vendredi 11 septembre 2020

Les Slovènes crachent leur lave sur Puy Mary

Dans la treizième étape, entre Châtel-Guyon et Puy Mary (191,5 km), victoire au sommet du Colombien Daniel Martinez (EF). Les Slovènes Primoz Roglic (Jumbo) et Tadej Pogacar (UAE), premier et deuxième du général, écrasent la concurrence. Les Français sortent du top dix...

Puy Mary (Cantal), envoyé spécial.

A étape tellurique, journée volcanique. L’art d’être grimpeur, sans forcément tutoyer la très haute montagne, prit ici tout son sens et donna du crédit à Baudelaire: «Maudit soit à jamais le rêveur inutile.» Sous un soleil mordant, les rêveurs furent nombreux, ce 11 septembre, entre Châtel-Guyon, en Auvergne, et le Puy Mary, plus grand volcan d'Europe avec ses 70 kilomètres de diamètre (191,5 km). Les 160 rescapés partirent à l’assaut d’une étape qui sentait le soufre. Et pour cause: sept ascensions répertoriés, dont deux de première catégorie, avec un dénivelé positif total de 4.400 mètres, le plus élevé de ce Tour…

Avant le départ, nous savions à quoi nous attendre et il suffisait d’écouter quelques-uns des principaux acteurs pour imaginer le calvaire à venir. «Ce ne sont jamais de très longues ascensions mais ça ne s'arrête pas donc ça va être très usant», analysait Julian Alaphilippe, qui se disait «très motivé» et dont l'équipier, Rémi Cavagna, originaire de Clermont, «connaît chaque mètre de l'étape». Singulièrement son point d’orgue, le Pas de Peyrol et ses deux derniers kilomètres à près de 12% de moyenne – promesse d’une éruption finale dans le massif cantalien. «C'est une arrivée difficile, un super spot et un de mes endroits favoris sur terre», précisait pour sa part l'autre Auvergnat Romain Bardet. La veille, le Colombien Egan Bernal affichait presque de la crainte: «Les deux derniers kilomètres sont vraiment raides et difficiles. Nous devons y arriver aussi frais que possible, il y aura certainement des différences.»

Si le chronicoeur se love avec une facilité déconcertante en cette folie française qu’est le roman du Tour, avec l’impression parfois de raturer un livre blanc universel, il continue d’imaginer quelques pendus aux cous de l’onirisme saturé, situant ses emportements à la frontière de l’homme et de la machine, jamais en marge du sol et du climat. Au milieu de l’indéchiffrable vacarme de Septembre, nous imaginions jusqu’à l’insolence l’héroïsation des scénarios improbables. Comme nous le disait l’autre jour notre druide Cyrille Guimard: «Les favoris ne vont tout de même pas attendre le contre-la-montre de La Planche de la Planche des Belles Filles, samedi prochain, pour se départager!»

En attaquant ces massifs à la qualification hypocrite de «moyenne montagne», le contexte de ce Tour nous rappelait à quel point rien ne ressemblait, sur ces routes de l’été indien, à ce que nous avions connu par le passé. Ne prenons que le classement général: sept coureurs se tenaient en 44 secondes. Plus incroyable: seulement 1 minute 42 secondes séparaient le premier du dixième au matin de la treizième étape, le plus faible écart depuis 1947. Comme si tous les cadors avançaient masqués. Comme si, jusque-là, ils avaient rejeté avec obstination le brusque dévoilement de la réalité.

Il était 12h30, quand le chronicoeur vit passer le peloton dans le cœur historique de Clermont-Ferrand, toujours avec la même émotion, côtoyant de près le Peuple du Tour, de plus en plus nombreux au fil des jours. Allez savoir pourquoi et comment, mais à ce moment de précieuse ambition collective et de plaisir partagé, la course prit le pouls de la société. Et les coureurs, en folie et en vitesse, cotisèrent à un monde différent, avant de disparaître dans leur propre flot, emportant avec eux cette part de joie simple. Dans l’éclat des yeux des spectateurs, nous découvrîmes, encore et encore, ce quelque-chose d’indéfinissable que n’obstruaient pas leurs masques. Juste beau à voir, comme à chaque fois. Ceux qui rechignent à ce spectacle de la Grande Boucle chercheront longtemps la définition du bonheur commun authentiquement populaire…

Dès Clermont-Ferrand, et l’ascension du col de Ceyssat (km 36, cat.1), placé à quelques encablures de la capitale de l’Auvergne, les événements se précipitèrent par l’avant, à un rythme assez fou. Qui fut l’un des principaux détonateurs? Julian Alaphilippe, bien sûr. Quand le peloton décida de laisser filer, un énorme groupe de dix-sept courageux se détacha résolument. Outre Alaphilippe, nous retrouvâmes quelques noms connus: Rolland, Barguil, Soler, Sicard, Schachmann, Martinez, Madouas, Powless, D. Martin, Geschke, Cavagna, Sivakov, etc.

A l’arrière, tandis que les «frelons» de Primoz Roglic régulaient l’allure à plus de huit minutes déjà, le premier coup de stress survint au km 88 sous la forme d’une énorme chute qui entraîna sur l’asphalte un paquet d’hommes, dont Bauke Mollema (blessé à un poignet et contraint à l’abandon) et Romain Bardet, littéralement groggy. Râpé de partout, blessé à la cuisse, au coude et à l’épaule, le Français mit plusieurs minutes à reprendre ses esprits, à réenfourcher sa monture et à repartir, comme s’il sortait d’un choc post-traumatique.  Nous assistâmes dès lors au spectacle d’une formation soudée: tous les équipiers d’AG2R-LM, sans exception, attendirent leur leader et engagèrent une sorte de contre-la-montre par équipe pour «remonter» le quatrième du général dans le creuset réconfortant du peloton. Du moins temporairement.

Nous vécûmes alors des instants où les positions se figèrent, dans l’attente peu banale des ultimes rampes en enfer, qui s’élançaient dès le col de Neronne (cat.2) pour toucher, après un replat de cinq bornes, les cimes de Puy Mary (1589 m, 5,4 km à 8,1%, cat. 1). A 45 kilomètres du but, en traversant Moussages, village natal d’Emile Besson, le chronicoeur eut une énorme pensée pour son aïeul de l’Humanité sur les routes de la Grande Boucle, pour le grand résistant disparu en 2015, pour cette figure centrale du cyclisme d’antan, ami d’Anquetil et de Poulidor, pour le journaliste respecté et craint après 35 Tours entre 1953 et 1987, pour l’inspirateur qui transmit si noblement le flambeau.

La course allait-elle basculer dans le langage singulier des puissants normés pour s’élaborer en élévations? A l’avant, l’Allemand Maximilian Schachmann (Bora) s’évada, entraînant dans la bagarre son coéquipier et compatriote Lennard Kämna, et le dernier vainqueur du Critérium du Dauphiné, le Colombien Daniel Martinez (EF). L’offensive creusa la tombe des Français de l’échappée. Exit Alaphilippe, Rolland, Barguil, Madouas... A l’arrière, dans le col de Neronne, les Ineos de Bernal prirent les commandes, vite relayés par les Jumbo. Ecrémage en prime. Thibaut Pinot céda d’abord, puis Romain Bardet, puis Guillaume Martin. Dans les pentes, une forme de désolation se profila.

Terrifiant final, monumentaux derniers hectomètres, dans lesquels les corps devinrent des instruments de souffrance absolue. Dans les passages à 15%, Kämna et Martinez se livrèrent un combat singulier, à la pédale. Le Colombien l’emporta, à l’énergie. Loin derrière, le groupe des favoris implosa. Et entra en scène le numéro d’ultra puissance des Slovènes, qui crachèrent leur lave. Puisqu’en tout corps cycliste gît un souci de force et de gloire, Tadej Pogacar et Primoz Roglic se retrouvèrent seuls, dans un duo étrange et inquiétant, efficaces comme des automates, virulents comme des soldats aux ordres, implacables. Dans l’affaire, Bernal perdit 38 secondes et sa place de dauphin, qui échoua à Pogacar. Bardet, à la limite du supplice après sa chute, concéda 2’30’’. Et Martin échoua à 2’45’’. Cauchemar dans les volcans d’Auvergne pour les tricolores. Plus aucun d’entre eux ne figure désormais dans les dix premiers du classement général…

Le chronicoeur, du haut de ses 31 Tours, chercha trace d’enthousiasme dans ce cyclisme de perfection et de mécanique maximaliste. L’étape devait être tellurique. Elle le fut. Sauf qu’elle nous livra la vérité morne de notre temps.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 11 septembre 2020.]

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