en héros de Septembre, en héros tout court, et par ses manières désinhibées, personnifia la définition parfaite de la ‘’vélorution’’ entamée l’an dernier, celles qui permettent aux foules de se réincarner dans la figure du forçat de chair et d’os, souffrant et courageux, redonnant du sacré au sacré, propageant une utopie populaire dans un savant mélange de traditions racinaires et d’anticonformisme.»

A hauteur du Tour 2020, les phrases du chronicoeur furent tout autres. Sur les routes de la plus grande course cycliste du monde, l’art du récit romancé existe, pas la fiction. Ce samedi 19 septembre, reprenons ainsi le cours normalisé de la stricte réalité. Malgré trois semaines de drames, Thibaut Pinot donna l’impression de savourer au-delà des larmes ce contre-la-montre individuel, entre Lure et La Planche des Belles Filles (36,2 km), dont le tracé eut la particularité rare de passer dans son village de Mélisey (km 9,1). Blessé physiquement et psychologiquement, nous savions qu’il vivait là l’un des grands moments de sa carrière, mêlés des sombres présages d’un destin tourmenté qui se refuse obstinément au Tour. Etrange sentiment, non, de voir notre Français se contenter d’une satisfaction personnelle sans gloire nationale?

Imaginez que, durant ses longues semaines de confinement au vert, dans la petite ferme où il élève ses animaux sur les hauteurs de Mélisey, Pinot eut cent fois l'occasion d’entrevoir le défilé des coureurs dans le village où il a grandi, dont le maire, Régis, est aussi son père, et qui préparait depuis des mois son passage. «Le départ se situe devant l'ancien lycée de Thibaut. On passera à 50 mètres de la maison de nos parents, devant le collège où on était tous les deux... Ça ne pouvait pas être plus à la maison», racontait Julien Pinot, son frère et entraîneur. «La traversée va être un moment que je n'oublierai pas», répétait le leader de Groupama-FDJ. Personne, ici, ne souhaitait semblable scénario. Assister à la parade symbolique de l’enfant du pays, avec son dos en souffrance et un passif de près de deux heures sur le maillot jaune…

Tous furent pourtant là, dans la ferveur d’une fraternité franche. Tout trouva sa place naturelle. Les employés du café-restaurant de la mairie, le patron de l'armurerie des mille étangs, le fleuriste du relais d'art, les marmots de l'école primaire du centre, le boulanger, les voisins, les amis, les potes d’enfance, la famille au complet, les 4.000 t-shirts imprimés «Pinot! Pinot! Pinot! Pinot!», les inscriptions sur l’asphalte «T'es grand, t'es très grand»… et Tibot sur son vélo. Ne manquèrent que les lueurs des éclats triomphants, qu’aucun applaudissement ne remplacera jamais, pas mêmes les regards amourachés.

Maudit Tour de France, qui ploie ses logiques et décide à notre place. Quand le parcours de l'édition 2020 fut dévoilé, nous n’avancions pas encore masqués et l’idée de ce contre-la-montre final, avec cette arrivée sur les sommes de la Planche des Belles Filles (cat. 1), laissait place à tous les scénarios d’experts plus ou moins rêveurs de l’extrême. Pinot en jaune dans la montée vosgienne, comme un coup de grâce aux années de plomb, comme la signature d’un renouveau. Il était 16h22, quand il pénétra dans Mélisey. Il salua, sourit, puis fila à belle allure comme un vent d’automne, sans jouer les premiers rôles de l’étape. Nous comprenions qu’il avait à l’esprit la mémoire vive de son seul moment de bonheur depuis trois semaines.

Nous n’étions pas au bout de nos surprises. Mais patience. Les 146 rescapés affrontèrent donc un parcours atypique qui nécessita – ou pas, selon les usages – un changement de vélo avant les rampes terminales. Du plat, une petite bosse, puis une montée très raide. L'unique contre-la-montre de l’édition était non seulement court mais surtout favorable aux grimpeurs, la bosse de La Planche des Belles Filles affichant au compteur 5,9 km à 8,5% de moyenne (1035 m). Confinement oblige, la plupart des coureurs n'avaient à ce jour disputé qu'un seul chrono cette saison, celui de Paris-Nice (15,1 km à Saint-Amand-Montrond, remporté par Sören Kragh Andersen le 11 mars) ou celui de leurs Championnats nationaux respectifs (le 28 juin pour Primoz Roglic et Tadej Pogacar). Une sorte d’inconnue s’offrait à nous. Immense inconnue.

Restait un ultime enjeu, avant de boucler les valises pour la parade des Champs Elysées. Le maillot jaune slovène Primoz Roglic, qui comptait 57 secondes d'avance sur son compatriote Tadej Pogacar, devait juste confirmer sa victoire finale. Une formalité, en apparence. Le pedigree du boss des Jumbo, spécialiste de l'effort solitaire, plaidait à priori en sa faveur: le «frelon» avait obtenu dix de ses quarante-et-un succès chez les professionnels en contre-la-montre, dont quatre dans de grands tours. En ajouterait-il un onzième ou plierait-il après trois semaines de pression, lui que l’on connaissait fragile dans le passé, lui l’instable? Pour les besoins de sa chevauchée, à moins que l’affaire ne fût qu’une opération de com’ esthétique, deux couturières, deux modélistes et une prototypiste s’étaient rendus à son hôtel (et à celui de Pogacar d’ailleurs) pour lui créer une combinaison sur-mesure, répondant néanmoins aux exigences techniques de l'exercice pour lequel aucun détail n'est jamais laissé au hasard.

Et alors? Devant une foule considérable, nous vîmes l’inattendu, l’imprévisible, la préfiguration de la force brute et d’un nouveau genre de coureurs, assez proches des héros virtuels d’un monde robotisé, lui-même répétitif et méchant en tant que modèle. Tandis que le Français Rémi Cavagna (Quick-Step) afficha durant trois heures le meilleur temps, ce qui constitua un véritable exploit bien qu’il ait bénéficié d’un vent favorable en début de course, les titans entrèrent dans une invraisemblable danse funèbre. Dans le sillon des Jumbos et des Slovènes, nous cherchâmes traces d’art féérique derrière la métronomie des musculeux. Nous découvrîmes autre chose.

Admettons-le volontiers, le suspens ne manqua pas. Nous vécûmes un moment étrange, très surréaliste, de ces moments incroyables qui n’octroient pas forcément un supplément d’âme, mais au moins un bout d’histoire à raconter les soirs d’hiver. L’affaire se noua en deux temps. D’abord, pour le gain de l’étape. Un «frelon» en cachant toujours un autre, nous pensâmes longtemps, très longtemps, que nous assisterions à une bataille «interne» parmi ces extraterrestres-là, entre le rouleur-puncheur-sprinteur-grimpeur belge Wout Van Aert et l’athlétique néerlandais Tom Dumoulin. Seulement voilà, côté extraterrestre, nous n’avions vraiment rien vu. Puisqu’il était écrit que ce Tour de Septembre ne ressemblerait à aucun autre, il bascula dans l’improbable. Une histoire à dormir debout, sans doute. Plutôt un conte que seul le Tour permet parfois d’écrire.

Car la tension monta d’un cran. A 13 kilomètres du but, Primoz Roglic, qui portait le maillot jaune depuis la sortie des Pyrénées, avait perdu la moitié de son avance au général sur Tadej Pogacar. Nous nous frottâmes les yeux. C’était pourtant vrai. Contrairement à son rival, Roglic, qui se démantelait à chaque pédalé, changea de vélo tardivement dans la montée finale. A dire la vérité, l’aîné des Slovènes nous parut dès lors en perdition. Il s’installa dans ce petit dodelinement anxieux qui signe l’imminence de l’instant fatal durant lequel, telle une vérité nue, la force d’un homme claque la porte, et impose à sa volonté le  divorce d’avec lui-même. Les secondes s’égrenèrent en sa défaveur, inexorablement. Et puis ce fut une minute, et puis, et puis… Le décompte macabre ne cessa plus de l’attirer vers les enfers.

Pendant ce temps-là, dans les pentes sauvages, Pogacar cassa du bois de Planche et en fit des copeaux. Il s’envola au sommet vers le bleu profond du ciel et vers les nuages très blancs ourlés, entre lesquels la route dressée devant lui semblait vouloir se frayer un chemin. Sur la ligne, il fallut se pincer bien fort: Pogacar distança Roglic de 1 minute et 56 secondes. Un Slovène venait d’effacer un Slovène. Non seulement Pogacar vint quérir la victoire d’étape (sa troisième), mais, plus fracassant, il renversa Roglic et le Tour avec, s’octroyant les trois maillots: le jaune, le blanc et les petits pois. Du jamais vu, en termes dramaturgiques, depuis l’édition 1989 et les huit secondes entre Greg LeMond et Laurent Fignon. Rideau.

Le ciel se couvrit à l’horizon et le chronicoeur repensa à l’une de ses phrases, rédigées durant ce Tour 2020. Elle disait à peu près ceci: même le monde le plus sérieux, le plus rigide, même le vieil ordre, s’il ne cède que rarement à l’exigence de justice, s’efface toujours devant le doute. Pogacar, 21 ans, plus jeune vainqueur du Tour d’après Guerre, ne douta pas, ne douta jamais. Nous le vîmes content, groggy, éberlué, le regard perdu. Nous traquions ses mots et ses vraies pensées – toujours secrètes, comme les vraies pensées. Il parla par apocope, en apnée: «Non, je ne réalise pas. Il va me falloir du temps. C’est juste incroyable, j’étais déjà content de ma deuxième place...» La respiration, les césures, la singularité du timbre unie à celle de l’effort déjà passé, tout paraissait incrédulité à cette partition de chair à vif. En dessous de lui, déjà, une autre vie s’écoulait comme une sève, lente, souterraine… A hauteur d’homme, nous n’atteignons jamais l’impossible. Sauf un certain Tadej Pogacar.

Jean-Emmanuel Ducoin

Classement général:

1. Tadej Pogacar (SLO/UAE Emirates) 84h26’33’’

2. Primoz Roglic (SLO/JUM) à 59’’

3. Richie Porte (AUS/TRE) 3’30’’

4. Mikel Landa (ESP/BAH) 5’58’.

5. Enric Mas (ESP/MOV) 6’07’’

6. Miguel Ángel López (COL/AST) 6’47’’

7. Tom Dumoulin (NED/JUM) 7’48’’

8. Rigoberto Uran (COL/EF1) 8’02’’

9. Adam Yates (GBR/MIT) 9’25’’

10. Damiano Caruso (ITA/BAH) 14’03’’

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 19 septembre 2020.]

vendredi 18 septembre 2020

Une fin de Tour entre intimidations et inquiétudes

Dans la dix-neuvième étape, entre Bourg-en-Bresse et Champagnole (166,5 km), victoire du Danois Soren Kragh Adersen (Sunweb). Un directeur sportif de Jumbo a été exclu pour «intimidation» et «injures». L’ouverture à Munich du procès d’un médecin allemand, tête pensante d'un vaste réseau de dopage, inquiète le peloton…

Champagnole (Jura), envoyé spécial.

En cyclisme comme en toutes choses, quand on perd ses nerfs, on devient vulnérable. La fébrilité des Jumbo, qui se constate plus dans les coulisses de la fabrication de l’exploit que dans la gestion de course au quotidien, trouva une traduction bien singulière, après l’arrivée de la seconde étape alpestre, mercredi, sur les hauteurs du terrifiant col de la Loze. En toutes autres circonstances, l’affaire aurait même pu passer inaperçue. Raté. Alors que Primoz Roglic venait probablement d’assommer le Tour sur les tôles ondulées de cette arrivée en altitude surréaliste, un contrôleur de l’Union cycliste internationale (UCI) procéda, comme les règlements l’y autorisent, à une inspection méthodique de la machine du porteur du maillot jaune. Et là? Patatra. Le directeur sportif principal des «frelons», Merijn Zeeman, perdit son sang froid et la discussion se transforma en une altercation si vive que l’UCI n’eut pas d’autre choix. Elle sanctionna l’impétrant en l’excluant immédiatement du Tour pour «intimidation, injures, comportement incorrect». Les mots portent. A priori, nous n’en saurons pas beaucoup plus du côté des instances dirigeantes, eu égard au secret procédural de ce genre d’incident grave.

Néanmoins, rien n’est moins sûr. Car depuis, l’équipe Jumbo a publié un communiqué pour présenter les excuses officielles de Merijn Zeeman, membre de la formation depuis 2012. La tentative d’explication donne ceci: «Le vélo a été endommagé et le pédalier a dû être remplacé dans la soirée, précise la formation néerlandaise. La nature de l'altercation qui a eu lieu pendant le contrôle a débouché sur une sanction sévère de l'UCI à l'encontre de Merijn Zeeman, qui s'est excusé immédiatement après et qui, comme toute l'équipe, regrette que la discussion se soit enflammée. Il ne s'agissait que de mots, il n'y a pas eu de bousculade ou autre contact physique.»

Que s’est-il donc passé, pour que l’UCI évoque une «intimidation», ce qui rappela au chronicoeur les pires années Armstrong? Pourquoi semblable agacement, alors que le contrôle en question permit de constater que le vélo de Roglic était conforme au règlement? Le climat de «doutes» autour des Jumbo commence-t-il à peser sur les intéressés? Mystère. Dans le même communiqué, Merijn Zeeman explique: «Je me suis mis en colère quand le commissaire a démonté le pédalier. On se bat pour un sport juste et cela implique des contrôles, mais ils doivent être effectués de façon raisonnable. Ceci dit, j'aurais dû être plus respectueux dans ma manière d'aborder le commissaire de l'UCI.» En psychologie ordinaire appliquée à autrui, nous pourrions résumer ainsi la situation: quand on domine à ce point la plus grande course cycliste du monde, on se domine aussi soi-même, on montre l’exemple, bref, on la joue profil bas…

A dire vrai, ce fut précisément au moment où les éventuels rivaux de Roglic capitulèrent – comme nous pûmes le constater cruellement, jeudi, sur le plateau des Glières – que les nerfs de l’armada Jumbo semblèrent craquer. Etrange impression de grand foutoir, tandis que de plus en plus de voix s’époumonent (sur le Tour et surtout ailleurs) devant les performances collectives des «frelons». Pour l’anecdote, nous retiendrons que, parmi les autres sanctions prononcées jeudi par l’UCI, le Belge Wout van Aert, le surpuissant coéquipier Primoz Roglic, écopa pour sa part de 10 secondes de pénalité. Pour quelle raison le puncheur-sprinteur-grimpeur fut-il puni? On vous le donne en mille: pour «rétropoussée sur voiture». Tout arrive avec les Jumbo. Même un flagrant délit de faiblesse, sinon d’humanité…

Nous en étions là, ce vendredi 18 septembre, entre Bourg-en-Bresse et Champagnole (166,5 km), antépénultième étape, pour ce qui ressembla à un dernier appel aux grognards avant fermeture. Les 147 rescapés retrouvèrent la plaine et ce ne fut pas la perspective de la seule côte répertoriée du tracé, à Château-Chalon (4,3 km à 4,7 %), haut lieu du tourisme jurassien et antre célébrissime du vin jaune, qui risquait d’inquiéter un peloton pourtant bien rincé après trois semaines infernales. Sous des températures toujours éprouvantes (29 à 34 degrés), tous les maillots distinctifs paraissaient en effet attribués. Même le Slovaque Peter Sagan s'avouait vaincu dans la chasse à un huitième maillot vert: «C'est quasiment fini parce que j'ai perdu beaucoup de points», reconnaissait, au matin, le triple champion du monde, en retard de 52 unités sur l'Irlandais Sam Bennett.

Pas grand-chose à se mettre sous les yeux, hormis les ultimes gestes de noyés, quand de pauvres bougres exténués et centrifugés creusent tout au fond d’eux-mêmes et y trouvent une résistance absurde, un petit clou, une écharde. Et voilà que des types en quête de gloire éphémère se cabrent. Le Français Rémi Cavagna (Quick-Step) honora le genre. Il partit en solitaire dans une échappée au long cours, osa distordre l’évidence et devint combattant de l’inutile. Les Bora de Sagan se chargèrent de la chasse à mort et voulurent sonner l’hallali bien avant les faubourgs de la Perle du Jura, Champagnole. Sauf qu’à la faveur de la soudure, trois hommes vinrent rejoindre temporairement Cavagna: Rolland, Cosnefroy et Rowe. Tous suivis par une énorme troupe de poursuivants (Madouas, Van Avermaet, Fraile, Andersen, StuyPerichon, Pedersen, etc.), ce qui eut pour effet immédiat de réveiller le peloton. Nous vîmes alors un spectacle rare sur les routes du Tour: un groupe de douze rouleurs-sprinteurs prit finalement la poudre d’escampette, à vingt bornes du but. Parmi eux, Sagan et Bennett en personne, et puis Van Avermaet, Andersen, Naesen, Stuyven, Trentin, Bauer, Mezgec, Devenyns, Arndt, Rowe. Nous crûmes rêver. A l’avant, nous avions à la fois des échappés et des sprinteurs – ce qui en disait long sur la forme de leurs propres équipiers, incapables de maîtriser la course pour leurs leaders. Du coup, la mésentente des égos s’avéra fatale. Le spécialiste des efforts solitaires, le Danois Soren Kragh Andersen (Sunweb), surprit les attentistes, écrasa les pédales et s’évapora. Déjà vainqueur de la quatorzième étape à Lyon, il récidiva en solitaire, sans se retourner.

Pointons au moins une bonne nouvelle. Tout occupé à la protection de son boss en jaune, Wout van Aert ne remporta pas sa troisième étape. Pour les Jumbo, ce sera ce samedi dans le chrono vers La Planche des Belles Filles et la suprématie annoncée de Roglic, qui empaquètera le Tour à défaut des suspicions. A ce propos. Savez-vous que, depuis mercredi, s’est ouvert à Munich le procès d’un médecin allemand, Mark Schmidt, soupçonné d'être la tête pensante d'un vaste réseau de dopage sanguin international démantelé en février 2019, dans le cadre de l'opération «Aderlass»? Rien à voir avec l’attaque des «frelons», direz-vous. Patience. Le fameux Dr Schmidt, 42 ans, en détention préventive depuis 16 mois, aida des athlètes de tous horizons à se doper «au moins depuis fin 2011», dans «un nombre de cas encore inconnu», selon le procureur.

En toute logique, de nombreux experts s'interrogent sur les révélations qui pourraient sortir de ce procès, dont le verdict sera rendu vers Noël. Doit-on s’attendre à la divulgation de noms d’athlètes célèbres? Car la liste des événements touchés par ce scandale laisse songeur. D’après la justice allemande, Mark Schmidt aurait dopé des sportifs lors des jeux Olympiques d'hiver 2014 et 2018, d'été 2016, mais également sur le Tour de France 2018, le Giro 2016 et 2018 et la Vuelta 2017, sans parler des Mondiaux de ski nordique 2017 et 2019…

Pour l'heure, 23 athlètes de huit nations ont été identifiés, des cyclistes et des athlètes de sports d'hiver. Plusieurs sportifs et un entraîneur autrichiens ont déjà été condamnés à des peines de prison avec sursis par la justice de leur pays, dont Johannes Dürr (15 mois avec sursis), le skieur de fond dont les révélations avaient permis aux polices autrichienne et allemande de lancer l'opération «Aderlass» (saignée en allemand). «L'instruction a déjà montré qu'il s'agissait d'une entreprise de dopage mondiale, organisée et mise en place pendant des années par le principal accusé», note le patron de l'agence allemande antidopage (NADA), Lars Mortsiefer.

Au crépuscule de la Grande Boucle, dominée par les Slovènes Primoz Roglic et Tadej Pogacar, de nouvelles révélations sur le cyclisme atomiseraient un peu plus le milieu. D’autant que l’un des fils de l'affaire conduit directement en Slovénie, où plusieurs coureurs ont été suspendus en 2019 à cause de leur implication dans le réseau de dopage, et où Milan Erzen, un personnage central du cyclisme slovène, reste soupçonné d'avoir fait affaire avec Mark Schmidt. Milan Erzen? Rien d’autre que le «découvreur» de Roglic et son éphémère manager au début de sa carrière, passé ensuite par l’équipe Bahrain, au sein de laquelle la colonie slovène perdit deux membres depuis que Kristijan Koren et Borut Bozic (passé directeur sportif après avoir pris sa retraite de coureur) furent rattrapés par l'affaire Aderlass. Après sa victoire sur la Vuelta en 2019, Roglic déclara à propos d’Erzen: «On s’entendait bien, il n’y avait pas de problème. Il m’avait part de son envie de me signer, un jour, mais je n’ai pas gardé davantage de contacts avec lui depuis.» Des spectres hideux et terribles continuent de s’agiter à l’horizon de cette fin de Tour… et bien au-delà.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 18 septembre 2020.]

Accident(s)

Le risque du virus et la r-évolution des comportements.

Soupçon. Traverser la France en septembre, même confiné dans la «bulle» Tour de France, fut une expérience sans retour, une manière qui s’apparente à une fin de cycle assez primaire en tant que genre. Ce qui fascine le bloc-noteur dans le moment vertigineux que nous traversons tous collectivement – virus, distanciation, méfiance, désinfection, protections, etc. –, c’est la façon dont cet attribut ouvre une fenêtre sur notre vision collective du monde et des «petit » univers qui nous entourent. Or, la Grande Boucle n’est rien d’autre qu’un monde en réduction qui crée des personnages à sa mesure et où fourmillent une microsociété qui s’invente une «autre» vie durant trois semaines, avec ses règles, ses rites et ses manies. Bien que masqué du matin au soir à en suffoquer, même dans les salles de presse devant son ordinateur, et contraint de s’alcooliser les mains au moindre déplacement, cinquante fois par jour, à en devenir dingue, la traversée des étapes, dans le véhicule de l’Humanité, aura néanmoins permis un «contact» direct avec la France réelle. Celle du Tour, bien sûr, avec son Peuple et ses tracas oubliés quelques heures sur les bords des routes. Mais aussi la France du coronavirus en résurgence, de cette espèce de tremblement du temps qui hésite entre révolte et résignation, je-m’en-foutisme et prudence. Une chronique quotidienne d’un environnement ballotté entre arrêt et implosion. À tel point que, dans le ressenti empirique des «choses vues» et «vécues», le plus inquiétant semble la saturation de nos vies par la peur et les réflexes qu’elle induit, cette sorte de nouvelle mondialisation des affects qui entraîne l’épuisement ou la manipulation d’une «opinion publique émotionnelle», d’autant plus générale et préoccupante qu’elle reste éphémère. Il fut enfin piquant, comme si nous nous préoccupions confusément de l’abscondité des événements en cours, que les «codes» en vigueur pour tenter de pénétrer l’âme de cette France fleurissent céans. Jamais identiques. Toujours changeants. Partout planait une ambiance dystopique, à la manière des grands romans de Philip K. Dick. Dans une tribune étonnante, publiée fin août, l’écrivain américain Douglas Kennedy racontait crûment: «Le fait est que le Covid-19 a accentué quelque chose de déjà bien ancré dans la condition humaine : le soupçon des autres.» Et il citait un dialogue d’un film semi-autobiographique consacré à son compatriote Charles Bukowski, Barfly: «Tu détestes les gens? – Je ne les déteste pas… C’est juste que j’aime mieux quand ils sont loin de moi.»

Voyage. Accroché au présent, quelque peu oublieux du passé et incertain du futur, ce présent instantané qui n’en finit pas de gangrener une durée temporelle, pulvérisée d’avoir perdu ses lieux propres, son Histoire. En l’espèce, la métaphore du Tour de France demeure pertinente à plus d’un titre. Si la question de la globalisation, qui touche toutes les organisations, n’est certes pas la fin du monde, elle laisse entrevoir toutefois ce qu’un sociologue appelait «un curieux voyage au centre de la Terre, dans ce centre du temps réel qui remplace, peut-être dangereusement, le centre du monde, cet espace, bien réel celui-là, qui ménageait encore des intervalles et des délais pour l’action – avant l’âge d’une interaction généralisée». Le train amène le déraillement, l’avion le crash, la bombe Hiroshima, le nucléaire Tchernobyl, l’informatique le bug, le temps réel de l’information l’effondrement du temps, la génétique l’expérimentation des corps, etc.: chaque invention invente son propre accident. Le virus entraîne la mort. Et le risque du virus une r-évolution des comportements. Impossible d’échapper à ce moment…

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 18 septembre 2020.]

jeudi 17 septembre 2020

L’esprit de Résistance sur un plateau

Dans la dix-huitième étape, entre Méribel et La Roche-sur-Foron (175 km), victoire du Polonais Michal Kwiatkowski (Ineos). La course a emprunté le plateau des Glières. L’ancien coureur Romain Feillu balance sur les Jumbo, les Slovènes…

La Roche-sur-Foron (Haute-Savoie), envoyé spécial.

«La Résistance a toujours été debout. De jour comme de nuit.» Dans la solitude des vertiges, il était 16h35 à la grande horloge métronomique du Tour quand la jeune garde pénétra en un lieu de preuves légendaires à forte résonnance historique. Ici, hantés par les armées des ombres, les mots furent autre chose que des formules rhétoriques. Les ascensionnistes, encore traumatisés par leurs efforts monstrueux de la veille dans le col de La Loze, venaient déjà d’enquiller trois «classiques» alpestres, Le Cormet de Roselend (18,6 km à 6,1%, cat. 1), les cols des Saisies (14,6 km à 6,4%, cat. 2) et des Aravis (6,7 km à 7%, cat. 1). Ainsi arrivèrent-ils façon funambules et en pièces détachées dans la montée du Plateau des Glières (6 km à 11,2%, HC), placée à 31,5 kilomètres du but, qui constituait le plateau de Résistance d’une nouvelle journée en enfer: 4600 mètres de dénivelé, le plus important de cette édition.

Le chronicoeur rêva un instant d’une emphase rédigée à l’encre des Illustres. Pas n’importe lesquels. Car le Plateau des Glières, glorieux patrimoine de Haute-Savoie, d’altitude respectable (1433 mètres) et de pentes meurtrières, porte en lui toutes les traces des sacrifices du sang d’autres héros bien plus fondamentaux. Ceux des Résistants, durant l’Occupation, et de leur combat dont le premier écho des Glières ne fut pas celui des explosions, mais celui d’une base d’opération arrière, choisie par les Alliés pour ravitailler les patriotes en armes en raison de sa situation géographique, isolée en comparaison des vallées voisines et totalement dépourvue de voies d’accès. Sur ces terres de cimes se déroula l’une des pages les plus cruelles de la Résistance française. Comme si le vrombissement du Tour lançait un vibrant hommage au martyre des cent vingt-et-un partisans, massacrés en mars 1944 après une massive action militaire engagée par cinq mille soldats allemands, appuyés par les miliciens de Vichy.

Vite embarqués par la course et l’épopée en résistance, nous traversâmes, après la pointe du sommet, le fameux secteur empierré et empoussiéré de 1.800 mètres où, il y a deux ans lors du premier passage de la Grande Boucle, des tractions-avants avaient été ressorties des garages pour accueillir le serpentin du peloton. Du moins ce qu’il en restait. En tête, deux rescapés d’une échappée au long cours, les Ineos Michal Kwiatkowski et Richard Carapaz, s’envolèrent et se disputèrent la victoire à La Roche-sur-Foron, celle-ci revenant au Polonais lors d’un non-sprint de convenance entre équipiers: l’étape au premier, le maillot à pois au second. Derrière, entre les cadors du général, il n’y eut pas vraiment d’explication entre les Slovènes Primoz Roglic et Tadej Pogacar, et le Colombien Miguel Angel Lopez (Astana). Etonnant statu quo, dans l’attente du chrono dans les rampes de La Planche des Belles Filles, samedi.

En passant devant le monument en ciment, œuvre du sculpteur Emile Gilioli dressée depuis 1973 et inaugurée par André Malraux, nous scrutâmes la lettre «V», celle de «victoire», dont une branche apparaît brisée afin de rappeler à tous que cette dernière fut acquise au prix fort. Et nous lûmes cette phrase gravée dans la pierre: «Vivre libre ou mourir.» Sur le Tour comme ailleurs, seuls les asservis disent «oui». Ici, le «Non» des maquisards opposés à la force possède une puissance venue du fond des âges. Ce «non» qui, allez savoir, inspira peut-être un certain Romain Feillu, vieille connaissance du Tour, ancien maillot jaune en 2008 et retiré du cyclisme depuis un an. Notre homme, en trois phrases sur Twitter, est en effet venu appuyer les doutes exprimés par le chronicoeur. Le Français a osé balancer: «Quand je pense que certains s’offusquent qu’un mec de 80 kilos monte les cols plus vite que Pantani… Le maillot magique, Jumbo, les Elephants volants ! Ce n’est pas nouveau, il suffit d’y croire…»

Mais ce n’était pas tout. Suite à cette saillie ironique, Romain Feillu exposa ce qu’il avait sur le cœur dans une interview accordée à Ouest-France. L’ancien coureur de 36 ans n’hésite pas: «Ceux qui connaissent le vélo savent bien que ce n’est pas normal. Un garçon comme Wout Van Aert, un puncheur, un sprinteur, est aussi capable de rouler sur des cols pendant plusieurs minutes et faire exploser tous les grimpeurs. Il y a quelque chose qui ne va pas. Même Chris Froome n’était pas aussi extraordinaire !  Avec le recul que j’ai, je sais bien que lorsqu’une équipe domine à ce point une course, il y a quelque chose derrière… Je me souviens de l’US Postal, de la CSC avec Cancellara et O’Grady dans les cols…» Interrogé sur l’absence de preuves, Feuillu rappelle une évidence: «Par le passé, aussi, on n’avait aucune preuve contre des équipes… Moi, ce que je vois, je le comparerais à un mec qui gagnerait deux fois de suite miraculeusement à la loterie. C’est dingue. Mais en cyclisme, il n’y a pas de hasard, c’est pour ça que je pense qu’il y a anguille sous roche…»

Tout aussi remonté que le chronicoeur, Romain Feillu aimerait que « les gens ouvrent les yeux » et regardent bien les deux Slovènes Roglic et Pogacar: «On sait que c’est un petit pays de deux millions d’habitants, qui arrive tout d’un coup à placer deux coureurs aux deux premières places du Tour! Il faut aussi se souvenir du passé récent en matière de dopage de ce pays.» Ces lourdes insinuations risquent de frapper les intelligences. L’esprit de Résistance, offert sur un plateau...

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 18 septembre 2020.]

mercredi 16 septembre 2020

Le col de la Loze, montagne déjà mythique

Dans la dix-septième étape, entre Grenoble et Méribel (170 km), victoire du Colombien Miguel Angel Lopez (Astana). Roglic repend 17 secondes à Pogacar. Le Tour arrivait au sommet d’un col inédit, un sanctuaire en enfer appelé à devenir un « classique ».

Méribel, col de la Loze (Savoie), envoyé spécial.

Et sous les décombres d’une pente inédite et atypique, un spectacle ahurissant. De la survie pure, du chacun pour soi. Ce moment de transe stricte durant lequel les phrases se perdent en elles-mêmes et ne rendent qu’imparfaitement la traduction littérale de la réalité. Une grande danse macabre en enfer. Les rayons de soleil traversaient brusquement leur nuit, mais nul sourire ne venait éclore sur leurs faces de spectres, aucune lueur bienfaisante n’étincelait leurs corps placés sous l’égide de la souffrance extrême, rien, vraiment rien pour les aider, sauf nos regards ébahis de les voir accomplir un ultime devoir comme on prend le dernier rhum avant l’échafaud. Il était 17 heures, quand tout se figea, entre tremblement du temps et séisme cycliste.

Les 152 rescapés, partis de Grenoble, avaient déjà mangé le majestueux col de la Madeleine (17,1 km à 8,4%, 2000 m, HC), avalé l’ascension vers Méribel, puis, tout d’un coup, sortant de la station de ski, un autre monde s’offrit à eux, comme une effraction stupéfiante digne des Pionniers de la Petite Reine. Devant leurs yeux, le mont Blanc, l’immaculé des cimes et l’entr’aperçu d’un espace réservé aux hommes sans chair. Mais sur la route, les anfractuosités du col de la Loze, aussi terrifiant qu’annoncé (21,5 km à 7,8%, 2304 m, HC), bande de goudron serpentant dans les alpages, avec sur sa toute fin une succession de murs dépassant les 20%, 24%... Déjà mythique.

Par un sortilège effarant, les images devinrent aussitôt nos souvenirs. Miracle du Tour en sa mémoire universelle. «Prototype du col du XXIe siècle» selon Christian Prudhomme, qui admet n’avoir «jamais proposé une telle ascension», La Loze naquit au printemps 2019 de la volonté de deux stations, Méribel et Courchevel, de bitumer une partie de leurs pistes de ski pour les rendre accessibles aux cyclistes de tous horizons. «A 2 kilomètres de l’arrivée, il y a un virage où on a l’impression que la ligne est juste au-dessus sauf que c’est un calvaire pour y parvenir, c’est quelque chose d’hors norme», avait prévenu Thierry Gouvenou, directeur technique de l’épreuve. De la haute, très haute montagne. Le toit du Tour cette année, là où l’oxygène se raréfie et où, telle une proposition vraie, devaient se démasquer ceux qui aspiraient à surgir d’une claire définition. Une mise à nue totale, l’endroit d’une vérité dictatoriale. Une machine indécente qui défiait la gravité et broyait les organismes, les esprits.

Dans ces lacets d’une splendeur ensauvagée, qui hésitèrent longtemps entre une chaleur étouffante et des orages sacrificiels, nous vîmes ce que l’expression «tourmente physique et psychologique» peut signifier quand elle s’applique à nos Forçats. Ce qu’il restait du peloton, démantelé dès La Madeleine et dans les contreforts de Méribel, ne ressemblait qu’à des lambeaux éparpillés. L’échappée du jour paraissait condamnée (Carapaz, Izagirre, Alaphilippe). Peu avant, quand nous traversâmes Notre-Dame-de-Briançon, à La Léchère (km 132,5), patrie natale d’Ambroise Croizat, nous pensâmes très fort à l’une des phrases célèbres du ministre communiste des travailleurs, bâtisseur de la plus belle conquête de la dignité, la Sécurité sociale: «Désormais, nous en finirons avec l’inquiétude du lendemain et nous mettrons l’homme à l’abri du besoin.» (1)

Mais en ce jour d’Histoire et de Légende, qui avait vu l’abandon d’Egan Bernal avant même le départ, l’inquiétude se vécut au présent. De quoi rehausser le récit, et pas seulement parce que la topographie cycliste s’avérait imaginative. Lorsque l’asphalte se braqua, très exactement dans les six derniers kilomètres, devenant une chaussée étroite et himalayesque balayée par les vents, le changement de rythme fut d’une brutalité inouïe. A cet instant, la montagne infernale sut des coureurs des choses qu’ils ignoraient d’eux-mêmes. Nous oubliâmes tout. Que les Bahrain de l’Espagnol Mikel Landa assurèrent l’essentiel du travail dans le groupe maillot jaune, que les «frelons» de Jumbo prirent à peine le relais en violence, que l’Equatorien Richard Carapaz fit de la résistance jusqu’à trois bornes du but, que beaucoup sautèrent les uns après les autres (Martin, Uran, Landa, Yates, Porte). Enfin, sur cette tôle ondulée en altitude prodigieuse de beauté, le Colombien Miguel Angel Lopez (Astana) écrasa les pédales et s’envola vers une victoire prestigieuse. Primoz Roglic tenta de boucher l’écart, entraînant son jeune compatriote Slovène, Tadej Pogacar, dans un duel à la pédale, de visu, à courte distance et quasiment à l’arrêt, se livrant l’un et l’autre aux tortures les plus hachées de leurs efforts, presque vaincus par le monstre. Ils devinrent heurts et douleurs. Le juge de paix rendit sa sentence: Roglic reprit 17 secondes à son dauphin.

Le chronicoeur ouvrit alors le grand livre des Illustres et l’enrichit d’un chapitre. Jadis, nous convoquions le Galibier, l’Izoard et le Tourmalet comme traces oniriques de la tragédie classique. Rajoutons le col de La Loze et anticipons son épique destinée pour les générations futures, pour lesquelles il deviendra l’un des sanctuaires cyclistes majuscules. L’écrivain Philippe Delerm a raison: «Le Tour fait seulement semblant de dépendre de ses champions. C'est lui qui crée les mythologies. Il est sans doute la seule épreuve sportive à dominer ceux qui l'incarnent.»

(1) Dans un mois, la France fêtera les 75 ans de la Sécurité sociale, créée en octobre 1945.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 17 septembre 2020.]

mardi 15 septembre 2020

L’hydre slovène, toute une montagne !

Dans la seizième étape, entre La Tour-du-Pin et Villard-de-Lans (164 km), victoire de l’Allemand Lennard Kämna (Bora). L’hyper puissance des Jumbo et de Roglic continuent d’inquiéter. Le duo homogène qu’il constitue avec Pogacar laisse songeur…

Villard-de-Lans (Isère), envoyé spécial.

L’entrée dans les Alpes offre en général les faveurs du monde aux hommes sans chair qu’attirent les élévations supérieures, quand d’ordinaire l’art de grimper éveille les corps comme une écriture organique. Tout nous parut pourtant hors cadre, entre La Tour-du-Pin et Villard-de-Lans (164 km), premier volet d'un triptyque montagneux, dont le point extrême se déroulera mercredi, en un moment de vérité ultime, dans le brutal et déroutant col de la Loze, au-dessus de Méribel. A priori, les cinq pentes du jour, peu sévères ni très longues malgré le col de Porte (7,4 km à 6,8%, cat. 2) et la montée de Saint-Nizier-du-Moucherotte (11,1 km à 6,5%, cat. 1), ne devaient pas susciter d’esprit de vengeance entre les favoris. Mais avec ce Tour étrange, soumis au rouleau compresseur des « frelons » de Jumbo, nous ne savions plus…

Par une chaleur terrible (jusqu’à 36 degrés) et sous la direction de Christian Prudhomme, de retour dans la voiture numéro 1 après sa période de quarantaine, l’intégralité des 156 rescapés prirent donc la route des cimes alpestres. Plutôt heureux d’être encore vivants: tous passèrent en effet l’épreuve inquiétante des tests Covid-19. Aucun «positif» dans le peloton, ni dans les staffs. L’épreuve ralliera Paris. Mais dans quel état? Car si de «positif» il n’y eut point, une lecture en «négatif» des circonstances de course permet de passer au révélateur bien des non-dits. Le chronicoeur pourrait même citer le manager d’une formation française, plus désabusé qu’enthousiaste avant de pénétrer dans les Alpes: «On se croyait débarrassés de la machine Ineos avec l’absence de Froome et Thomas. Mais les Jumbo, c’est presque pire, ils écrasent tout et ne laissent aucune miette, c’est à désespérer. Et en plus, ils donnent l’impression d’en avoir encore sous la pédale.»

Le voilà, le sujet capital. Au point que, ces derniers jours, plusieurs confrères osent enfin l’aborder. Entre les lignes. Même l’Equipe admet que l’édition «semble plus rapide que jamais», évoque «une impression visuelle», des «records d’ascensions battus», des attaques de favoris qui «se raréfient» et, au final, des «coureurs qui paraissent épuisés». Pour tenter d’expliquer le phénomène, de nombreux acteurs convoquent l’épidémie et le confinement pour justifier ce qu’ils appellent «une préparation idéale», une sorte de régénération des organismes. D’autres, comme le Suisse Sébastien Reichenbach (FDJ), racontent: «C’est le premier grand Tour de l’année, on a tous très peu de courses dans les jambes, toutes les équipes ont mis leurs meilleurs coureurs et ça donne ça.» Pour justifier cette argumentation du «tout pour le Tour, tous sur le Tour», ce qui reste une réalité objective, notons que, à l’exception notable d’Egan Bernal, tous les grands prétendants au général – qui n’ont pas été pris dans des chutes et diminués physiquement – sont au rendez-vous. Comme si les pics de forme se réveillaient en même temps.

Nous en étions là, dans la traversée de la Chartreuse, puis de la résistante du Vercors, alors qu’une jolie troupe d’échappés pointait aux avant-postes (Rolland, Barguil, Kämna, Carapaz, Reichenbach, Alaphilippe, Kamna, Roche, Trentin, Amador, Pacher, etc.). Ce qui ne nous empêcha pas d’avoir une pensée émue pour David Gaudu (FDJ), qui venait d’abandonner, perclus de douleurs. Le lieutenant de Pinot disait, lundi encore: «Physiquement, ça roule beaucoup trop vite pour nous, il n’y a rien à faire.» L’usage du « nous » n’a rien d’innocent. Ce «nous» signifiant, qui renvoie aux années noires et au cyclisme «à deux vitesses» des temps maudits? Bien sûr, Primoz Roglic et toute sa bande de Jumbo Jet attirent les regards. D’ailleurs nommons-les, ces «équipiers», et allez voir par curiosité leur pedigree: Tom Dumoulin, Sepp Kuss, Wout Van Aert, George Bennett, Robert Gesink, Tony Martin, Amund Jansen. L’équipe néerlandaise ne s’est pas inspirée des Sky de la grande époque pour rien…

«Mais il n’y a pas que les Jumbo, réplique un spécialiste. Regardez Pogacar, c’est lui et pas Roglic qui a développé une puissance phénoménale dans le col de Peyresourde, 467 watts étalon.» Difficile de s’y retrouver, d’autant que le Slovène Tadej Pogacar, 21 ans seulement, ne dispose pas avec le team Emirates (UAD) d’une armada comparable à celle de Roglic – qui ne se lasse ni du maillot jaune ni des victoires d’étapes. Du coup, sur qui se concentrent vraiment nos interrogations circonspectes? Sur les seuls Jumbo, dont l’hyper puissance inquiètent ceux qui ont l’habitude? Ou sur l’hydre slovène, dont l’homogénéité laisse plus que songeur?

Face à ce spectre de feuilleton pour passionnés qui propage de nouveau des ondes de doutes, le chronicoeur en vint à se réjouir d’assister – temporairement – à une espèce de justice immanente. Placés que nous sommes sous l’égide de la chape de plomb, il était écrit que le vainqueur du jour se trouverait parmi les échappés. Comme pour relâcher la tension, détourner les yeux... A l’arrière, à plus de seize minutes, les Jumbo au grand complet ajournèrent leur domination et se contentèrent de battre le rythme en tête du peloton, duquel disparut Bernal. A l’avant, les Français Pacher, Rolland, puis Alaphilippe échouèrent dans leurs tentatives, et ce fut l’Allemand Lennard Kämna (Bora) qui emporta, en solitaire, une victoire de prestige. Juste une parenthèse, que nous voulûmes partager au centuple. Au sens sacrificiel et stupide de l’idée.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 16 septembre 2020.]

dimanche 13 septembre 2020

« Moi, le Grand Colombier, ils m’ont privé du Peuple »

«Arrivés de Lyon, après 174,5 km, les coureurs m’ont gravi presqu’en solitaires, privés de spectateurs. Ceux qu’on appelle les ‘’frelons’’ ont essoré mon ascension. J’ai laissé gagner le Slovène Tadej Pogacar.»

Grand Colombier (Ain), envoyé spécial.

« Qui ose venir par ici? Qui êtes-vous, petits hommes, espèces de clergymen des montagnes, vous qui jetez sur la route des serments éthérés? Qui va là? Quel est ce bruit sourd et monstrueux que je perçois au loin, sur mes flancs baptismaux? Je vous entends approcher, tous souffreteux et malingres, vers ma terre pilonnée depuis le fonds des âges qu’aucun démiurge n’a jamais vaincue, sauf à en payer le prix fort? Pourquoi me réveillez-vous, pantins atroces et terribles qui vous agitez à l’aune de votre Tour de France, donc de l’humanité, roulant sous un soleil de feu dans une danse macabre et courageuse?

« Je m’appelle le Grand Colombier. Je culmine à 1501 mètres pour la route, à 1531 mètres pour l’immense croix érigée sur ma bosse sommitale. Dans votre tradition onirique, vous me classez ‘’hors catégorie’’. Vous avez raison, avec mes 17,4 kilomètres à 7,1% et mes passages à 14% dans la partie d’asphalte taillée dans la roche où l’air vient à manquer les jours de canicule. Je peux offrir une revanche aux êtres de mémoire, quand vos visages s’éblouissent, quand vos yeux scrutent, à perte d’esprit, une beauté panoramique unique en son genre. Depuis mon sommet, situé géographiquement dans le Bugey, tout au sud du massif du Jura, le point de vue à 360° y s’avère plus grandiose qu’imaginé. Vous apercevez, le lac du Bourget et les eaux bleues minérales du Rhône. Plus au loin, le Jura suisse, la chaîne du Mont Blanc, quelques pics italiens, la Vanoise, la Belledonne, et puis la Dombes et ses mille étangs, les monts du Beaujolais et du Lyonnais, le massif du Pilat, la vallée du Rhône, puis, scintillants comme des prunelles, les deux autres grands lacs alpins, Annecy et Léman. Voyez la mesure du monde dans ses grandeurs. Je n’ai qu’un équivalent: le Mont Ventoux. Les habitants du cru me vouent le même culte: ‘’Le Colombier, c’est notre Ventoux à nous.‘’ Mais sachez-le, ne dites jamais qu’ici ce sont les Alpes, sinon je vous foudroie à la moindre anfractuosité de la route qui serpente sur mes contreforts oblongs. Je suis le Géant du Jura, sa dernière montagne, donc la plus belle, la plus noble, la plus fière. Moi seule toise les Alpes de face. Je peux les défier!

« Je me souviens de vous, la toute première fois, en 2012, quand les organisateurs avaient enfin honoré qui je suis, après plus d’un siècle de mépris. Depuis, ils savent ce qu’il en coûte. Maintenant, aucune parole de marbre ne sort de leur bouche, pas une particule de grâce, pas un postillon de lumière, rien. Leur face s’inonde de stupéfaction. Le Tour de l’Ain est pourtant mon fils légitime. Et le Tour de l’Avenir, jadis, fut mon ami. Je me souviens du Soviétique Soukhoroutchenkov, en 1978, posant pied à terre dans mes rampes infernales. Vous me craignez? Vous n’avez pas tort. Vous redoutez ma dizaine de vents répertoriés selon les saisons, rasants de leurs effluves célestes mes crêtes? Votre peur m’intéresse. Elle suscite en vous un style placé sous l’égide de l’audace.

« Mais qu’entends-je? Ma cousine la Biche, du col éponyme qui ne joue qu’en première catégorie, vient de me prévenir. Les spectateurs n’ont pas obtenu l’autorisation de partir à son assaut, sauf en marchant. En pleurs, elle a regardé les coureurs escalader son ventre, ils étaient presque seuls, transformés en anachorètes au milieu de véhicules bariolés. Un virus, paraît-il. Elle a même entendu les respirations vaines de quelques échappés, Gogl, Rolland, Herrada, autant de noms à la diversité ravissante. Me fera-t-on l’affront, à moi aussi? Qui est ce préfet, ce fourbe qui a interdit à mon Peuple le plaisir de me gravir en masse? On me raconte que, la veille, à Lyon, ils étaient des dizaines de milliers sur le bord des routes. Pourquoi pas moi? Pourquoi cette insulte?

« C’est donc vrai. Je n’entends que murmures et vrombissements de moteurs. Ils ont osé. Moi, le Grand Colombier, qui déchire l’horizon à la manière d’une montée verticale dressée vers les cieux, ils m'ont escamoté en partie! Un jour, un écrivain m’a dépeint ainsi: ‘’Là-haut, étourdis par la légèreté insolite de l’air et la vision grandiose, nous restons comme stupides. Le Colombier est un dieu du Mal auquel il faut sacrifier.’’ Qu’est-ce que le mal? Et pourquoi mes lacets si esthétiques rendent fou? Néanmoins, ceux que vous avez grimpés ne m’impressionnent pas. Par l’un de mes quatre versants, celui s’élevant depuis Virieu-le-Petit, vous auriez dû vaincre des pourcentages de 24 ou 25%. A ma demande, les employés de la DDE, il y a bien longtemps, avaient triché sur la topographie des lieux pour pouvoir goudronner… 

« Par une terrible chaleur, vinrent donc se crucifier des pédaleurs fous, rendus à ce moment de la course où l’effort se charge d’un sens plus complexe. Je me suis penché pour comprendre. J’entendis la rumeur se propager. Un certain Primoz Roglic, avec sa cohorte de ‘’frelons’’, venait de ‘’tuer’’ un Colombien, un dieu dans son pays, Egan Bernal, humilié. Et puis on m’affirma que des Slovènes venaient de ‘’tuer’’ l’étape, avec Tadej Pogacar, et sans doute le Tour. Etrange profanation. On me parla des autres battus, Quintana, Martin... Ils venaient tous de m’effleurer. Si j’étais copiste, je tremperais mes doigts tordus dans l’un de vos petits pots d’encre pour vous livrer la vérité de votre enfer. Dans un avenir accessible à la pensée. »

PCC Jean-Emmanuel Ducoin

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 14 septembre 2020.]

samedi 12 septembre 2020

A Lyon, l’adversité vainqueur d’étape

Dans la quatorzième étape, entre Clermont-Ferrand et Lyon (194 km), victoire du Danois Soren Kragh Adersen (Sunweb). Souffrant d’une commotion cérébrale, Romain Bardet n’a pas pris le départ. Grosse polémique, après les déclarations du maire de Lyon.

Lyon (Rhône), envoyé spécial.

Curieuse ambiance d’adversité. Alors que le Tour reliait deux grandes villes françaises, de Clermont-Ferrand à Lyon (194 km), le chronicoeur avait encore le vague à l’âme et voulait soulever les haillons hideux de l’Histoire et déchirer la hiérarchie contre l’égalité, l’ordre contre la liberté. A propos de liberté, en voguant plein est, léchant du regard le parc naturel régional du Livradois-Forez, nous eûmes une pensée pour Paul de Vivie, célèbre journaliste du XIXe siècle plus connu sous le surnom de Vélocio, considéré comme le véritable créateur du cyclotourisme. A Courpière (km 38), où la bataille du maillot vert entre Sagan et Bennett reprit du volume lors du sprint intermédiaire et longtemps après, nous nous souvenions que, dans la revue Le Cycliste Forézien, le premier avril 1887, Vélocio partageait ses émotions lors de son voyage à bicyclette de Saint-Etienne à Thiers: «Ô Courpière, ville coquette, penchée sur la Dore et cachée dans les feuilles, nous te saluons! Tu nous apparais comme un de ces sites enviés qui font dire au voyageur: c’est là que je voudrais vivre, aimer et mourir. Le plus tard possible.» (1) L’homme laissa par ici une trace mémorable. Sur des machines lourdes et peu performantes, il parcourut de longues distances. En 1886, il créa l'Agence Générale Vélocipédique AGV, devenue ensuite « la gauloise », qui distribua en France la première bicyclette Rover de la marque Rudge. Précurseur en technique et en diététique, il exhorta les industriels stéphanois à se lancer dans la fabrication des cycles. L’aventure était en marche. Elle ne s’arrêta plus…

Ce 12 septembre, donc, les 158 rescapés ne comptaient pas s’arrêter dans cette étape au scénario imprévisible vers la ville des frères Lumière. Un homme manquait à l’appel. Romain Bardet, meilleure chance française pour le classement général après la chute de Thibaut Pinot dès la première étape, avait en effet annoncé son abandon la veille au soir, très tardivement. L’Auvergnat, victime d’une chute à 65 km/h dans une descente de la treizième étape, qu’il avait toutefois achevée au sommet de Puy Mary au prix d’un courage exemplaire, souffrait d’une commotion cérébrale. Pris de vomissements et après avoir passé des examens au CHU de Clermont-Ferrand, le verdict fut sans appel. «La chute a été violente, en descente, et j'ai lutté toute la journée, déclarait Bardet. Les examens médicaux ont confirmé ce que je pressentais et je ne suis pas en mesure de poursuivre la course.»

Deuxième du Tour en 2016 et troisième en 2017, Bardet quittait «son» épreuve – et sur ses terres, ironie du drame – pour la première fois de carrière alors qu’il avait participé à toutes les éditions depuis 2013. «Romain a passé un scanner cérébral qui n'a pas révélé de lésion, précisa le Dr Eric Bouvat, médecin de l'équipe française. Il est cependant nécessaire qu'il stoppe ses activités sportives. Sa date de reprise de la compétition sera définie en fonction de l'évolution.» L’anecdote cruelle retiendra que, en début de cette étape maudite, il venait de croiser sur le bord de la route son épouse Amandine et son premier enfant Angus, né pendant le confinement. Une photo noir et blanc en témoigne, prise par sa femme et postée sur les réseaux sociaux. Avec ces mots: «Tendresse infinie.» Il en aura besoin…

Ainsi le Tour de Septembre se dépeupla d’un de ses anciens héros de Juillet, ce qui rajouta de la morosité au sentiment dépressif qui parcourt tous les suiveurs depuis le coup de force des Slovènes, Primoz Roglic (Jumbo) et Tadej Pogacar (UAE), dans les rampes volcaniques de Puy Mary. Comme souvent, ce fut le Colombien Egan Bernal (Ineos), le prodige et tenant du titre, désormais relégué à une minute de Roglic, qui parla le mieux de la course et surtout de ce que nous devrions en comprendre: «Toute la journée a été très dure, j'ai perdu du temps mais je me sentais bien. J’ai regardé mes chiffres de l’étape, je n’ai presque jamais atteint ça. Cela veut dire que les autres allaient bien plus vite que moi. Je le répète, la vérité, c’est que je vais bien…» Constat accablant, lui qui, l’an dernier, triomphait partout où il posait ses roues. Puis il ajouta, et il convient de savoir lire entre les lignes: «Je n’aime pas être débordé par des doutes, ou des questions sans réponse. Je laisse faire le destin sur ce Tour, on va avancer au jour le jour tout en restant concentré sur notre objectif. Il n’y a rien de perdu.» Les Slovènes tiendront-ils ce rythme surhumain lors de la terrifiante troisième semaine qui se profile, et dès ce dimanche, avec l’ascension du majestueux mais redoutable Grand Colombier?

Nous en étions à ces énigmes existentielles quand, vers 17 heures, le long serpentin de la Grande Boucle entama la partie la plus intéressante de l’étape, autrement dit son final, avec deux bosses, la côte de la Duchère (1,4 km à 5,6%) puis la côte de la Croix-Rousse (1,4 km à 4,8%), qui offraient un profil à peu près comparable à certaines classiques comme Milan-San-Remo. Bref, vous l’avez compris, la plus grande course cycliste du monde, ce patrimoine national que nous chérissons collectivement comme un joyau, allait pénétrer dans la capitale de Gaule, fille aînée de l’épreuve puisqu’elle fut la première ville à l’accueillir, en 1903, lors de sa création, pour l’étape inaugurale Paris-Lyon. Une autre interrogation taraudait la caravane: le Tour était-il le bienvenu dans la ville?

Une polémique enfle, depuis que le maire de Lyon, Grégory Doucet, a épinglé la Grande Boucle en des termes qui ont étonné les amoureux du Tour, même les plus critiques – dont le chronicoeur. L'édile fraîchement élu a beau être un fervent défenseur du vélo, il ne se réjouit pas vraiment de voir les Forçats de la route revenir dans sa ville, sept ans après son dernier passage. Dans une interview accordée jeudi au Progrès, le nouveau maire EELV a indiqué qu’il «aurait posé des conditions dès le départ» s’il avait eu à valider le passage à Lyon de la Grande Boucle, acté bien avant les élections municipales, pour la somme de 600.000 euros. «La machine Tour de France me pose question», a-t-il poursuivi, tout en se disant conscient qu’il s’agissait d’une «fête populaire attendue par les Lyonnais et les Lyonnaises». Enfin, il a énuméré une sorte de coup de grâce en affirmant que l’événement était «machiste» et «polluant». Fermé le banc.

Tout mérite critiques et débats intenses, y compris le Tour. Que les maires écologistes, partout en France, exhortent l’épreuve à davantage de «sobriété» et encore plus d’efforts quant à son impact environnemental, n’a rien d’étonnant. C’est même légitime. En revanche, qu’ils partent en croisade contre le dernier spectacle sportif gratuit et authentiquement populaire, jusqu’à proposer son éventuel interdiction dans leurs communes, voilà qui peut surprendre et inquiéter. Trop «peuple» et «populo», le Tour? Trop «vulgaire»? Trop mélange des classes? Voire, carrément, trop de la classe des gens de peu? Signalons que, devant le tollé provoqué par les déclarations de Grégory Doucet, le président EELV de la métropole lyonnaise, Bruno Bernard, s’est empressé de louer cette épreuve «magnifique» et «populaire» qui fait partie «de notre patrimoine», appelant, bien sûr, à «plus d'éco-responsabilité». Depuis Bordeaux, le maire écologiste Pierre Hurmic a immédiatement assuré, pour sa part, que sa ville «restera candidate» à un départ ou à une arrivée d'étape dans les années à venir. De son côté, le directeur de l’épreuve, Christian Prud'homme, a simplement expliqué depuis son lieu de confinement que le Tour n'ira pas «où il n'est pas souhaité», bien qu'il ait «vocation à aller partout à la rencontre de son public».

D’autant que, côté environnement, le Tour ne lésine plus. Une vraie liste à la Prévert : cette année, 100.000 sacs poubelle en matière 100% recyclée seront distribués sur les routes ; au moins 50% des déchets seront recyclés ; 63 zones de collecte de déchets réservées aux coureurs seront installées ; neuf «coordinateurs environnement» sont dans la caravane ; pour la première fois, les 29 véhicules de l’organisation sont hybrides, et des voitures 100% électriques circulent également. N’oublions pas, aussi, que les organisateurs ont signé toutes sortes de chartes, de «Le Tour s’engage» à «C’est mon Tour, je trie» et, comme 50 grands événements sportifs, la «Charte des 15 engagements écoresponsables», sous l’égide du ministère des Sports et de WWF France.

Reste l’aspect «machiste» du Tour, qui mériterait qu’on s’y attarde longuement, tant l’univers du cyclisme a muté ces dernières années – dieu merci. Mais passons. Laissons plutôt la parole aux femmes elles-mêmes, puisque l’association française des coureures cyclistes (AFCC) a désapprouvé «fermement», ce 12 septembre, les propos du maire de Lyon. L'association, coprésidée par Marion Clignet et Elisabeth Chevanne-Brunel, a exprimé son soutien à ASO qui organise «des épreuves internationales féminines de haute qualité comme la Flèche wallonne ou encore La Course by le Tour». Avant de préciser: «Malgré cette difficile période de confinement, ASO a annoncé à la presse la création d'un Paris-Roubaix féminin le 25 octobre 2020, une grande première dans l'histoire du cyclisme féminin, ainsi que la reprise d'un Tour de France féminin en 2022.»

Quelquefois, les faits donnent l’impression de terrasser certains propos, emportés comme un toit de tôle par un orage de fin d’été. Mais c’était grand beau sur la ligne d’arrivée, où avait d’ailleurs pris place Grégory Doucet, qui assista – comme le Peuple du Tour, venu en masse dans Lyon – à un final endiablé. Alors que, depuis au moins quatre-vingt bornes, l’équipe de Sagan (Bora) avait éliminé Bennett (Quick-Step) de la course aux points, nous guettâmes avec attention le franchissement des ultimes bosses, la Duchère et la Croix-Rousse, placée à 4,5 kilomètres du but, dans laquelle Julian Alaphilippe tenta l’escapade. En vain. Contre toute attente, ce fut le Danois Soren Kragh Adersen (Sunweb) qui s’extirpa dans Caluire et vint chercher la victoire, en solitaire.

Le chronicoeur eut alors une pauvre pensée. Dans une telle ambiance d’adversité, les choses perdent leur nom. Parfois, elles s’éloignent de nous.

(1) Merci au député communiste André Chassaigne pour cette belle référence.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 12 septembre 2020.]

vendredi 11 septembre 2020

Les Slovènes crachent leur lave sur Puy Mary

Dans la treizième étape, entre Châtel-Guyon et Puy Mary (191,5 km), victoire au sommet du Colombien Daniel Martinez (EF). Les Slovènes Primoz Roglic (Jumbo) et Tadej Pogacar (UAE), premier et deuxième du général, écrasent la concurrence. Les Français sortent du top dix...

Puy Mary (Cantal), envoyé spécial.

A étape tellurique, journée volcanique. L’art d’être grimpeur, sans forcément tutoyer la très haute montagne, prit ici tout son sens et donna du crédit à Baudelaire: «Maudit soit à jamais le rêveur inutile.» Sous un soleil mordant, les rêveurs furent nombreux, ce 11 septembre, entre Châtel-Guyon, en Auvergne, et le Puy Mary, plus grand volcan d'Europe avec ses 70 kilomètres de diamètre (191,5 km). Les 160 rescapés partirent à l’assaut d’une étape qui sentait le soufre. Et pour cause: sept ascensions répertoriés, dont deux de première catégorie, avec un dénivelé positif total de 4.400 mètres, le plus élevé de ce Tour…

Avant le départ, nous savions à quoi nous attendre et il suffisait d’écouter quelques-uns des principaux acteurs pour imaginer le calvaire à venir. «Ce ne sont jamais de très longues ascensions mais ça ne s'arrête pas donc ça va être très usant», analysait Julian Alaphilippe, qui se disait «très motivé» et dont l'équipier, Rémi Cavagna, originaire de Clermont, «connaît chaque mètre de l'étape». Singulièrement son point d’orgue, le Pas de Peyrol et ses deux derniers kilomètres à près de 12% de moyenne – promesse d’une éruption finale dans le massif cantalien. «C'est une arrivée difficile, un super spot et un de mes endroits favoris sur terre», précisait pour sa part l'autre Auvergnat Romain Bardet. La veille, le Colombien Egan Bernal affichait presque de la crainte: «Les deux derniers kilomètres sont vraiment raides et difficiles. Nous devons y arriver aussi frais que possible, il y aura certainement des différences.»

Si le chronicoeur se love avec une facilité déconcertante en cette folie française qu’est le roman du Tour, avec l’impression parfois de raturer un livre blanc universel, il continue d’imaginer quelques pendus aux cous de l’onirisme saturé, situant ses emportements à la frontière de l’homme et de la machine, jamais en marge du sol et du climat. Au milieu de l’indéchiffrable vacarme de Septembre, nous imaginions jusqu’à l’insolence l’héroïsation des scénarios improbables. Comme nous le disait l’autre jour notre druide Cyrille Guimard: «Les favoris ne vont tout de même pas attendre le contre-la-montre de La Planche de la Planche des Belles Filles, samedi prochain, pour se départager!»

En attaquant ces massifs à la qualification hypocrite de «moyenne montagne», le contexte de ce Tour nous rappelait à quel point rien ne ressemblait, sur ces routes de l’été indien, à ce que nous avions connu par le passé. Ne prenons que le classement général: sept coureurs se tenaient en 44 secondes. Plus incroyable: seulement 1 minute 42 secondes séparaient le premier du dixième au matin de la treizième étape, le plus faible écart depuis 1947. Comme si tous les cadors avançaient masqués. Comme si, jusque-là, ils avaient rejeté avec obstination le brusque dévoilement de la réalité.

Il était 12h30, quand le chronicoeur vit passer le peloton dans le cœur historique de Clermont-Ferrand, toujours avec la même émotion, côtoyant de près le Peuple du Tour, de plus en plus nombreux au fil des jours. Allez savoir pourquoi et comment, mais à ce moment de précieuse ambition collective et de plaisir partagé, la course prit le pouls de la société. Et les coureurs, en folie et en vitesse, cotisèrent à un monde différent, avant de disparaître dans leur propre flot, emportant avec eux cette part de joie simple. Dans l’éclat des yeux des spectateurs, nous découvrîmes, encore et encore, ce quelque-chose d’indéfinissable que n’obstruaient pas leurs masques. Juste beau à voir, comme à chaque fois. Ceux qui rechignent à ce spectacle de la Grande Boucle chercheront longtemps la définition du bonheur commun authentiquement populaire…

Dès Clermont-Ferrand, et l’ascension du col de Ceyssat (km 36, cat.1), placé à quelques encablures de la capitale de l’Auvergne, les événements se précipitèrent par l’avant, à un rythme assez fou. Qui fut l’un des principaux détonateurs? Julian Alaphilippe, bien sûr. Quand le peloton décida de laisser filer, un énorme groupe de dix-sept courageux se détacha résolument. Outre Alaphilippe, nous retrouvâmes quelques noms connus: Rolland, Barguil, Soler, Sicard, Schachmann, Martinez, Madouas, Powless, D. Martin, Geschke, Cavagna, Sivakov, etc.

A l’arrière, tandis que les «frelons» de Primoz Roglic régulaient l’allure à plus de huit minutes déjà, le premier coup de stress survint au km 88 sous la forme d’une énorme chute qui entraîna sur l’asphalte un paquet d’hommes, dont Bauke Mollema (blessé à un poignet et contraint à l’abandon) et Romain Bardet, littéralement groggy. Râpé de partout, blessé à la cuisse, au coude et à l’épaule, le Français mit plusieurs minutes à reprendre ses esprits, à réenfourcher sa monture et à repartir, comme s’il sortait d’un choc post-traumatique.  Nous assistâmes dès lors au spectacle d’une formation soudée: tous les équipiers d’AG2R-LM, sans exception, attendirent leur leader et engagèrent une sorte de contre-la-montre par équipe pour «remonter» le quatrième du général dans le creuset réconfortant du peloton. Du moins temporairement.

Nous vécûmes alors des instants où les positions se figèrent, dans l’attente peu banale des ultimes rampes en enfer, qui s’élançaient dès le col de Neronne (cat.2) pour toucher, après un replat de cinq bornes, les cimes de Puy Mary (1589 m, 5,4 km à 8,1%, cat. 1). A 45 kilomètres du but, en traversant Moussages, village natal d’Emile Besson, le chronicoeur eut une énorme pensée pour son aïeul de l’Humanité sur les routes de la Grande Boucle, pour le grand résistant disparu en 2015, pour cette figure centrale du cyclisme d’antan, ami d’Anquetil et de Poulidor, pour le journaliste respecté et craint après 35 Tours entre 1953 et 1987, pour l’inspirateur qui transmit si noblement le flambeau.

La course allait-elle basculer dans le langage singulier des puissants normés pour s’élaborer en élévations? A l’avant, l’Allemand Maximilian Schachmann (Bora) s’évada, entraînant dans la bagarre son coéquipier et compatriote Lennard Kämna, et le dernier vainqueur du Critérium du Dauphiné, le Colombien Daniel Martinez (EF). L’offensive creusa la tombe des Français de l’échappée. Exit Alaphilippe, Rolland, Barguil, Madouas... A l’arrière, dans le col de Neronne, les Ineos de Bernal prirent les commandes, vite relayés par les Jumbo. Ecrémage en prime. Thibaut Pinot céda d’abord, puis Romain Bardet, puis Guillaume Martin. Dans les pentes, une forme de désolation se profila.

Terrifiant final, monumentaux derniers hectomètres, dans lesquels les corps devinrent des instruments de souffrance absolue. Dans les passages à 15%, Kämna et Martinez se livrèrent un combat singulier, à la pédale. Le Colombien l’emporta, à l’énergie. Loin derrière, le groupe des favoris implosa. Et entra en scène le numéro d’ultra puissance des Slovènes, qui crachèrent leur lave. Puisqu’en tout corps cycliste gît un souci de force et de gloire, Tadej Pogacar et Primoz Roglic se retrouvèrent seuls, dans un duo étrange et inquiétant, efficaces comme des automates, virulents comme des soldats aux ordres, implacables. Dans l’affaire, Bernal perdit 38 secondes et sa place de dauphin, qui échoua à Pogacar. Bardet, à la limite du supplice après sa chute, concéda 2’30’’. Et Martin échoua à 2’45’’. Cauchemar dans les volcans d’Auvergne pour les tricolores. Plus aucun d’entre eux ne figure désormais dans les dix premiers du classement général…

Le chronicoeur, du haut de ses 31 Tours, chercha trace d’enthousiasme dans ce cyclisme de perfection et de mécanique maximaliste. L’étape devait être tellurique. Elle le fut. Sauf qu’elle nous livra la vérité morne de notre temps.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 11 septembre 2020.]

Préfiguration(s)

Confondre concurrence et émulation.

Écart. «Dans le soudain télescopage d’événements successifs devenus simultanés, c’est l’étendue et la durée qui s’effacent.» Cette phrase de Paul Virilio revint à la mémoire du bloc-noteur, l’autre soir, alors qu’il parcourait encore et encore les routes du Tour de Septembre, et qu’en étrangeté une distorsion du temps lui parcourait l’échine. Retenu loin de la Fête de l’Humanité «autrement», maintenu à l’écart d’un certain monde réel, bref, coincé dans la bulle anti-­Covid de la plus grande course cycliste, ballotté entre arrêt et implosion, prêt à effacer toute distance. Allez savoir pourquoi, mais, à la faveur de la course et de ses exigences quotidiennes impitoyables, nous imaginions avoir (re)basculé dans un nouvel univers préfigurant un nouveau genre de coureurs, proches des héros virtuels. Comme si un décalage mortel avait fini par se creuser entre les Forçats, mutés en figurines de jeux vidéo, et le public peu à peu retrouvé à l’heure de célébrer sur le bord de la route la mémoire de sa propre histoire. Comme si, en effet, le Tour s’était défait peu à peu de son caractère onirique et poétique, pour se convertir en machine à spectacle où, chaque jour à la télévision, nous pouvons lire l’essence générale du sport: un modèle réduit du capitalisme. Plus grave même, une sorte de catéchisme capitaliste, une messe mercantile. Le Tour, à l’image du sport en général, a été comme raflé par les apôtres et les affairistes du néolibéralisme le plus échevelé. Dès lors, au lieu d’être la capricieuse fable de nos contes d’antan (le cyclisme poétique de Vietto et Coppi) et quand même le fidèle reflet de notre époque (le cyclisme poïélitique de Barthes), le Tour de France a muté, se transformant en une espèce de prémonition assez cauchemardesque du monde promis, de la cité future, de notre univers mental à-venir. Fini l’utopie d’émancipation, bienvenue au rêve libéral: celui d’un modèle non politique (en apparence), mais violent et asocial, de société.

Classe. Rien de neuf, direz-vous. La compétition engendre les pires maux individuels et collectifs. Comment pourrait-il en être autrement sur la plus incroyable et ordinaire des aventures de l’extrême? Malgré l’amour du Tour, la passion du cyclisme, sincères, restons lucides: dans ce monde en réduction qui crée – toujours – des personnages à sa démesure, le poison capitaliste est là, niché dans le détail et dans la grande épopée, à l’image de cette société du XXIe siècle qui confond si facilement l’émulation collective et la concurrence individuelle. Dans sa dernière livraison du Monde diplomatique, Frédéric Lordon écrit: «Il y a dans le capitalisme contemporain deux manières de dépendre matériellement, donc de connaître l’angoisse de l’incertitude : la dépendance directe au marché et à l’emploi ; la dépendance à l’administration subventionnaire de l’État néolibéral.» Et il ajoute: «La première concerne les petits entrepreneurs et les salariés, la seconde les mondes de la production culturelle (on pourrait y ajouter tout le milieu associatif).» Aucun rapport, en apparence, entre l’ultraprofessionnalisation d’un sport voué corps et âme à ses sponsors privés et cette forme de «dépendance» transitant par l’État. Pas de méprise pourtant. Par sa médiation interposée, la logique économique néolibérale continue de produire ses effets, que nous parlions de cyclistes parés des couleurs de Total, d’Ineos, d’AG2R La Mondiale ou de Groupama-FDJ, ou de recettes fiscales auxquelles sont adossées les subventions, aussi importantes et louables soient-elles. Reste une vérité: tout est indexé sur l’activité économique privée, donc, comme le précise Lordon, «sur la plus ou moins bonne tenue globale du “marché”». En somme? Le spectacle de la performance, le spectacle du capitalisme. Et son corollaire: le spectacle de l’incertitude, le spectacle de l’exclusion. Ceux qui imaginaient qu’«après» tout serait «différent» devraient lire certains contes pour enfants et non les fables des puissants. N’oublions jamais l’un de nos combats de classe de base : la concurrence ou l’émulation.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 12 septembre 2020.]