jeudi 3 septembre 2020

Colère rouge dans les Cévennes

Dans la sixième étape, entre Le Teil et Mont Aigual (191 km), victoire du Kazakh Alexey Lutsenko. Les coureurs, navrants de passivité, ont traversé la seule terre protestante au monde qui vote historiquement communiste.

Mont Aigoual (Gard), envoyé spécial.

On ne triche pas avec la montagne… Il était un peu plus de 16 heures, quand nous espérions que la fabrique à bascule actionne sa lame impitoyable. Tout là-haut vers le Mont Aigoual, point culminant du Gard avec ses 1560 mètres d’altitude, le vent dansait moins que de raison, lui pourtant  maître Éole des Cévennes et des Causses qui souffle d’ordinaire à plus de 60 km/h 265 jours par an, et qui, en 1968, par une douce furie, projeta une rafale mesurée à 360 km/h au sommet. Entre les sentiers et les arboretums, tandis que certains dégustaient encore du pélardon – très petit fromage au lait cru de chèvre de la région – et quelques oignons doux mijotés à toutes les sauces, nous vîmes plusieurs cadors du peloton s’installer dans ce petit dodelinement anxieux signifiant l’imminence de l’effort violent. Ce moment où les faiblesses des meilleurs peuvent claquer à tout instant. Le croyions-nous…

Certes, rien à voir avec la veille vers Privas, quand aucune équipe n’avait essayé de placer un représentant à l’avant – un fait rarissime dans les annales. Ce qui valut au vainqueur de l’étape, Wout Van Aert, cette confession: «C’était la course la plus facile de ma carrière.» Cette fois, sous l’impulsion d’une longue échappée (Van Avermaet, Lutsenko, Herrada, Roche, Powless, Oss, Boasson Hagen et Cavagna) et du travail des armadas de Mitchelton d’Adam Yates, maillot jaune par effraction, et des Ineos, les coureurs parvinrent grand train dans l’inédit col de la Lusette (11,7 km à 7,3%), se livrant aux tortures de plus en plus hachées de leurs efforts. Puis ils entamèrent la lente ascension du Mont Aigoual (8 km à 4%). Le peloton se disloqua, bien sûr, mais rien ne se produisit entre les prétendants à la victoire finale, navrants de passivité. Ni Egan Bernal, ni Thibaut Pinot, ni Guillaume Martin, etc., ne tentèrent quoi que ce soit pour perturber Yates et surtout Primoz Roglic (pour la suite). Décevant. Désolant. Au moins, l’un des rescapés du matin sauva l’honneur des lieux : victoire de prestige pour le Kazakh Alexey Lutsenko (Astana).

Comment ne pas voir rouge? Car sans le savoir, nos héros de Septembre venaient de traverser, par Alès, Anduze ou Sumène et bien d’autres villes et villages, une bonne partie des Cévennes rouges où il est fréquent, dans les cimetières, de découvrir deux sortes de pierres tombales: celles frappées de la faucille et du marteau, celles de la croix huguenote. «Un paradoxe mondial, selon l’historien Patrick Cabanel. Les Cévennes sont la seule terre protestante au monde qui vote communiste.» (1). Située aux confins du Gard, de la Lozère et de l’Ardèche, cette zone montagneuse, profondément marquée par son histoire politique, fonctionne comme un miniterritoire ayant subi au fil du temps l’exode rural, des formes de désertification, la fermeture de la mine, puis l’échec de la reconversion industrielle. Chaque pierre, chaque village témoigne d’une autre particularité: l’enchevêtrement dans les luttes de l’ouvrier et du paysan, ce mélange d’urbain et de rural, frappés l’un comme l’autre par le chômage de masse, une pauvreté enracinée, un recul des services publics… mais où se perpétue tant bien que mal la place du cœur à gauche, contrairement à tant de contrées proches (Nîmes, etc.) qui ont renoncé au combat et au sens de la révolte.

Ceci n’avait peut-être aucun rapport, mais ce jeudi 3 septembre, entre Le Teil et Mont Aigual (191 km), ce fut précisément dans cette partie «rouge» de l’étape, jusqu’au sommet du col de la Lusette, que le Peuple du Tour occupa le plus le bord des routes. Enfin, c’était visible et réjouissant. Comme si l’union de l’Histoire et du Tour se lisait dans les manuels. Patrick Cabanel raconte: «Le protestantisme a tellement été persécuté par la monarchie catholique qu’il s’est retrouvé derrière la République dès sa naissance, puis derrière les partis républicains et les partis les plus à gauche, considérés à chaque étape comme ceux qui les protégeaient le plus: le Parti radical, d’abord, puis le Parti socialiste, puis le Parti communiste. Il y a cet ancrage révolutionnaire: il faut être à gauche toute.»

Si les cyclistes goûtaient un peu la passion historique, ils s’en inspireraient plus souvent. Et ils auraient su que l'attachement des Cévenols à la liberté s'alimente aussi au souvenir du passé camisard: le goût de la «dissidence» et une certaine méfiance vis-à-vis des institutions ne sont pas sans rapport avec l'habitude de s'organiser en petites communautés aux éclats rouges, que vinrent renforcer l’arrivée des « néos » soixante-huitards dans les années 1970. Nous rêvions hélas un peu trop que cet esprit imprègne le peloton…

Du mont Aigoual, qui offre un panorama à 360 degrés jusqu'à la Méditerranée, mais aussi une vision unique du réchauffement climatique, basée sur quelque 125 ans de relevés météo de son observatoire (la dernière station de montagne habitée en France), le chronicoeur calma alors ses nerfs aux senteurs des forêts apaisées. Et il repensa aux destins mêlés des non combatifs du jour, coupables d’avoir trahi la montagne, de ne pas l’avoir affrontée par l’orgueil, le courage et la révolte. Colère rouge dans les Cévennes.

(1) In l’Humanité du 23 juin 2015, enquête de Christophe Deroubaix.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 4 septembre 2020.]

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