jeudi 30 décembre 2021

Abstention, piège à cons

Ne pas voter, à l’évidence, signifie soit nourrir le système libéral, soit créditer les extrêmes droites qui profitent du confusionnisme ambiant et de la crise des institutions.

«La démocratie, c’est ce qu’il reste de la République quand la lumière s’éteint», assure le philosophe ­Régis Debray. À quatre mois d’une échéance électorale décisive, nous continuons d’observer le corps social en parodie, à l’agonie, qui insiste et s’acharne à nous inquiéter. Le tertre piétiné de la citoyenneté est là, sous nos yeux, et nous ne savons ce qu’il adviendra de la présidentielle, sans parler des législatives, deux rendez-vous hantés par le pire des spectres: celui de l’abstention.

Les derniers scrutins ont sonné l’alarme. La désertion des urnes lors des régionales et des départementales, en juin, a atteint un record historique sous la Ve République (hors référendum). L’abstention reste le premier «parti» de France, singulièrement dans les classes populaires et chez les jeunes, lesquels ont boudé à 90%… Depuis, impossible de ne pas échapper à un débat, une tribune, des enquêtes et des chiffres annonciateurs de catastrophes. Des taux de participation aussi faibles et récurrents laissent à penser que notre démocratie – très malade – bascule peu à peu dans ce que nous pourrions nommer une «République de l’abstention», aux conséquences désastreuses.

Abstention, piège à cons! Car ne pas voter, à l’évidence, signifie soit nourrir le système libéral, soit créditer les extrêmes droites qui profitent du confusionnisme ambiant et de la crise des institutions, littéralement à bout de souffle. La monarchie républicaine a non seulement organisé l’irresponsabilité des dirigeants en leur octroyant le pouvoir suprême de mettre en péril nos biens communs, mais elle a également écarté les citoyens du processus de décision politique. La confiance semble rompue, expliquant en grande partie l’accélération du désenchantement du bulletin de vote au risque d’un séparatisme civique de grande ampleur.

Rien n’est pourtant écrit, ni fatal. À condition de retrouver le chemin du développement démocratique – une VIe République – à partir des réelles préoccupations des Français et des valeurs collectives de justice et d’émancipation. Les penseurs progressistes, les syndicats et les forces de gauche prônant les Jours heureux ont un énorme rôle à jouer pour éviter le pire, alors qu’un dispositif politique pensé en haut lieu est mis en place pour sauver le capitalisme financier et empêcher toute alternative de transformation sociale. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 30 décembre 2021.]

jeudi 16 décembre 2021

Centimilliardaire(s)

Les projets fous des maîtres du monde.

Capitalisme. Dormons tranquilles, les milliardaires de la tech veulent inventer notre futur… tout en s’occupant de leur présent! Pour eux, il a fallu inventer un nouveau terme, celui de centimilliardaires, afin de les différencier des «petits» milliardaires, tant ils se situent en orbite du capitalisme globalisé. La pandémie a été une période faste pour les trois Américains qui accaparent tous les esprits mondialisés. Même le Figaro le note: «Au cours des vingt derniers mois, leurs fortunes ont atteint des sommets encore plus vertigineux. (…) Aux États-Unis, où la richesse individuelle suscite plus fréquemment l’admiration que la méfiance ou l’envie, leur puissance commence à susciter des critiques.» Les vainqueurs en question de la décennie des crabes, vous les connaissez bien. Elon Musk, le constructeur des automobiles électriques Tesla et des fusées spatiales SpaceX, a vu sa richesse quadrupler et dépasser le PIB de l’Afrique du Sud. Il a ravi à Jeff Bezos, le patron d’Amazon, le titre de personne la plus riche du monde. La fortune de Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, a dépassé les 100 milliards de dollars. Le bloc-noteur ne résiste pas au bonheur de citer cette précision du Figaro: «Des fuites du fisc américain ont révélé que la plupart d’entre eux ne payaient que très peu et parfois pas d’impôts sur le revenu. Même si c’est de façon totalement légale, puisque leur richesse provient de la montée en flèche de la valeur de leurs actifs, comme les actions et les biens immobiliers…»

Moyens. Les polémiques reflètent à merveille le rôle considérable de ce triumvirat de la finance, ainsi que la manière dont ils aspirent à façonner notre à-venir. Entre projets fous et influence sur la société dite «moderne» qui surclasse, et de loin, celle des autres multimilliardaires de la planète, ils sont à la fois visionnaires et pragmatiques, destructeurs et bâtisseurs, mais surtout actifs, à partir de leurs propres projets économiques, des évolutions du capitalisme dont ils détiennent en partie les clefs du futur. Leur pouvoir, ils le détiennent de leur immense richesse qui leur fournit des moyens comparables ou souvent supérieurs à bien des États, renvoyant les Ford et autres Rockefeller au rang d’ancêtres amateurs. Commentaire savoureux du Figaro: «Leur individualisme, leur défense de la libre entreprise et leur hostilité aux impôts les rapprochent des courants conservateurs. Mélange d’idéaux technocratiques et d’utopies libertaires, ils ont en commun une croyance dans le progrès technique pour réparer les dégâts commis par l’industrialisation et répondre aux grandes angoisses eschatologiques de notre temps.»

Horizon. Nous y voilà. Se prêtant le destin absolu d’ingénieurs persuadés de leur vision du monde hyperlogique et hyperbolique, ils rêvent d’offrir un nouvel horizon à l’humanité par la conquête de l’espac ou d’une réalité virtuelle. Elon Musk, à la tête de Tesla et de SpaceX, dit: «L’histoire va bifurquer dans deux directions. L’une d’elles consiste à rester sur Terre pour toujours, et à faire face à un événement dramatique d’extinction de masse. L’alternative est de devenir une civilisation spatiale et une espèce multiplanétaire.» Mark Zuckerberg, qui développe son nouveau monde par la réalité virtuelle augmentée, déclare: «Nos plus grands défis nécessitent des réponses mondiales, comme la fin du terrorisme, la lutte contre le changement climatique et la prévention des pandémies.» Quant à Jeff Bezos qui fournit aussi les puissants serveurs qui stockent près d’un tiers des informations sur Internet aux États-Unis, y compris celles du gouvernement et de la CIA, il ose: «La publicité est le prix à payer pour une pensée incomparable. L’intelligence est un don, la gentillesse un choix.» Ces gens-là veulent nous sauver de nous-mêmes. Sans aucune philanthropie.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 17 décembre 2021.]

mardi 14 décembre 2021

Tableau noir

L'école craque sous nos yeux... 

L’éducation nationale, version Jean-Michel Blanquer, ne manque pas d’idées… ni de toupet. Alors que les établissements scolaires pâtissent cruellement de bras pour pallier les absences non remplacées des enseignants, des fonctionnaires à la retraite sont appelés à la rescousse. Vous avez bien lu. Voilà la bouteille à la mer lancée par l’institution publique dans de très nombreux départements: le recours aux vétérans.

En vérité, le Covid et ses conséquences ne sont qu’un catalyseur et un accélérateur d’un problème plus général, lié non pas à une «crise de vocation» mais bien à une crise de recrutement. Malgré la prime d’activité annoncée par Blanquer, le nombre de candidats aux concours d’enseignants poursuit sa chute. D’où le recours massif aux contractuels. D’où cette impression de «grande débrouille». Des parents d’élèves, exaspérés, activent leurs réseaux. Et certains rectorats postent des annonces à Pôle emploi ou sur Leboncoin…

Ce tableau noir n’est pas sans nous rappeler ce qui se passe à l’hôpital. L’école craque sous nos yeux. D’autant que le contexte sanitaire ne s’arrange pas, contrairement aux données «officielles» du ministère, qui minimise l’impact et la réalité de la propagation du virus. Chacun a bien compris que le nombre de classes fermées était artificiellement diminué grâce au nouveau protocole. Un exemple: tandis que le ministère déclarait 48494 élèves malades en une semaine, le ministère de la Santé en trouvait, lui, 21787 pour la seule journée du 6 décembre. Cherchez l’erreur. La pagaille est totale. Mais Jean-Michel Blanquer joue la montre.

Et pendant ce temps? Le Parlement n’a rien trouvé de mieux que de proposer une loi LaREM qui va chambouler à bas bruit tout le primaire: la création d’une fonction de directeur d’établissement, dans la droite ligne de la visée libérale macroniste. Autonomie, nous dit-on, quand il s’agit de transformer l’école en entreprise, avec sa logique managériale propre et ses dérives prévisibles. Emmanuel Macron n’a-t-il pas déjà annoncé des expérimentations permettant aux futurs directeurs de «choisir l’équipe pédagogique»? L’éducation nationale n’en portera bientôt plus que le nom…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 14 décembre 2021.]

vendredi 10 décembre 2021

Éclat(s)

Des mots sur des maux, par Régis Debray.

Rire. «La vie nous joue des tours, à domicile et à tout âge. Finalement, elle est plus drôle qu’on ne croit. Une raison de plus pour la prendre au sérieux.» Ainsi écrit Régis Debray dans Éclats de rire (Gallimard), son dernier livre. Au passage de l’été, le philosophe, médiologue et écrivain a traversé une épreuve physique, sous la forme d’un accident vasculaire cérébral, dont il dit: «Un trouble dans l’hippocampe, et voilà une joyeuse pagaille. Le lien ne se fait plus, la cocasserie s’installe. Cohérence en baisse, trous de mémoire, déséquilibre garantis. Le tout s’en va, les riens remontent.» Et il ajoute: «Le glaneur des deux rives n’en demande pas plus. Et comme un homme se déconstruit en moins de temps qu’il lui en a fallu pour se construire, on peut profiter de sa mise en pièces pour prendre en note l’intempestif.» Le résultat par la plume, «du décousu main», selon sa propre définition, est prodigieux de drôlerie et de profondeur intellectuelle, entre «remembrances, épigrammes, pirouettes, brèves de comptoir», bref, autant de petits énoncés et autres aphorismes ou anecdotes qui se succèdent «sans logique ni protocole» au nom de la vie, de la Raison et de l’esprit, non sans venir titiller les grandes visions panoramiques du monde d’ici-et-maintenant, ce qu’il nomme la «généralité molle». Il précise d’ailleurs: «Pour les idées qu’on se fait du vaste monde, il est conseillé de se rendre sur place, comme pour acheter chaussures et pantalons. La vente par correspondance, pour le on-dit ou la bienséance, est une commodité rentable, mais source d’erreurs graves.»

Solitude. Rendant hommage à Georges Perec, qui lui prêta jadis son appartement parisien, et à Fidel Castro, qui l’adouba côté engagement révolutionnaire, Régis Debray rappelle que tenir tête à la plus grande puissance du monde lorsque nous ne sommes rien d’autre qu’un «trublion périphérique» force le respect, puisqu’«un rien peut faire tomber». Se qualifiant volontiers de «castro-perecquiste», l’homme n’oublie pas, en premier plan collectif, le bon usage d’une nation par la narration, mêlé des rêves d’un Chateaubriand et des chœurs de l’Armée rouge. «Comment sortir du lot dans le tout-à-l’ego ambiant? demande-t-il. En faisant comme tout le monde, c’est-à-dire en montrant n’importe comment, où et quand, qu’on n’est pas n’importe qui. Le cercle vicieux rend fou – ou méchant.» Et puisque le prix à payer d’être soi confine à la solitude, Debray met en garde les imprudents: «Se prendre pour ce que l’on est en fait, sans délire ajouté, c’est le début de la fin. Une dépression assurée, non remboursée par la Sécurité sociale.»

Espoir. Le philosophe au long cours – celui du temps-long et du phrasé permanent pour l’expliquer en détail – n’a jamais caché la nécessité vitale de monter au feu, non sans lucidité, mais en gardant toujours en soi «quelque illusion lyrique». Tout est affaire d’engagement fondamental et de vocabulaire pour l’inciter, malgré l’épuisement spirituel – et contre l’époque de moins en moins épique. Il écrit: «“Décadence” déconsidère. Cela sent par trop le réac, le moisi, voire le facho. “Déclin” est moins compromettant et plus grand genre, cela fait Empire romain (…). “Fin de siècle”? Chaque chose en son temps, on n’est qu’au début du nôtre. “Fin de partie”, c’est rigoureux comme du Beckett, mais cela manque de charité.» Magistrale rhétorique, moins dépourvu d’espoir qu’il n’y paraît. Surtout quand il prévient la jeunesse du monde par ces mots, plaqués sur des maux: «Laissons les irresponsables vanter “la fin des idéologies”. Ils portent atteinte à la morale publique. En tant que permanente incitation au suicide collectif, voir les choses en face, sans conneries ajoutées, devrait relever du Code pénal.» Il cite aussi Julien Gracq, son grand ami: «Le sens de la formule, c’est dangereux. Méfiez-vous. Cela peut tuer.» Et Régis Debray conclut: «Il avait tort: on a survécu. Il avait raison: mais dans quel état!» Du grand art. Et par les temps qui courent, de la pensée sereine.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 décembre 2021.]

mardi 7 décembre 2021

Contre-courant

Vraiment à droite, la France qui vient? 

A priori, le paysage médiatico-politique des derniers jours ne devrait pas nous inciter à l’optimisme. Entre la désignation de Valérie Pécresse à la droite de la droite LR, qui vient parapher la fin d’une certaine idée du gaullisme (pour peu qu’on y ait jamais cru), et le meeting de l’odieux Éric Zemmour, qui concentra à Villepinte à peu près tout ce que l’extrême droite peut offrir de pire, mélange absolu de haine verbale et de violences physiques mises en pratique, tout l’espace public nous apparaît broyé par les immondices d’une France rance et dégoûtée de sa propre destinée universaliste et républicaine. Soumis à la domination massive de l’émotivité conditionnée, le pouvoir de la Raison semble molesté par la magie du «live» et des thèmes imposés.

À une question près, néanmoins: l’ultradroitisation de notre pays est-elle une réalité si tangible que nous n’y pourrions rien? En somme, à cinq mois d’échéances électorales décisives, les citoyens français sont-ils vraiment hantés par le «grand remplacement» et toutes les thèses indignes scandées par les âmes sombres du poujadisme et du néopétainisme, quand bien même de nombreuses études viennent en contredire l’idée? La France qui vient ne ressemblera sans doute pas à ce que nous promettent les prophètes de malheur…

Ne confondons pas la puanteur des débats proposés par certaines chaînes d’information avec la réalité du corps social environnant, plus divers qu’on ne l’imagine. Si un positionnement «à droite toute» inspire beaucoup d’esprits, n’oublions pas que les «valeurs de gauche», elles, continuent de progresser régulièrement – et de manière très structurée parmi les jeunes générations. Une récente étude d’EVS (European Values Study) montrait par exemple «une hausse des valeurs de tolérance et d’égalité» en France, tandis que notre société «devient plus permissive, moins conservatrice». Quant à l’attachement à la justice sociale, il demeure essentiel pour plus de 70% de nos concitoyens, sans parler de l’aspiration à la «solidarité», au «partage des richesses», à «l’intervention de l’État», à «la réduction des inégalités», etc.

Une espèce de «socle commun» se trouve là, sous nos yeux, à portée de mains collectives. À contre-courant des idées reçues, les dynamiques de fond de la société française ne sont pas forcément là où la majorité des projecteurs posent leurs faisceaux. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 7 décembre 2021.]

vendredi 3 décembre 2021

Ignoble(s)

L’adversaire de Zemmour-le-voilà? La République.

Clip. Un naufrage français en cache toujours d’autres, quand toutes les manipulations – bien plus calculées qu’on ne l’imagine – se déversent sans retenue. Le clip de Zemmour-le-voilà, ayant pour fonction d’annoncer sa «candidature» à la fonction suprême, dépasse l’entendement en tant que nouveau genre aussi absurde qu’accessoire. Résumons: pour qui se prend-il, l’histrion, puisque, pour lui, tout est permis? Son métier, nous le connaissions: la haine. Sa fonction essentielle aussi : la polémique raciste, ­misogyne et pétainiste. Son rôle fondamental: distiller de l’ignominie pour diviser, rompre, fracturer une société pourtant malade des inégalités. L’indécence n’a donc plus de limite. Singer ainsi le général, celui de l’Appel du 18 juin, les yeux rivés sur son texte, devant un micro vintage, plongé dans une fausse pénombre d’heures sombres. En vérité, tout concorde dans ce mauvais théâtre du révisionnisme ambiant, poussé jusqu’au paroxysme du ridicule et de la caricature, qui en disent long sur l’atmosphère idéologique. Une pantalonnade fétide assumée. Celle d’un néofascisme tranquille. Celle d’une extrême droite verbeuse aux références abjectes et pédantes. Sans parler des tentatives de récupération, de Barbara (qui chanta Göttingen, «les enfants sont tous les mêmes, à Paris ou à Göttingen») à Brassens, de Gabin à Sautet, de Voltaire à Rousseau… N’en jetez plus. Les morts sont en nous et n’ont rien à voir avec cet exhibitionnisme crapuleux, eux qui, tous, auraient exécré la France vichyste, précisément celle qu’il tente à toute force de réhabiliter pour la ressusciter.

Pétainiste. Petit rappel, face à ce simplisme, à cette démagogie sans nom, grossière et mensongère. L’idéologue contre-­révolutionnaire Zemmour-le-voilà, directement inspiré de la «révolution nationale» pétainiste, n’emprunte pas seulement aux années 1930 les thématiques religieuses et symboliques, mais aussi les stratégies de conquête du pouvoir, offrant une «réponse» unique à tous les problèmes: l’immigré, le musulman. Comme hier avec le juif, tout devient «basique», «limpide». Aucun interdit ne l’arrête. La preuve: il réhabilite Pétain en «sauveur de juifs français»­ – distinguant ces derniers des juifs étrangers au nom de la préférence nationale. Pourquoi cette tentative odieuse? Parce que, à ce jour, Vichy restait le mur infranchissable entre la droite et l’extrême droite. En ravivant la théorie du glaive et du bouclier, absolument délirante, Zemmour-le-voilà tient à associer dans un même «corpus historique» de Gaulle et Pétain. Bref, rapprocher les deux droites, son obsession. Logique implacable: la France d’abord, éprise d’un continuum sans fin, où tout se vaut, même le pire. La France, oui. La République, non. Voilà l’adversaire qu’il conviendrait d’abattre: la République. L’homme n’avait-il pas déclaré, en 2019: «Le nazisme est parfois un peu raide et intolérant»?

Hanau. Ce clip ressemble à un évident exercice de diversion. Beaucoup porteront plainte pour «utilisation d’images non autorisées», et pour cause. Lui se drapera dans la posture «victimaire», du «pourchassé», comme le revendiqua longtemps un certain Trump. Eux contre tous. Mécanique désormais bien connue. Demeure néanmoins un paradoxe. Pour enjoliver son laïus, Zemmour-le-voilà a lorgné l’Allemagne et le Danube, en choisissant la Symphonie n°7, de Beethoven, créée à Vienne en décembre 1813 lors d’un concert patriotique donné au bénéfice des blessés autrichiens de la bataille de Hanau. Posant devant une bibliothèque où trône une icône orthodoxe de la Vierge Marie, il assène en guise de fond sonore une musique utilisée par l’empereur d’Autriche, pour mobiliser son peuple contre la France. Une autre forme de nationalisme, vanté par Wagner, aux relents bientôt hitlériens. Un choix pas si étrange(r) que cela. Nous nous souvenons du refrain: «Radio-Paris ment», et de la suite du couplet. L’ignoble a choisi son camp. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 décembre 2021.]

dimanche 28 novembre 2021

L’égoïsme des puissants

Tant que nous ne vaccinerons pas massivement toute la population mondiale, personne ne sera à l’abri. 

Un nouveau variant surgit… et le monde tremble. Rien d’étonnant. Depuis le début de la pandémie, qui a déjà tué entre 5 et 15 millions d’humains, les scientifiques n’ont cessé d’alerter sur cette caractéristique «ordinaire» des virus et leurs variations, plus ou moins dangereuses. D’inédits mutagènes, plus contagieux, semblent être la caractéristique d’Omicron, détecté en Afrique australe. Les mois passent, nous vivons des jours sans fin aux scénarios écrits à l’avance, et le Covid-19 n’en finit plus de nous narguer, tendant sur nos sociétés un miroir cruel, révélant ce qu’il y a de pire au cœur du capitalisme globalisé. Chacun en convient, le coronavirus mute de façon massive dans des zones sans couverture vaccinale, sans doute chez les malades immunodéprimés, trouvant ainsi des moyens pour échapper au système immunitaire. Conclusion? Tant que nous ne vaccinerons pas massivement toute la population mondiale, personne ne sera à l’abri. Nulle part.

L’égoïsme et l’aveuglement des puissants nous mènent à l’abîme. Bientôt deux ans se seront écoulés, et la non-levée des brevets sur les vaccins se révèle pour ce qu’elle est : une monstruosité criminelle! Seule 7% de l’Afrique est protégée. Et les populations pauvres de la planète, soumises aux rebonds épidémiques de l’Occident, attendent «l’aumône» des pays riches, sous forme de «redistribution de doses»…

La cupidité des financiers menace l’humanité. Mais que les maîtres du monde, à commencer par les principaux dirigeants politiques, prennent bien conscience que cette pandémie est, pour eux aussi, un test dramatique. Face à leur devoir moral et face à l’Histoire, pousseront-ils l’OMC à lever les brevets et à aider enfin massivement les pays en développement, au moins pour nous protéger en retour – à défaut de compassion envers les damnés de la Terre?

Pendant ce temps-là, le monde riche se barricade, voulant interdire à Omicron d'entrer chez lui. Pourtant, le virus ne se noiera pas dans la Manche ou la Méditerranée dans l’indifférence. En vérité, nous sommes tous concernés par le nationalisme vaccinal et la soumission aux multinationales. Car l’humanité réclame tout le contraire. L’accès aux soins et aux médicaments, comme un droit universel… et non une source de profit pour les actionnaires.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 29 novembre 2021.]

vendredi 26 novembre 2021

Violence(s)

De l'usage de la violence en politique... 

Situation. Une étincelle n’allume un feu qu’en terres propices – rien ne vient jamais de nulle part ni sans raison. Les événements qui secouent la Guadeloupe et la Martinique en témoignent en tant qu’exemples emblématiques, fruits pourris d’une longue et douloureuse mise en abîme d’un État républicain manquant à son devoir le plus élémentaire: l’Égalité. Soyons francs et massifs. Le mot «crise», qui englobe en lui-même toutes «les crises», en cache à peine un autre: le mot «violence». Celui qui effraie tant, à juste titre. Comme une tentation? Pas impossible. Comme une possibilité? Le bloc-noteur n’ira pas jusque-là, sachant néanmoins que, historiquement, la peur du prérévolutionnaire et de sa praxis a toujours provoqué chez les puissants un réflexe de violence – qui n’est pas «que» symbolique. Nous le savons, État et patronat disposent d’armes de répression massives, sournoises ou directes. Comment y répondre? Pour de bonnes et/ou de mauvaises raisons, chacun s’accordera ici-et-maintenant à dire que l’usage de la violence n’est plus forcément nécessaire et souhaitable pour construire un autre monde. Cette «violence» qu’on disait jadis «révolutionnaire». Et pourtant, en formulant l’hypothèse du renoncement total, pactisons-nous avec ceux qui précisément craignent le plus l’apparition d’une situation prérévolutionnaire, ceux qui vivent, pensent et souvent dominent comme sous un Ancien Régime? Délicate question, n’est-ce pas?

Droit. Puisque nous ne renonçons pas à l’Idée d’un processus révolutionnaire, qui, de fait, par son surgissement même, provoquerait en réaction des moyens violents pour l’empêcher de croître, repenser la problématique du combat et de ses formes paraît plus évident que jamais. Que peut-on opposer à l’État et aux puissants en guise de défense des actions qui s’exceptent du droit? Voilà le vrai dilemme, posé à tous, qui ne cherche pas en soi à encourager des actions répréhensibles mais seulement à attirer l’attention sur une réalité: la situation économique, sociale et politique atteint un tel degré d’incandescence que pourraient bel et bien, dans l’absolu, se multiplier les actions qui passent outre le droit. Dans Force de loi (1994), Jacques Derrida écrivait: «La fondation de tous les États advient dans une situation qu’on peut appeler révolutionnaire. Elle inaugure un nouveau droit, et elle le fait toujours dans la violence.» Le mot «violence» ayant ici toutes les acceptions, singulièrement celle de la «rupture» et des modes qui l’accompagnent pour y parvenir.

Déréalisation. En 2009, dans la revue Lignes, le regretté Daniel Bensaïd expliquait très clairement: «Le capitalisme pourrissant secrète de la violence et de la peur à haute dose. Il s’agit de faire en sorte que la colère l’emporte sur la peur et que la violence s’éclaire à nouveau d’un objectif politique, à la façon dont Sorel revendiquait une nécessaire violence de l’opprimé, mais une “violence éclairée par l’idée de grève générale”.» Et il ajoutait un élément primordial: «À condition d’être liée à un objectif politique.» Il aurait pu ajouter que le capitalisme globalisé, dont nous voyons désormais les effets à l’échelle mondiale, accélérerait l’urgence de ce questionnement pour l’«ici» et l’«ailleurs». L’interpellation du présent reste celle de violences effectives, émeutières, répressives, ou très concrètes quand s’abattent les agissements du libéralisme économique contemporain. Depuis trente ans de matraquages idéologiques, la fabrique d’une Révolution française sans violence exécutive, sans violence en contrecoup de la résistance à l’oppression, a fini par donner un sentiment étrange de déréalisation – alors que l’histoire de la Révolution ne se limite pas, fort heureusement, à l’analyse de la violence qui s’y déploya. Il serait profitable que la conscience historique de ce moment, comme un «risque» prévisible, habite ceux qui disposent de tous les leviers de violence de notre société inégalitaire, dont ils usent et abusent en les nommant «loi du marché», «libre-échange», «compétition», etc. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 26 novembre 2021.]

lundi 22 novembre 2021

Cataclysme

Alors qu’une cinquième vague de Covid se profile, notre système de soins est-il prêt à affronter une nouvelle alerte d’ampleur? 

Alors qu’une cinquième vague de Covid se profile déjà de manière «fulgurante», si l’on en croit le porte-parole du gouvernement, comment, et dans quel état, la France sortira-t-elle de cette éventuelle nouvelle épreuve sanitaire? Ou plus exactement, notre système de soins est-il prêt à affronter une nouvelle alerte d’ampleur, quand nous remontent, de partout, les inquiétudes des professionnels qui devraient alerter la nation tout entière? Même la Direction générale de la santé (DGS) s’en est émue dans une note assez surréaliste. Selon l’organisme, les hôpitaux seront probablement dans l’impossibilité de gérer un afflux de patients d’ici Noël. La DGS a donc émis l’idée de réquisitionner des soignants. Une décision qui irrite et/ou scandalise les professions de santé, déjà essorées par presque deux années de pandémie. Nous parlons de la France, en 2021…

Depuis mars 2020, date du premier confinement, non seulement rien n’a changé, mais tout paraît encore plus sombre et en voie de démembrement accéléré. Affligeante constatation: pour les soignants, le «nouveau monde» ressemble furieusement à celui d’avant, en pire ! Les projets de restructuration, de fusion et, avec eux, de suppression de lits se poursuivent contre toute logique, tandis que le manque de personnel se traduit désormais par la fermeture de services. Si la situation de l’AP-HP est souvent mise en lumière, en réalité, bien peu d’établissements publics échappent dorénavant à un mouvement de «désertion sanitaire» d’une ampleur inédite.

Les personnels voulaient réinventer la pyramide des soins, de l’hôpital aux Ehpad, retrouver la dignité d’une fonction essentielle à la vie des citoyens, avec des moyens en personnels réévalués, de vraies politiques salariales, bref, de quoi entrer enfin dans le XXIe siècle en tenant compte du cataclysme révélé par le coronavirus. Le gouvernement, malgré le «Ségur», n’a usé que de cosmétiques alors qu’il manque environ 100.000 professionnels dans le service public hospitalier. La République de l’égalité réclame une rupture totale avec la soumission aux logiques libérales qui ont trop longtemps présidé aux affaires. L’idée de déclassement du pays ne vient pas de nulle part. Doit-on rappeler la valeur constitutionnelle de la protection de la santé en France? En sommes-nous encore dignes?

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 23 novembre 2021.]

vendredi 19 novembre 2021

République(s)

Se déclarer «républicain» n’est pas un blanc-seing.

Symboles. «République! République! République!», entend-on du matin au soir, et même les nuits d’insomnie. Curieux, n’est-ce pas, ce sentiment plus ou moins douloureux de ne plus savoir à quelle République se vouer, selon qui prononce son nom même, ce qu’on y accole en tant que définition d’un tertre trop souvent piétiné? Qui parle, en vérité, et qui ose en convoquer le sens exact, lorsque le langage échappe à toute mesure et cache mal les réelles intentions? «Le mot République a-t-il d’ailleurs un sens en français», demandait l’historien Claude Nicolet en ouverture de l’Idée républicaine en France (Gallimard, 1982), livre qui perturbe encore la mémoire du bloc-noteur. «La République est multiple et avance masquée», expliquait alors le spécialiste de la Rome antique, arguant du fait qu’elle n’est pas seulement un système institutionnel et une succession de régimes très divers, mais aussi «un ensemble de références et de pratiques culturelles d’une richesse telle qu’un dictionnaire ne puisse en épuiser le sens». Le sens, toujours le sens. Car, oui, l’usage veut que le mot République ne se limite pas à son acception juridique et politique, mais qu’il recouvre un ensemble complexe de valeurs et de symboles. Chacun les siens, pourrait-on dire. Mais existe-t-il de puissants dénominateurs communs, au moins capables de rassembler ce qui est épars dans un «tout» conforme à tous? Ou fut-ce, depuis la Révolution et tant et tant de régimes successifs, une tâche quasiment impossible qui laisse une trace ici-et-maintenant?

Source. Poser la question est déjà y répondre. D’autant que l’histoire en question ne saurait être le seul exercice d’une science du passé, mais bien un examen consciencieux du présent avec l’épaisseur du temps. République ne se décline pas avec force épithètes et attributs par hasard. De la «République opportuniste» à la «République radicale et anticléricale», de la «République monarchique» à la «République impériale», de la République des camarades, de Robert de Jouvenel (1914), à la République des professeurs, d’Albert Thibaudet (1927), de la République des comités (1934) à la République des ducs (1937), de Daniel Halévy, de la République des instituteurs, de Jacques et Mona Ozouf (1992), à la République des hommes d’affaires, de Jean Garrigues (1997), sans oublier notre chère Révolution et République, de ­Michel Vovelle (1987), qu’est-ce que la République et quelle est donc l’idée républicaine en France, puisque tout le monde s’y réfère et la récupère allègrement sans puiser à la même source et sans forcément la conduire au même fleuve?

Spectres. Nous le savons cruellement. Il y a un monde entre une «vision» conservatrice de la République (monarchie républicaine ou monarchie impériale) et une «vision» postrévolutionnaire (République laïque et sociale). Se déclarer «républicain» n’est pas un blanc-seing. Quand un Zemmour-le-voilà affirme la main sur le cœur «je suis un vrai républicain», mais qu’il évoque de façon obsessionnelle Vichy et l’histoire de l’Occupation, il envoie un autre message à toute la France rance et revancharde: l’État français et l’effondrement de la République (justement) en 1940-1944 ne sont pas une période honteuse de notre histoire. À quoi procède-t-il? À une tentative de normaliser le pétainisme pour masquer et banaliser son véritable projet, qu’il n’est évidemment pas le seul à porter: mettre à bas non seulement la Ve République (malgré ses références permanentes à de Gaulle), mais la République tout court! L’histoire nous renseigne: ainsi le vote du Parlement qui, le 10 juillet 1940, par 569 voix contre 80, confiait à Pétain le pouvoir de donner au pays une nouvelle loi fondamentale, des «actes constitutionnels» abolissant la République et ouvrant la voie au pire. Quatre-vingts ans plus tard, les spectres rôdent. Au moins Jaurès nous mettra d’accord: «La République doit être laïque et sociale, mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale.» Le vieux rêve du grand homme reste à réaliser pleinement…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 19 novembre 2021.]

mardi 16 novembre 2021

Protégeons les lanceurs d'alerte !

Ce 17 novembre, une proposition de loi visant «à améliorer» leur protection doit être discutée au Parlement.

Ils ont parfois sacrifié leurs vies professionnelle et personnelle. Les lanceurs d’alerte sont souvent traqués, menacés ou sanctionnés, quand il ne s’agit pas de vouloir les abattre socialement ou de les réduire au silence par tous les moyens, comme un certain Julian Assange, qui croupit dans une geôle britannique. La plupart du temps, ils sont pourtant des consciences du monde. Face à eux, les puissants tremblent, les États s’inquiètent, les grandes entreprises peuvent vaciller. Dans le contexte de leur relation de travail, ils érigent les principes au-dessus d’eux-mêmes et révèlent des faits illicites ou dangereux constituant une menace pour l’homme, l’économie, la société, l’environnement… Le bien commun et l’intérêt général les habitent. Les protéger, quoi qu’il en coûte, relève de chacun. En France, c’est le rôle de la République.

Ce 17 novembre, une proposition de loi visant «à améliorer» leur protection, et à transcrire dans le droit français une directive européenne, doit être discutée au Parlement pour gommer les imperfections de la loi Sapin 2, de 2016. Cinq longues années d’attente durant lesquelles, dans notre pays, ces femmes et ces hommes de conviction ont éprouvé le douloureux sentiment d’être abandonnés, alors qu’ils représentent, aux yeux de l’écrasante majorité de la représentation nationale, un garde-fou démocratique et citoyen dans nos États de droit. Cette loi sera adoptée. Elle constituera un pas en avant, malgré quelques imperfections notables: manque de soutiens financiers à ces courageux, baisse des moyens pour les organes de contrôle administratif, absence des syndicats et des ONG dans le dispositif, etc.

La mission des lanceurs d’alerte consiste à révéler les secrets illégitimes des pouvoirs politiques et financiers. Ils sont d’utilité publique: ils font peur! Et pour cause. Il y a des moments de l’humanité où le destin de certains individus incarne le destin de l’humanité, ce que Jacques Derrida appelait «le tout du monde». Ce moment où la figure d’un humain, le sort qui va lui être réservé, détermine l’état de nos démocraties. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 17 novembre 2021.]

vendredi 12 novembre 2021

Atomisation(s)

Terra Nova découvre l’asservissement des classes populaires…

Récits. En mai 2011, un scabreux rapport du think tank Terra Nova consacré à la «stratégie électorale de la gauche» mettait le feu aux poudres des marqueurs fondamentaux en renvoyant méchamment les ouvriers et les employés à l’arrière-plan des évolutions du monde du travail, qui eurent, depuis, des effets sociaux et anthropologiques très profonds, jusqu’à bouleverser durablement l’identité des individus et fragiliser la cohésion sociale. Dix ans plus tard, dans une tribune donnée au Monde, l’actuel directeur Thierry Pech déclare avoir «pris (ses) distances» avec ce document dès son «arrivée à Terra Nova». Il s’en explique longuement, dont acte, non sans revenir à quelques sujets qui tiennent à cœur au bloc-noteur: les conséquences diverses des transformations du travail, à la fois pour la vie des personnes menacées de désaffiliation et pour la vie collective. Actant le fait que «les ouvriers représentent aujourd’hui 20% de l’emploi total, soit 10 points de moins qu’au début des années 1980 et 20 points de moins qu’à la fin des années 1950», et sachant par ailleurs que «les deux tiers des ouvriers ne travaillent plus dans le secteur industriel», Thierry Pech reproche aux acteurs de la gauche du XXIe siècle «une incapacité persistante à comprendre les frontières et les transformations du monde populaire». Selon lui, la «classe ouvrière» se serait ainsi «dépouillée d’une conscience d’elle-même et des grands récits qui lui donnaient forme», tandis qu’une «individualisation des relations d’emploi, qui a installé une concurrence inédite entre les travailleurs, a peu à peu détruit le socle des “rapports de production’’ qui fondait l’ancienne lecture sociale».

Crise. Le constat, que nous partageons à cent pour cent, est évidemment pertinent. Sauf qu’il ne date pas de 2021. Surtout pour s’entendre dire que «la nostalgie ne fait pas une politique» et que la gauche, si elle aspire à reconquérir les classes populaires, devrait «cesser de regarder à travers les catégories qui structuraient le monde d’hier, mais aussi éviter les foyers déformants du cartographisme social». Sans se montrer désobligeants, rappelons deux choses à monsieur Pech. Primo: de quelle «gauche» parle-t-il, celle du combat social et de la transformation politique radicale, ou de celle qui, précisément, s’inspira de Terra Nova et accoucha du quinquennat de Normal Ier et de son premier sinistre, Manuel Valls? Secundo: en 2011, les grands penseurs dudit think tank avaient sans doute étudié attentivement l’un des grands livres du sociologue Robert Castel, la Montée des incertitudes (Seuil), datant de 2009, mais pour aussitôt ignorer sinon mépriser l’essentiel de cet apport visionnaire: le morcellement, programmé par les puissants, du monde du travail, avec pour conséquence ultime la crise de l’État social «à la française».

Inégalités. Fallait-il donc attendre une décennie pour que Terra Nova parvienne aux mêmes constats accablants que ceux de Robert Castel? «Ces transformations se sont accompagnées d’une augmentation des inégalités au sein des classes populaires elles-mêmes, écrit fort justement M. Pech. Inégalités d’exposition à la précarité et au sous-emploi, au risque de pauvreté, inégalités dans l’expérience des pénibilités du travail, inégalités d’accès à la propriété immobilière…» En somme, l’asservissement de toute une classe sociale! Oui, la nouvelle conjoncture de l’emploi creuse les disparités au détriment des strates inférieures du salariat, les inégalités se creusent face aux bouleversements du monde financiarisé, par lesquels s’amplifie une insécurité sociale aux visages multiples qui frappe plus durement les catégories déjà placées «au bas de l’échelle sociale», ce qui accroît mécaniquement leur subordination. Résultat? Nous voilà aux portes de l’atomisation sociale, liée à un détachement des appartenances et des valeurs collectives. Celles que redoutait Robert Castel. Terra Nova en a désormais conscience. La simple vérité devient-elle séditieuse?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 novembre 2021.]

dimanche 7 novembre 2021

Climat : le temps raccourci de la ligne droite

La COP26 s’achève le 12 novembre. Les dirigeants du monde disposent de cinq jours pour inverser la tendance d’un «échec». 

Puisque le vivant est le bien universel le plus sacré, toute visée anthropologique primordiale doit privilégier le sort de l’humanité. Il nous reste peu de temps pour répondre à l’urgence climatique et rompre radicalement avec les paradigmes qui encagent les humains comme l’à-venir de la planète. La COP26 s’achève le 12 novembre: les dirigeants du monde disposent de cinq jours pour inverser la tendance d’un «échec» – plus ou moins retentissant – qui se profile déjà à l’horizon. Le décalage entre les objectifs et les actes saute aux yeux. Autant dire qu’une éventuelle déception provoquera une onde de choc auprès des scientifiques mais surtout du côté des populations de plus en plus conscientisées – singulièrement les jeunes citoyens de cette nouvelle «internationale» née du combat climatique.

Le temps raccourci de la dernière ligne droite est devant nous. Et notre survie en dépend. L’ONU précise que, pour limiter le réchauffement à 1,5°C, les États doivent se montrer sept fois plus ambitieux, faute de quoi, dans vingt, trente ans, près de 300 millions de personnes deviendront des réfugiés climatiques. Premières victimes? Les plus pauvres et les classes populaires. Cette alerte suppose des réponses qui mettent en cause des pouvoirs qui ont intérêt à poursuivre leurs affaires: les États et/ou les maîtres des entreprises globalisées. Car si les humains se trouvent redevables de cette situation, ce sont d’abord les modes de production et les décisions libérales mondialisées qui assèchent la planète et jettent les individus dans le laminoir effrayant des incertitudes ontologiques.

Les défis énergétiques, alimentaires et industriels, en tant que clefs de voûte, ne sont pas des questions de spécialistes. Elles doivent devenir l’affaire du grand public, qui a très bien compris qu’il n’y aura de solutions tant que l’énergie, par exemple, ne sera pas considérée comme un bien commun protégé des seules logiques d’enrichissements. Le changement climatique impose des changements systémiques, y compris en France. C’est une exigence collective absolue. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 8 novembre 2021.]

jeudi 4 novembre 2021

Éloge de la lutte

Depuis des semaines, de nombreux mouvements de grève secouent le pays et bloquent des usines. Partout le même mot d’ordre: l’urgence d’une revalorisation des revenus.

La marmite sociale bout, les tréfonds de la société française s’affaissent, l’inquiétude collective grandit… mais les puissants comme les médias dominants regardent ailleurs. Les prix grimpent, les salaires ne suivent pas, et depuis des semaines de nombreux mouvements de grève secouent le pays et bloquent des usines. Partout le même mot d’ordre: l’urgence d’une revalorisation des revenus.

Le pouvoir d’achat reste la principale préoccupation des Français. Et pour cause. Face à cette dynamique d’augmentation des coûts de la vie, liée aux pénuries et à la flambée exponentielle des matières premières, et tandis que le CAC 40 vient de battre un record historique cette semaine, l’impuissance de nos gouvernants et du patronat en dit long sur leur mécanique idéologique. Au plus fort de la pandémie, Emmanuel Macron usait de jolis mots: «Il faudra nous rappeler que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal.» Bel aveu, non? Un an et demi plus tard, rien n’a changé. Bruno Le Maire a beau pérorer que «le combat pour le travail digne, le combat pour la juste rémunération du travail», est l’une des priorités du gouvernement, plus personne n’y croit. Pour les travailleurs, en particulier ceux de la «deuxième ligne» à qui l’exécutif avait promis dès 2020 une « revalorisation », l’attente devient insupportable. La révolte gronde.

L’heure est grave, alors que dans moins de six mois nous voterons pour la monarchie présidentielle instituée par les urnes, élection qui déterminera un bon bout de notre avenir pour inverser – ou non – la logique infernale du tous contre tous, de cette «société des individus» par laquelle l’incertitude augmente puisque les régulations collectives font défaut pour maîtriser tous les aléas de l’existence, à commencer par le travail.

Nous le savons, plus que jamais: une dynamique politique ne s’enclenchera pas sans une bataille sociale d’ampleur capable d’ouvrir de nouveaux espoirs et d’abattre l’alternative mortifère entre l’extrême argent et l’extrême droite. Souhaitons même une sorte de «débordement populaire» qui redonnerait consistance au corps social et aux luttes fondamentales, sans lesquelles le peuple n’entrevoit plus grand-chose de son à-venir.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 5 novembre 2021.]

Vérité(s)

Confusionnisme à tous les étages…

Barrières. «Il y a le feu au lac et peu s’en rendent suffisamment compte à gauche!», écrivait donc cette semaine Philippe Corcuff, dans nos colonnes, pour évoquer ce «confusionnisme comme appui de l’extrême droitisation» de l’espace public. Et le maître de conférences en science politique ajoutait: «Une gauche éparpillée “façon puzzle” et la notion même de “gauche” en crise. La possibilité qu’un candidat “postfasciste”, plus à droite que Marine Le Pen mais potentiellement soutenu par des secteurs de la droite, devienne chef de l’État en avril. Un Trump, mais avec davantage de pouvoirs.» Dans un contexte de recul du clivage gauche-droite et de remplacement de la critique sociale, la xénophobie, le sexisme et l’homophobie deviennent les matrices essentielles d’agents électoraux falsificateurs et révisionnistes qui aimantent les débats, incarnés comme il se doit par Zemmour-le-voilà, capable, lui, d’enfoncer toutes les barrières de l’acceptable. Sans parler de Michel Onfray, créateur de la revue Front populaire, philosophe longtemps classé à l’extrême gauche du spectre politique, ayant, depuis, quitté ces rives-là pour brunir sévèrement son discours et ses concepts, qui s’autorise désormais publiquement à lancer quelques appels du pied à Fabien Roussel, ajoutant qu’il serait prêt à voter pour lui – s’il reprend un jour une carte d’électeur. Vous avez dit «confusion» des esprits? Comme le souligne Philippe Corcuff, le confusionnisme est le nom d’une «désagrégation relative des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche-droite et du développement de passerelles discursives entre extrême droite, droite, gauche modérée et gauche radicale».

Saturation. Qu’on ne s’y trompe pas. La notion même de confusionnisme sert à décrire non un «état de fait», mais une sorte de «processus» d’amoncellements de récits issus de traditions politiques souvent antagoniques. Puisque nous voilà au bord du précipice post- et néofasciste, dire et scander qu’il est temps de retrouver une boussole d’émancipation sociale ne suffit plus à régler la question de la perte de sens. Les incantations et les psalmodies se perdent dans le brouillage médiatique. Si une partie de l’extrême droite continue de piller le langage «de gauche», la posture zemmourienne nous renvoie, elle, aux pires emprunts pétainistes et nationalistes. Comme une clarification. Mais quand CNews ose inviter le sinistre Renaud Camus, en lui déroulant le tapis rouge d’un temps de parole inouï, nous atteignons une sorte de saturation qui préfigure, hélas, cette France de la contre-révolution nationale massive et orchestrée… que nous refusons de voir dans son exacte évidence.

Réalité. La responsabilité de «la gauche de gouvernement», nous la connaissons. Du glissement sémantique aux décisions politiques, beaucoup de principes fondamentaux furent oubliés sinon piétinés, au point que, progressivement, les notions de droite et de gauche se sont fondues dans un magma dépourvu de repères fermes, négligeant l’analyse des structures de domination et d’exploitation du capitalisme. Une vérité demeure, bien que celle-ci puisse toujours se soustraire à l’infini de l’interprétation: «Rendre infinies les frontières de ce qu’on appelle la réalité», disait Antonin Artaud. Car une vérité se travaille, change les choses, modifie les paradigmes. «Il y a “de la” vérité quand s’opère une mutation, une révolution plutôt qu’une révélation – à moins, bien sûr, que telle révélation ne soit effectivement révolutionnaire, fasse advenir et change le monde», affirmait Jacques Derrida. Face au climat abject, qui ne durera pas éternellement, nous pensons à Jacques Decour, mort sous les balles nazies. «Je me considère un peu comme une feuille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau. La qualité du terreau dépendra de celle des feuilles. Je veux parler de la jeunesse française, en qui je mets tout mon espoir.» D’autant qu’il y a «le feu au lac».

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité 5 novembre 2021.]

lundi 1 novembre 2021

Néopétainisme, «révolution nationale» et «guerre culturelle»

Zemmour-le-voilà, l’idéologue contre-révolutionnaire, directement inspiré de la «révolution nationale».

Désir. Les propos s’entrechoquent et les analyses prolifèrent pour tenter d’expliquer comment les trente dernières années de «guerres culturelles» ont, à l’évidence, sapé le débat public jusqu’à l’extrême droitisation de ce que nous nommons «l’espace médiatique» – à ne pas confondre avec «la» politique en général et encore moins «la» société dans son ensemble. Le produit et le symptôme de cette atrophie intellectuelle durable, vous le connaissez bien, puisqu’il sature ondes et images depuis des mois: Zemmour-le-voilà, qu’il convient ni de sous-estimer ni de survaloriser en tant que genre. L’idéologue contre-révolutionnaire, directement inspiré de la «révolution nationale» pétainiste, «n’emprunte pas seulement aux années 1930 les thématiques religieuses, mais aussi les stratégies de conquête du pouvoir», selon Frédéric Salat-Baroux, l’ancien secrétaire général de la présidence de la République sous Jacques Chirac (2005-2007). Ce dernier expliquait récemment au Monde: «Les Français en ont assez. Ils ont soif d’un récit national et d’autorité. Ils veulent de nouveau pouvoir se rassembler. Par la face noire, Éric Zemmour y répond, s’engouffrant dans l’espace laissé ouvert par une classe politique qui ne croit plus à la force des idées. S’inspirant d’idéologies qu’il connaît bien, il offre une réponse unique à tous les problèmes: l’immigré, le musulman. Comme hier avec le juif, tout devient simple.» Le bloc-noteur ne saurait dire si le désir suprême du peuple français se niche dans la quête absolue d’«autorité» ou d’un «récit national», mais la stratégie politique de l’histrion, millimétrée pour l’instant, ne pose aucune limite à sa réalisation. Et pour cause.

Camp. Pourquoi Zemmour-le-voilà, qu’aucun interdit n’arrête, tente-t-il de réhabiliter Pétain en «sauveur de juifs français», les distinguant des juifs étrangers au nom de la préférence nationale la plus indigne, idée qui, en d’autres temps, aurait mis des millions de citoyens dans les rues? Bien placé pour le savoir, Frédéric Salat-Baroux répond simplement: «Parce que Vichy est le mur infranchissable entre la droite et l’extrême droite. En ravivant la théorie, absolument fausse, du glaive et du bouclier, Éric Zemmour veut diminuer de Gaulle et l’associer à Pétain, bref fonder historiquement le rapprochement des deux droites.» Entre nous, un homme de la droite « classique » peut-il discuter, sinon négocier, avec un homme sans scrupule osant déclarer, en 2019: «Le nazisme est parfois un peu raide et intolérant»? Était-ce seulement envisageable il y a encore dix, vingt ans? Nous y sommes pourtant, quitte à franchir les barrières de la vérité et de l’Histoire. Où sont les Chirac, les Seguin, les Villepin, les Debré d’aujourd’hui? D’aucuns affirmeraient, face à l’inaction et au silence assourdissant de cette droite devenue folle et amnésique, que Zemmour-le-voilà serait en passe de remporter une victoire culturelle en soumettant à son propre agenda le camp national-conservateur, en le colonisant, en l’assimilant de la pire des manières, comme l’écrit le Point: «Qui n’adhère pas à la nouvelle idéologie n’est pas vraiment de droite. Au mieux, de la “droite molle”, selon l’expression de Jean-Marie Le Pen. Ou bien, on se voit accusé de traîtrise, à la manière de Bernard-Henri Lévy. Bienvenue en Zemmourie!»

Évidence. L’affaire est sérieuse, grave. «La défaite morale précède toujours la défaite politique», prévient Frédéric Salat-Baroux, auquel nous accorderons au moins le crédit de vouloir «engager le combat politique, et cela, sur le terrain des idées et des valeurs». Si une frange de la droite se réveille enfin, tant mieux. Mais nous préciserons que la gauche, singulièrement celle de transformation sociale, a un énorme rôle à jouer – et une responsabilité fondamentale – pour éviter le pire. Au nom d’une évidence première: nous ne faisons partie d’une nation, comme les êtres humains font partie de l’humanité, qu’en mémoire et en espérance. La «guerre culturelle» débute à peine. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 octobre 2021.]

jeudi 21 octobre 2021

Reconnaissance(s)

Reconnaître les crimes d’État…

Demi-pas. Le travail de mémoire est parfois un choc, un enjeu hautement politique en tant que devoir d’Histoire qui permet de tisser des récits au présent, de construire de nouveaux consensus – non sans réveiller quelques clivages bien rances. Depuis le début de son quinquennat, Mac Macron s’attelle à un exercice à haut risque, avec des hauts et des bas, celui de prendre plus ou moins à bras-le-corps le dossier le plus complexe de notre récit national précontemporain: la guerre d’Algérie. Après avoir déclaré que la colonisation était un «crime contre l’humanité», il n’a pas hésité, par plusieurs gestes forts, à s’émanciper de ses prédécesseurs. Ainsi nous n’oublierons jamais l’émotion de ses paroles concernant Maurice Audin, reconnaissant – enfin – le martyre du mathématicien communiste comme un crime d’État. Et si nous ne négligeons pas ses propos concernant le massacre du 17 octobre 1961, par lesquels il déclare que «les crimes commis cette nuit-là sous l’autorité de Maurice Papon» sont «inexcusables pour la République», allant beaucoup plus loin que ceux de Normal Ier, est-ce cependant suffisant? Un demi-pas mémoriel, en vérité. Car cette répression policière ne relevait en rien d’une «bavure», mais résultait d’une véritable «terreur d’État» instaurée par le système de répression postérieure à la Seconde Guerre mondiale que le préfet Maurice Papon, aux mains pleines de sang des juifs, construisit à partir de son arrivée dans la capitale, en 1958. Des agissements perpétrés sous la responsabilité du gouvernement de Debré et du général de Gaulle. Bref, une page obscure qui connaîtra un prolongement au métro Charonne, dans la séquence finale vers l’indépendance de l’Algérie.

Vérité. De tous les crimes de la guerre d’Algérie, dont il est impossible d’établir une «échelle» dans l’infamie, le massacre du 17 octobre demeure à l’évidence l’un des plus signifiants, l’un des plus honteux, marquant pour toujours la trace du colonialisme et du racisme qui continue de hanter nos consciences. Il est une constance historique : la République s’abaisse dans la dissimulation et se grandit dans la vérité. D’où l’exigence des condamnations et, si nécessaire, d’une reconnaissance officielle. Non pour répéter le vague récit d’un passé douloureux, mais bien pour assumer un acte de mémoire au présent, indispensable pour l’à-venir, sachant que l’oubli ou toutes les formes de négationnisme structurent les logiques de revanche et participent à la production et à la reproduction des discriminations.

Héritage. Dès lors, doit-on s’étonner qu’une grande partie des responsables de droite, coalisés aux nationalistes de tout poil, évoquent à n’en plus finir les «repentances à répétition», que cela «multiplie les provocations anti-France» et qu’il y aurait une espèce de «criminalisation de notre histoire». On croit rêver. Tourner une page, comme le fit jadis l’Allemagne en reconnaissant sans équivoque ni subterfuge l’horreur du nazisme, est le ferment public du sentiment intime du repentir, celui qui ouvre l’espace à la réconciliation mémorielle. En France comme ailleurs, l’Histoire reste un héritage commun qui ne saurait s’affranchir de l’expérience ou de l’exigence de la pensée. En l’espèce, l’idée d’héritage implique non seulement réaffirmation mais aussi injonction, avec, à chaque instant, dans un contexte différent, un filtrage, un choix, une stratégie. Les héritiers ne sont pas seulement des individus qui reçoivent, mais ce sont des personnes qui choisissent et qui s’essaient à décider. L’héritage historique, avec ses pages sombres, ne se mesure pas par la passivité. La responsabilité politique commence par la mémoire ou la réception « active » et « critique » d’un legs qui se souviendra de nous-mêmes si nous procédons à sa négation. Reconnaître les crimes d’un pays comme la France n’est pas l’abaisser – mais la grandir.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 octobre 2021.]

mardi 19 octobre 2021

Surenchère

Quand la droite et son extrême, poussés par les nationalistes, ne nous parlent que d’immigration et d'ordo-libéralisme.

Les moments de surenchère, à ce point délirants, démagnétisent l’intérêt général et abîment la politique. La pente est à l’excès, aux débats détournés qui passent en boucle sur nos petits écrans bonapartistes – loin des principales préoccupations des Français. Alors que nos concitoyens se disent inquiets par leur pouvoir d’achat, les bas salaires et l’avenir de leurs dépenses énergétiques, les représentants de la droite et de son extrême, poussés par les nationalistes, ne nous parlent que d’immigration comme cause de tous nos malheurs, de «grand remplacement», mettant à l’agenda de toutes leurs propositions l’ordo-libéralisme le plus agressif qu’on puisse imaginer, quitte à enfoncer toutes les barrières de la vérité. Une course folle, sur un océan de sondages démonté. Indigne d’un début de campagne.

Les idéologues décrispés n’hésitent plus à se livrer tels qu’ils sont. Ici, on réhabilite Pétain au nom d’une «civilisation» soi-disant en perdition, avec les bons prénoms qui vont avec, et le racisme ordinaire qui l’accompagne. Là, on propose de rouvrir un bagne dit «démocratique» aux îles Kerguelen. Ailleurs, on propose ni plus ni moins de supprimer 150.000 postes dans l’administration, de privatiser à outrance des pans entiers de ce qu’il reste de nos biens-communs et de repousser l’âge du départ à la retraite à 65, 67 ans. N’en jetez plus!

Ce climat ne durera pas. Pour une raison simple: les Français souffrent pour de tout autres raisons. Et ils l’expriment massivement. Plus des trois quarts d’entre eux, selon une étude Opinionway pour les Échos, redoutent une flambée des prix des produits alimentaires, du logement et de l’énergie. Et seul un quart des sondés déclarent avoir «confiance» dans l’action du gouvernement pour en limiter les effets. Impitoyable réalité. Tandis qu’on voudrait accaparer notre attention par un histrion néopétainiste, le monde capitaliste, lui, poursuit son chemin. N’oublions pas que le patrimoine des 500 plus grosses fortunes de notre pays est passé de 11% du PIB en 2010 à 43% en 2021…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 20 octobre 2021.]

vendredi 15 octobre 2021

Confession(s)

Le secret de la confession et la République…

Leurre. Les lois de la République ont-elles quelque chose à voir avec celles du droit canon? En somme, doit-on mélanger le spirituel et le temporel pour mesurer – dans toutes ses acceptions – l’ampleur de la polémique après les propos surréalistes d’Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France, selon lequel le secret de la confession est «plus fort que les lois de la République»? Beaucoup ont cru, au moment de cette déclaration, à un «dérapage» sinon à une «maladresse» langagière. Ne soyons pas naïfs. Le présupposé ainsi énoncé par l’homme d’Église ressemble, en vérité, à un leurre jeté à la conscience de toute la société dans un moment où l’épiscopat se trouve débordé et directement menacé par les terrifiantes révélations du rapport Sauvé, qui a constitué un véritable choc. Le nombre de mineurs victimes d’agressions sexuelles par des prêtres, des diacres et des religieux depuis 1950 s’élève à 216 000. Un «phénomène massif», un «caractère systémique». D’autant que la macabre statistique grimpe à 330 000, un chiffre probablement en deçà de la réalité, si nous ajoutons les personnes agressées par des laïcs travaillant dans des institutions de l’Église (enseignants, surveillants, cadres de mouvements de jeunesse, etc.). Vertigineux…

Secret. Faut-il comprendre que, pour l’épiscopat, un prêtre catholique pourrait être exempté du suivi des lois de l’État au nom du respect des lois de sa religion? Le bloc-noteur ne le sait que trop: pour un croyant, il existe bel et bien une «autorité» divine ou transcendante qui dépasse de loin toutes les institutions humaines, même en République. D’ailleurs, le législateur et la justice ont depuis longtemps examiné cette question épineuse, assez inextricable, celle du secret de la confession impossible à transgresser – du moins pour les intercesseurs de Dieu. Ils le tiennent même pour un secret professionnel, au même titre que celui des médecins, avocats, etc., lui donnant un cadre et des limites dont les nombreuses lois et jurisprudences se perdent dans l’histoire tant elles restent sujettes à interprétation. Car le signalement, autrement dit la dénonciation, est toujours possible quoique soumis aux aléas des époques : parfois le secret impose le silence ; d’autres fois, il permet le signalement. Soyons précis. La loi française (article 434-3 du Code pénal) punit la non-dénonciation aux autorités judiciaires de certains crimes et délits. Mais, dans l’article en question, il est toutefois précisé que des exemptions potentielles existent, en particulier pour les personnes… astreintes au secret. D’où la question fondamentale: peut-on, doit-on accepter une autorité suprême au-dessus de nos lois républicaines, à savoir Dieu? Grotesque suggestion, dès que la raison l’emporte. Comment croire (sic), en effet, que les catholiques et leurs représentants parviennent à nous convaincre que la règle du secret de la confession est le résultat d’une autorité divine – non contestable – qui doit mécaniquement s’imposer à la loi commune?

Victimes. Si Éric de Moulins-Beaufort avait voulu rassembler autour de l’épiscopat les catholiques les plus traditionnels, c’est-à-dire ne pas perdre les plus «classiques» d’entre eux en pleine tourmente, il ne s’y serait pas pris autrement, quitte à opposer un bloc anti-religions à un autre bloc pro-religions prêt à affronter l’État. Pari risqué: opposer lois de Dieu et lois de la République relève ni plus ni moins d’une conception archaïque du christianisme. Oublions donc l’idée d’une divinité législatrice, puisque l’enjeu se trouve ailleurs. Il concerne l’Église de France et son attitude, désormais, face aux centaines de milliers de victimes de violences sexuelles passées et peut-être à venir. Même les croyants admettront que ce sont les autorités religieuses – et non Dieu! – qui n’ont pas réussi à prévenir la pédocriminalité au sein de leur institution. Dès lors, jusqu’à quel point tolérer une pratique, le secret de la confession, dont l’un des effets nous a été clairement révélé? «J’ai vu le mal le plus absolu», a déclaré Jean-Marc Sauvé, responsable de la commission indépendante sur la pédocriminalité dans l’Église catholique, en rendant son rapport. Le voilà, le vrai sujet…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 15 octobre 2021.]

dimanche 10 octobre 2021

Dans six mois…

Le spectacle bestial de la précampagne. Combien de temps encore ce climat d’hystérisation des débats durera-t-il? 

Désolante constatation. L’écume ultra-surexposée de la vie politique du moment inciterait à baisser les yeux, tel un réflexe pavlovien, ne laissant que des phrases en peluche et des idées en vrac. Ces agitations, ces reptations odieuses, ces provocations cyniques et revanchées, propulsées à l’infini par les sphères médiatiques dominantes, nous affligent autant qu’elles nous inquiètent. Pourtant, dans six mois très exactement, nous voterons pour la monarchie présidentielle instituée par les urnes, élection qui déterminera un bon bout de notre avenir. Et dans huit mois, échéance tout aussi fondamentale, les Français devront élire une majorité à l’Assemblée nationale, cœur législatif de nos institutions.

Une urgente question se pose et elle traverse tous les esprits authentiquement républicains: combien de temps encore ce climat d’hystérisation des débats durera-t-il pour qu’une société démocratique comme la nôtre puisse encaisser le choc inouï d’une confrontation quasi confisquée, nous autorisant, enfin, à une prise de hauteur qui permettrait de retrouver collectivement le chemin de la pensée et de l’idéal d’un vrai affrontement?

Face à spectacle bestial, tout est affaire de regard. Ceux à qui il reste des yeux pour voir se passent très bien des caméras de surveillance idéologique et de cette frénésie sondagière, aiguisée par la «fabrication» Zemmour, qui crée des bulles aux effets pervers et attise un confusionnisme à outrance. Emmanuel Macron s’y conforme assez bien, d’ailleurs. Installé depuis cinq ans dans son mortifère tête-à-tête avec Marine Le Pen – ce qui explique en grande partie la situation actuelle –, voilà qu’il donne désormais l’impression d’entamer une partie de duettistes avec l’histrion de service, comme s’il avait déniché un autre idiot utile du système. Terrible moment de saturation de l’espace public, qui, hélas, donne du crédit à une possible et violente contre-révolution idéologique.

Les progressistes, les syndicats et les forces de gauche ont un énorme rôle à jouer – et une responsabilité majeure – pour éviter le pire et réenchanter les alternatives de transformation sociale, démocratique et écologique. Les citoyens doivent s’en mêler, dès maintenant. L’heure est au combat. Et au travail. On ne pratique pas la politique en regardant ses pieds – mais en projetant loin sa vision et ses intentions, très loin même. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 11 octobre 2021.]