jeudi 18 juin 2020

Ultra-droitisation(s)

Mac Macron se réinvente… à droite toute. 

Davantage. Au moins, les choses s’affirment clairement. Les bonnes âmes qui pensaient que le «plus rien ne sera comme avant» de la Macronie allait se traduire par un aggiornamento avec les politiques antérieures savent désormais à quoi s’en tenir. Mac Macron nous avait lui-même annoncé sa nécessité de se réinventer. Confirmation dimanche dernier. À un détail près: il se réinvente… résolument à droite. L’acte III du quinquennat ressemblera à l’acte II et les crédules, qui s’attendaient à ce que le «nouveau chemin» emprunte plutôt la rive gauche, risquent de se noyer au milieu du fleuve en crue, emportés par le courant libéral. L’épidémie n’a rien changé à l’affaire. L’après sera comme avant, forcément en pire! À quoi donc a servi le «quoi qu’il en coûte», puisque Mac Macron déclare maintenant qu’il faudra bien en payer le prix. Les mots ne furent pas choisis au hasard. Après avoir souligné l’effort «inédit» de 500 milliards d’euros pour sauver les entreprises et les emplois, l’hôte du Palais a rappelé que ces dépenses, justifiées par «des circonstances exceptionnelles», venaient «s’ajouter à notre dette déjà existante». Message reçu: du sang et des larmes devront être concédés pour les rembourser. En augmentant les impôts? La France est «déjà l’un des pays où la fiscalité est la plus lourde», répond Mac Macron. En ponctionnant les plus riches, comme le réclamaient toute la gauche et même les dangereux marxistes que sont Richard Ferrand et Laurent Berger? Certainement pas. En imaginant une réforme globale de la fiscalité? Encore moins. Non, le chemin vient ici s’éclairer par la voix du prince-président: «La seule réponse, conclut-il, est de bâtir un modèle économique durable, plus fort, de travailler et de produire davantage pour ne pas dépendre des autres.»

Écho. Après le «travailler plus pour gagner plus» de Nicoléon, voici le «travailler davantage» de Mac Macron pour éponger l’ardoise du confinement contraint, à l’heure où, pourtant, des dizaines de milliers d’entreprises tentent de rester en vie. Mac Macron l’a répété ces derniers jours, lors de quelques déjeuners avec différents éditorialistes triés sur le volet (dont nous ne sommes pas, cela va sans dire): pour lui, une fracture sépare les «insiders» et les «outsiders», salariés protégés d’un côté, précaires de l’autre. Curieux langage, non, pour porter une parole d’État? Selon cette théorie, les premiers devraient accepter des sacrifices. Entendez bien: les premiers en question sont les fameux «protégés». Mais protégés de quoi, exactement, puisque près d’un million d’entre eux perdront leur emploi d’ici à 2021, si l’on en croit le sinistre de l’Économie en personne? Repartir de l’avant signifie donc: travailler plus, modérer les salaires, réclamer des efforts aux petites mains et aux autres, véritable écho à ce que réclament depuis des semaines les organisations patronales…
 
Pont-levis. En pleine polémique sur les violences policières, cette doxa nicoléonnienne assumée résonne comme l’ultime coup de barre à droite. D’autant que le soutien sans faille aux «forces de l’ordre» – bien nommées pour une fois – révèle un acte d’autorité qui nous éloigne définitivement des prêches de «liberté» de la campagne de 2017. La stratégie s’avère limpide. Après avoir siphonné une grande partie de la gauche libérale, Mac Macron allume le deuxième étage de sa fusée, empêcher toute candidature à droite, quitte à ultra-droitiser tous ses choix, à l’image des tractations de second tour des municipales, qui n’ont abouti qu’à des accords avec LR. En vue de 2022, il a en choisi son assurance-vie: Fifille-la-voilà. Sa seule chance, sans doute, d’être réélu. Quitte à baliser la voie à son adversaire préférée, lui dresser un pont-levis. Et à mettre en péril la démocratie, sinon la République elle-même.
 
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 19 juin 2020.]

dimanche 14 juin 2020

Jeunesse damnée

L’affaire George Floyd sert de vecteur au mal-être de la partie la plus jeune de la population, pour laquelle tout ressort en bloc: les discriminations, les humiliations, la xénophobie, les ségrégations, la précarité, le chômage...

La dureté des mots, l'absence d'empathie. Alors que le mouvement de protestation contre les violences policières et le racisme s’intensifie, l’exécutif ne cache plus sa crainte de voir se lever un vent de révolte durable au sein de la jeunesse. À sa manière, Emmanuel Macron a bien compris que le divorce était consommé. Il l'a en quelque sorte assumé, dimanche soir, lors de son allocution. 
Si les États-Unis ne sont pas la France, l’affaire George Floyd sert de vecteur au mal-être de la partie la plus jeune de la population, pour laquelle tout ressort en bloc: les discriminations, les humiliations, la xénophobie, les ségrégations, la précarité, le chômage, l’absence de perspectives d’à-venir… 

L’affaire est sérieuse et pourrait bien déboucher sur une rupture générationnelle d’une ampleur inédite et menaçante pour la cohésion de la société. Certes, nous n’avons pas attendu le Covid-19 pour constater cette fracture béante, singulièrement envers la jeunesse des quartiers populaires, frappée par toutes les injustices systémiques. Mais les effets du confinement, utile pour protéger les plus âgés, a jeté les primo-générations dans une fragilité sans précédent. Scolarité, examens, diplômes, formations, entrée dans l’emploi: les conditions de vie se sont aggravées, rendant le quotidien encore plus anxiogène que d’ordinaire… 

Que deviennent dès lors nos jeunes – qu’ils soient héritiers de l’immigration ou non –, au gré d’une société inégalitaire, d’une éducation à la dérive et d’un monde où seul est glorifié le culte du fric et de la réussite télémarchandisée? Chômage de masse des moins de 30 ans (40% dans les zones dites sensibles), paupérisation, destruction des services publics: la crise économique paraît hors-sol, mais la misère, elle, a des racines si profondes qu’elles labourent et écrasent les entrailles des quartiers, des familles, des jeunes, de nos enfants, broyés sous le laminoir d’un paysage sanitaire et économique dévasté, victimes d’une époque frappée du sceau de la déréalisation. L’avenir de la République se joue en grande partie dans ces quartiers populaires. Si le décrochage se poursuit, la République elle-même sombrera.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 15 juin 2020.]

jeudi 11 juin 2020

Dépression(s)

France, une certaine idée du déclin...

 

Désillusion. Avez-vous remarqué? Depuis peu, quelque chose dans l’air a cette transparence, et ce goût du bonheur français qui rend d’ordinaire nos lèvres sèches semble avoir disparu sous la force du Covid, comme ce phénomène physiologique appelé l’agueusie. Puisque nous nous refusons à abandonner l’utopie à un pays de nulle part où se perdraient nos rêves les plus féconds, puisque nous croyons à cette habitation collective qu’est l’habitation politique, nous ne parvenons pas à nous résoudre à cette idée: la gestion de la crise épidémique a révélé de si lourdes failles et faiblesses que la nation est bel et bien tombée de son piédestal. France, la désillusion. Ou pour le dire autrement: une certaine idée du déclin. Pénuries de moyens et de matériels, hôpitaux et écoles sous tension, décisions confuses ou aléatoires totalement conditionnées par une absence de souveraineté sanitaire et économique. Sixième puissance mondiale, que deviens-tu? Et que penser de toi quand tu manques de masques, de blouses et même de Doliprane? Notre incrédulité n’a rien de nouveau. Sauf qu’elle atteint cette fois une ampleur jamais connue depuis des décennies, jusqu’à provoquer une forme de dépression dont on mesure mal, sans doute, les effets à long terme. Ce que les Français ont découvert en masse, par exemple l’atomisation de l’hôpital public, soumis à l’austérité depuis des décennies, résonne comme un camouflet d’autant plus grand que, en apparence, ce secteur clé de la santé paraissait sanctuarisé et brillait tel un phare sur le monde. «Grâce au dévouement des personnels soignants, on s’en sortira toujours», pensait-on, ce qui s’est bien sûr produit, une fois de plus, mais dans des circonstances telles que les lézardes existantes et le sous-dimensionnement ont provoqué un séisme si puissant qu’il manqua de peu d’emporter tout le système. Interrogeons-nous : au lendemain de cette séquence historique, dans quel domaine la France peut-elle bomber le torse? Et où fut-elle vraiment forte et irréprochable, sinon par son obéissance au confinement et à la reconnaissance – enfin – de ces «petites mains» indispensables, sitôt oubliées? Certes, n’en rajoutons pas. Mais regardons cruellement la réalité: nous vivons dans une illusion d’ancienne puissance. Elle nous berce d’illusions, nous aveugle… jusqu’à un certain point. Désormais allègrement franchi.

 

Lucide. L’autre jour, dans un quotidien du soir, nous lisions cette incroyable analogie. «Une image revient sans cesse pour résumer l’état d’esprit tricolore à la veille du confinement: celle narrée dans l’Étrange Défaite, de Marc Bloch. Dans cet essai paru en 1946 mais écrit en 1940, l’historien fondateur de l’école des Annales y raconte à chaud comment les Français, persuadés d’avoir la meilleure armée du monde, ont assisté effarés à son ­effondrement en quelques semaines face à la Wehrmacht.» Propos exagérés, à l’évidence. Sauf que le sentiment de vivre une sorte de déclassement proche de la débâcle n’a rien d’une invention. Chacun, dorénavant, a pris conscience de l’extrême vulnérabilité de notre organisation collective et de la matrice idéologique qui nous gouverne. L’historien Marcel Gauchet, qui ne passe pas pour un gauchiste, déclarait cette semaine: «Nous ne jouons plus dans la cour des grands. Nous avons besoin d’un examen de conscience, d’un audit du pays, de ses failles et de ses faiblesses.» Et il ajoutait: «Nous ne sommes pas en 1940, mais nous avons à réécrire quelque chose comme l’Étrange Défaite de Marc Bloch. (…) Cette crise peut être l’occasion d’une épreuve de vérité. Les Français vont devoir arrêter de se raconter des histoires, et regarder les choses en face.» À quoi bon tenir le registre des cadavres, direz-vous? Parce que le mal fleurit au quotidien, comme la rose en temps de guerre est une banale rose de sang. Pour un autre là-bas, seul le regard lucide porte l’à-venir accessible à la pensée.

 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 juin 2020.]

jeudi 4 juin 2020

Parthénogenèse(s)

Mac Macron et «ses» économistes...

Clarification. Après le fameux «comité scientifique», qui tint les commandes médicales de la crise sanitaire dans les coulisses du pouvoir durant des mois, voici donc l’apparition d’une «commission d’experts sur les grands défis économiques», voulue et installée par le prince-président. Ne rigolez pas, l’affaire se veut sérieuse et même ambitieuse, tellement que certains prennent au pied de la lettre les mots de Mac Macron quand il annonce sans vergogne le retour des «jours heureux». Au-delà de la frauduleuse référence, les naïfs devraient pourtant se méfier. Dans un tweet à l’enthousiasme débordant, Mac Macron déclarait le 2 juin: «La réouverture des cafés, hôtels et restaurants signe le retour des jours heureux!» Un vrai moment de clarification, en vérité. Pour lui, «les jours heureux» n’ont pas grand-chose à voir avec le programme du Conseil national de la Résistance… mais renaissent à la fréquentation des bars. Quel rapport, direz-vous, avec une commission d’experts chargés de réfléchir à l’avenir économique du pays? Une question de sens, sans doute. Et de casting. Car, pour préparer l’après-coronavirus – il est temps! –, Mac Macron a décidé de s’entourer de «quelques-uns des économistes les plus réputés», déclare-t-on au Palais. Ces derniers auront pour mission de «livrer des recommandations» susceptibles «d’inspirer les politiques publiques» autour des thèmes du «climat», des «inégalités» et du «vieillissement». Adieu relance, planification et autre new deal. Et qui ont été nommés à la tête de cette nouvelle commission? Deux hommes que nous ne saurions qualifier d’orthodoxes, mais qui, à tout le moins, méritent les honneurs des doxas de la Macronie: Jean Tirole, prix Nobel d’économie 2014, et Olivier Blanchard, ex-chef économiste du Fonds monétaire international de 2008 à 2015. Les Dupond et Dupont animeront un «groupe de travail international» (ça en jette) et rendront un rapport en… décembre prochain. Vous avez bien lu. Patience, patience, le monde de «l’après» n’est pas pour demain matin…
 
Aveux. Ô surprise! Parmi les membres de ce groupe, nous retrouvons les noms de plusieurs «visiteurs du soir» de Mac Macron, tous compatibles avec les politiques économiques en vigueur depuis des lustres: Jean Pisani-Ferry, Philippe Aghion, Laurence Boone et Daniel Cohen. Dans un entretien accordé au Monde, Jean Tirole expose la démarche en ces termes: «Nous avons tenté de constituer une équipe équilibrée, cumulant expertise scientifique et capacité à définir des réponses concrètes.» Si l’équilibre de ladite équipe laisse songeur, l’expertise (forcément «scientifique» comme on nous l’affirme) semble écrite à l’avance, sauf bien sûr à imaginer que ces braves penseurs du libéralisme, en se frottant au virus, ont vu la Vierge et Marx avec. D’ailleurs, Jean Tirole lui-même passe aux aveux: «Nous avons la faiblesse de croire dans les experts! Mais nous voulons aussi proposer des solutions concrètes. Les auteurs des rapports et nous-mêmes partirons de l’analyse économique, mais, pour être concrets, nous ferons des recommandations qui peuvent tenir la route d’un point de vue politique.» À propos des experts, vous remarquerez que notre Nobel ne déclare pas «avoir confiance» en eux, ce qui serait compréhensible. Non, il «croit» en eux. Cette croyance explique probablement sa volonté de «tenir la route d’un point de vue politique». Cette épouvantable sémantique confirme une évidence: méfions-nous des postures qui laisseraient penser que «plus rien ne sera comme avant». Avec ces défenseurs zélés de l’économie de marché et de la dérégulation du droit du travail, l’après sera évidemment comme avant, mais en pire. Lorsqu’il s’occupait à dépecer la Grèce au titre du FMI, Olivier Blanchard répétait que le système des retraites était trop généreux, qu’il y avait trop de fonctionnaires et qu’il convenait de réduire drastiquement les dépenses publiques. Mac Macron a au moins deux qualités: il sait s’entourer pour s’éviter des nuits noires ; il assume la parthénogenèse du néolibéralisme, dont il est l’une des productions fécondes.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 5 juin 2020.]