jeudi 26 novembre 2020

Théisme(s)

Engels et la question religieuse... 

Communisme. Puisque nous croyons à l’habitation historique, le besoin impérieux de puiser à la source forme toujours le vestibule de la chambre aux espoirs politiques brûlants. Ainsi, au hasard des relectures sommaires de quelques textes de Friedrich Engels, revint à la mémoire du bloc-noteur un article de 1843 sur les «Progrès de la réforme sociale sur le continent», dans lequel le jeune homme – il a tout juste 20 ans – voyait déjà le communisme comme «une conclusion nécessaire que l’on est bien obligé de tirer à partir des conditions générales de la civilisation moderne». Une sorte de communisme «logique», en somme. Rappelons que pour le jeune Marx, en revanche, ce communisme n’était encore qu’«une abstraction dogmatique», «une manifestation originale du principe de l’humanisme». Avant 1848 et la publication du Manifeste, ce communisme que l’on pourrait qualifier de «spectral», sans programme précis, hantait donc l’air du temps «sous les formes “mal dégrossies” de sectes égalitaires ou de rêveries icariennes», comme l’écrivait le regretté Daniel Bensaïd. Déjà, le dépassement de l’athéisme abstrait impliquait pourtant un nouveau matérialisme social qui n’était autre que le communisme. Pour le dire autrement, ce communisme, qui fut d’abord un état d’esprit ou un «communisme philosophique», trouvait sa forme politique de l’émancipation. Vous connaissez la citation: «De même que l’athéisme, en tant que négation de Dieu, est le développement de l’humanisme théorique, de même le communisme, en tant que négation de la propriété privée, est la revendication de la vie humaine véritable.»

Opium. Nous y voilà. Loin de tout anticléricalisme vulgaire, ce communisme était «le développement d’un humanisme pratique», pour lequel il ne s’agissait plus seulement de combattre l’aliénation religieuse, mais l’aliénation et la misère sociales réelles d’où naît le «besoin» de religion. Tout le monde a déjà lu au moins une fois dans sa vie ces célèbres phrases de Marx: «La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple.» Et si la postérité n’a retenu que la dernière formule, «la religion est l’opium du peuple» (des mots pourtant prononcés avant lui par Moses Hess), le raccourci fut aisé de transformer cette pensée en mot d’ordre faisant de l’athéisme une religion d’État, «le dernier degré du théisme». Tout en rejetant la religion, Marx ne prend pas moins en compte son double caractère: ne nourrit-elle pas la détresse qu’elle exprime, et ses contradictions, précisément par les illusions multiples qu’elle diffuse? La religion ne serait-elle que le produit et le reflet déformé des conditions sociales de la vie des hommes?


Illusion. Qu’en pense Engels? Tout en restant matérialiste, athée et adversaire irréconciliable de la religion, il comprend, comme Marx, la dualité de nature de ce phénomène religieux: son rôle dans la légitimation de l’ordre établi (aussi bien que les circonstances sociales s’y prêtant) et son rôle critique, contestataire et même révolutionnaire. C’est évidemment ce dernier aspect qui se trouve au centre de la plupart de ses études concrètes. Engels s’est en effet longuement penché sur le christianisme primitif, religion des pauvres, exclus, damnés, persécutés et opprimés. Esclaves, affranchis privés de leurs droits et petits paysans accablés de dettes : tels étaient les premiers chrétiens. Originaires des derniers rangs de la société. Engels va même jusqu’à établir un parallèle entre ce christianisme primitif et le communisme des premiers temps. Les chrétiens primitifs repoussaient la délivrance à l’au-delà ; le communisme, lui, la place dans ce monde. Le but de la méthode? Si la réalité de la religion réside en dehors de la religion, dans le monde social, alors c’est la critique de ce monde qui supprimera l’illusion religieuse…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 27 novembre 2020.]

mardi 24 novembre 2020

Honte de la République

Lundi soir, à Paris, la place de la République n’en portait que le nom. Elle était souillée par des policiers déchaînés, en roue libre. 

Soudain, leurs voix se ratatinèrent, leurs yeux perlèrent, et lorsque leurs cris d’effroi jaillirent finalement dans la nuit parisienne, il n’y eut que déferlements de haine et de brutalité, comme des coups de couteau sur les plaies de leurs vies. Lundi soir, la place de la République n’en portait que le nom. Elle était souillée par des policiers déchaînés, en roue libre. Des vidéos en attestent. Oui, des images de journalistes, venus couvrir l’évacuation d’un campement de migrants, commanditée par le préfet Didier Lallement et validée par le ministère de l’Intérieur. Quelques heures avant le vote de la loi «sécurité globale», on notera la suprême vilenie de Gérald Darmanin, parlant d’«images choquantes». Principe de réalité et leçon de choses, pour l’hôte de Beauvau: pour qu’il y eût des «images choquantes», il fallait bien des images…

Au cœur de la grande ville, il ne s’agissait donc pas de «mettre à l’abri» des êtres humains en détresse, la plupart errant depuis l’évacuation du camp de Saint-Denis, faute de place dans les centres d’hébergement. C’est précisément pour sensibiliser les citoyens qu’ils avaient choisi ce lieu pour se réunir, entourés d’associations, d’avocats et d’élus. De la République, ils n’en ont vu que les matraques et un usage excessif de la force qui s’apparentent à de la violence gratuite, s’abattant sur des migrants d’abord, mais aussi des journalistes, des militants associatifs…


Les mots ne manquent pas pour exprimer notre sidération et notre colère. Certains s’imposent: la honte de la République! Honte à ce gouvernement, qui a laissé plusieurs centaines d’exilés à la rue, dans un dénuement extrême. Honte à cette force publique, qui a repoussé violemment les exilés de la misère, les jetant comme rebuts, arrachant leurs tentes, certaines encore occupées. Plusieurs vidéos montrent des groupes de réfugiés prendre ensuite le chemin de la Seine-Saint-Denis, encadrés par les gyrophares de véhicules de police. Tout un symbole: «Pauvres hères, retournez chez les autres pauvres»…


Ces nouvelles violences, perpétrées en toute impunité et indignes de la France, marquent une étape supplémentaire dans la dérive liberticide du pouvoir. Le multirécidiviste préfet Lallement et son ministre de tutelle ont de sérieux comptes à rendre. La République est salie, durablement blessée.


[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 25 novembre 2020.]

jeudi 19 novembre 2020

Conspirationnisme(s)

Une démocratie rongée de l’intérieur…


Complot. S’ils mènent parfois quelque part, les raccourcis sont trompeurs. Toujours cette impression de manquer l’essentiel ou d’abandonner quelqu’un. Les frustrations, l’humiliation, l’injustice déchaînent la contagion et la surenchère des violences. Et elle nous paraît lointaine cette brûlure de l’histoire qui enflamme les peuples sur des lignes de front idéologiques que nous regardons avec une sorte de fatalisme résigné. Nous jouons avec les concepts, comme aux osselets : chacune de nos peurs a droit à sa case bien rangée dans la bibliothèque de nos idées, berceau doré où l’on s’endort d’intranquillités. Tels des derviches en toupie, nous tournons en rond. Entre le Covid-19 et les perspectives de vaccin, les attaques terroristes, la défaite de Donald Trump, la mort sociale programmée de centaines de milliers de travailleurs, etc., les théories conspirationnistes foisonnent dans le débat public. Ces phénomènes détestables n’ont pas de quoi nous étonner, bien au contraire. À condition de ne pas confondre la critique vive et la déconstruction impitoyable de ce qui nous environne avec ­l’esprit étriqué de «complot mondial» guidé par des mains invisibles. Le bloc-noteur le sait trop: dans les périodes de crises majeures, où les repères individuels et collectifs se perdent dans le chaos et l’à-peu-près, les «théories» conspirationnistes offrent des «clés» de compréhension, certes simplifiées à l’extrême, mais néanmoins «palpables» et immédiatement «classifiables» pour juger à la va-vite des événements qui nous paraissent incontrôlables, ­intolérables… et, par définition, inexplicables en grande partie.

Détresses. Drame de notre époque, qui s’essouffle à courir n’importe où. Mais réfléchissons un peu. Le plus surprenant est-il vraiment le surgissement symptomatique dans le paysage des réseaux sociaux du film Hold-up, pour qui la pandémie de Covid-19 se résume à une tentative de «dématérialiser l’argent au travers de nanoparticules activées par le biais du déploiement de la 5G, et injectées par des vaccins contre le Covid-19 (ou des épidémies ­futures) chez les citoyens, dont les libertés individuelles seraient par conséquent supprimées»? Après tant d’atermoiements du gouvernement français, après tant d’accommodements à la réalité pour masquer les ratages, comment ne pas imaginer toutes les formes de complot? Pour un peu, la vraie question serait plutôt: pourquoi ce film dangereux survient-il si tardivement? Dans de telles circonstances surréalistes, le recours à ces procédés peut passer pour une échappatoire. Place aux détresses intellectuelles, à la séduction de l’apaisement: trouvons des coupables, puisque nous sommes tous des victimes supposées. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès détaillait, cette semaine, ce qui court dans les têtes, de manière faramineuse: «Du coronavirus, qui aurait été fabriqué dans un laboratoire chinois au port obligatoire du masque qui en fait serait un rituel pédo-satanique, en passant par les fermetures de restaurants et de bars à Marseille dont la vraie motivation serait de se venger du professeur Raoult, le développement des théories conspirationnistes a connu une forte augmentation. Et l’assassinat du professeur Samuel Paty aurait été commandité par l’État pour décrédibiliser la religion musulmane et/ou justifier encore davantage la mise en place d’un couvre-feu…»


Chevet. Quand s’écroule un imaginaire politique moderne hérité du sens de l’histoire, de confiance dans l’avenir prométhéen de l’humanité et d’espoir de justice, quand les inégalités explosent et que la raison ne maîtrise plus nos destins, quand l’autorité des institutions s’effondre à ce point, dans quelle démocratie vivons-nous, sinon une démocratie rongée de l’intérieur par une société travaillée par la peur ? Le généticien Axel Kahn se demande: «Qu’avons-nous manqué, nous les scientifiques et intellectuels de mon âge, pour laisser se développer un tel désastre?» Camus disait: «Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet, mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles.»


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 novembre 2020.]

mardi 17 novembre 2020

Question d’universalité

Une question cruciale se pose, celle de l’universalité de l’accès au vaccin, au nom de l’Histoire, de la justice et de l’égalité.


Ces derniers jours, n’importe quel citoyen à la conscience aiguisée a dû se demander dans quel monde nous vivions pour que, à ce point, le goût du profit de quelques-uns s’expose à la face de tous. Alors que les annonces de progrès importants dans la quête d’un vaccin s’accumulent, et qu’un espoir déductif dégage un peu l’horizon, plusieurs patrons des laboratoires concernés ont automatiquement vendu des actions en Bourse tandis que les titres prenaient de la valeur. On passera sur les bénéfices réalisés par ces odieux spéculateurs, tant ils nous paraissent indignes par temps de pandémie. Quant au procédé – «légal», nous clame-t-on –, il témoigne juste de l’infamie de nos économies capitalisées.

L’affaire n’a rien d’anecdotique. D’autant que, dans ce monde sans pitié des trusts pharmaceutiques, une question plus cruciale encore se pose. Celle de l’universalité de l’accès au vaccin, au nom de l’Histoire, de la justice et de l’égalité. Les données du problème sont pourtant simples. Puisque le Covid-19 touche toute l’humanité, le futur remède pour le combattre doit être mis à la disposition de toute l’humanité. Si l’engagement de la gratuité semble acquis dans certains pays, l’actuelle course folle s’apparente toutefois à un «nationalisme vaccinal», au mépris de la solidarité entre humains et, surtout, en oubliant une réalité contre laquelle nous ne pouvons rien: personne ne sera en sécurité tant que nous ne le serons pas tous.


La recherche coûte cher ; les bénéfices aussi. Qui se souviendra que l’un des principaux potentiels vaccins, développé par la société de biotechnologie américaine Moderna, a reçu 2,48 milliards de dollars d’aides publiques dédiées? L’entreprise affirme néanmoins avoir l’intention d’optimiser sa découverte et a déjà vendu l’intégralité de ses options d’approvisionnement aux seuls pays riches, rendant ainsi impossible la protection d’un très grand nombre de personnes en situation de pauvreté. Nous sommes loin du partage des savoirs entre pays pour sauver des vies, et de la mise au ban par la communauté internationale des principes de certains brevets. Le coût estimé de la fourniture d’un vaccin à chaque individu sur la planète est inférieur à 1% du coût attendu de la pandémie sur l’économie mondiale. La moitié de l’humanité n’a accès ni aux services de santé les plus essentiels, ni à des sources sûres en eau potable. Aura-t-elle droit au vaccin? 


[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 18 novembre 2020.]

jeudi 12 novembre 2020

Révolution(s)

Vivons-nous un renversement anthropologique?

Place. L’écrivain Alexis Jenni prévient: «Pendant ce temps, dans la France de l’intérieur, les troubles suivaient leur cours, il n’y a pas de raison que cette crise globale ne soit pas miroir du monde.» Et il précise sa pensée: «Terrorisme, pandémie, troubles divers, ça chauffe dans la France de l’intérieur.» Si l’après n’a pas débuté – un jour sans doute, mais quand? –, le confinement et les mesures restrictives qui nous placent collectivement dans des postures de défense contrainte ont toutefois toutes les apparences du bon sens, de la bienveillance, de la prévoyance et même de l’anticipation en tant que mesures de précaution. Chacun à sa place, plus ou moins, tente de tenir le discours de l’évidence – non de la fatalité –, puisque notre responsabilité à tous est engagée. Mais réfléchit-on assez au changement d’époque radical auquel nous assistons, sans en prendre pleine conscience?

Postérité. Le philosophe Robert Redeker, qui n’a rien d’un gauchiste sympathisant avec les théories des Lumières et/ou révolutionnaires, livre dans une tribune donnée au Figaro une réflexion troublante qui mérite attention. Pour l’auteur de l’Éclipse de la mort (DDB), l’occultation du trépas dans nos sociétés jette dangereusement les bases d’une «inversion des devoirs entre générations occasionnée par la crise sanitaire». Il l’explique en ces termes: «De toute mémoire, la tradition humaine affirmait: les parents se sacrifient – se saignent aux quatre veines, selon l’expression populaire – pour leurs enfants. Pour la lignée. Ainsi en va-t-il depuis les origines de notre espèce, depuis que la mort est apparue au sein de la vie pour permettre le remplacement des générations.» Selon lui, le sacrifice des êtres s’avère aussi nécessaire que naturel à la continuité de la vie, au passage des générations. Les parents «se saignant aux quatre veines, travaillaient et vivaient orientés vers un avenir se déployant dans l’au-delà de leur existence propre, ils savaient qu’ils n’étaient qu’un maillon passager d’une chaîne et que leur identité, autant que leur raison, d’être tenait non dans leur individualité bornée, mais dans ce flux continu, dans cette famille, dans ce nom, leur nom de famille». Résumons: l’important, c’étaient les enfants, la postérité.


Politique. Jusque-là, rien à dire. Mais pour Robert Redeker le Covid semble a contrario nous montrer un tout autre visage de l’humanité, rompant avec ce qu’il appelle «l’ancestrale sagesse». Il écrit, un peu sommairement (ne sauvons-nous que de vieilles existences dans cette crise?): «Pour préserver la survie des plus âgés, voilà que l’on décide d’arrêter la vie, comme un chef de gare arrête un train d’un coup de sifflet, qu’on la bloque sur la touche pause – non la vie biologique, bien sûr, mais la vraie vie, la vie humaine.» Ainsi, en apposant un regard anthropologique sur cette situation totalement inédite, serions-nous en train de vivre un renversement sanitaire d’une ampleur telle que nous devrions parler d’une «véritable révolution». Une révolution dite anthropologique. Redeker ne sera bientôt pas le seul à le clamer: nous vivons un renversement anthropologique sans précédent. Soit. Considérant que nos vies ne seront plus tout à fait les mêmes dans la foulée de cet événement majeur de notre histoire, certains franchiront la rive en déclarant que notre passé civilisationnel est en ruine. Comme si notre «civilisation» était la seule dépositaire des vies biologiques, familiales, sociales. Le bloc-noteur prévient: tous les réactionnaires de la terre profiteront de ces circonstances, certes tragiques, pour évoquer la fin d’un monde – sinon de nouveau la fin de l’Histoire – sans ressource pour se réinventer, exhortant les plus idéologues à basculer dans le conservatisme le plus absurde. En effet, comme le suggère si bien Robert Redeker, «tout renversement anthropologique entraîne une révolution politique». Alexis Jenni n’a pas tort: «Ça chauffe dans la France de l’intérieur.» Et si ce renversement – réel – nous conduisait à une révolution – non moins réelle?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 13 novembre 2020.]

mercredi 11 novembre 2020

Croisée des chemins

Dans ce contexte terrifiant, comment ne pas rappeler l’insuffisance des dispositifs de soutien pour rehausser l’offre de soins et juguler le chômage, la pauvreté, les inégalités sociales.

Neuf mois après les débuts de la pandémie, la situation se révèle plus grave encore. Plus les jours passent, moins le cours de l’épidémie semble maîtrisé. Les historiens du futur écriront peut-être que la France aura été, dans son genre, un cas d’école. Inutile de procéder à un énième «bilan» de la première vague, la deuxième qui nous frappe de plein fouet montre, de nouveau, les incohérences et les carences de l’exécutif. L’heure est grave. Le fossé entre les citoyens et ceux qui les dirigent devient béant…

Trop peu de «leçons» du printemps dernier ont été retenues. Souvenons-nous des trois verbes: tester, tracer, isoler. Qu’est devenu ce triptyque fondamental de la lutte contre le Covid? Pas grand-chose ou presque. À tel point que, aujourd’hui, de nombreux scientifiques de conscience prônent un reconfinement plus dur, plus exigent, afin de sortir de cet entre-deux qui maintient le pays dans un espoir confus et dérisoire, alors que se profilent les vacances de Noël et les hypothétiques Fêtes de famille. Les records de contaminations ne cessent d’être battus, avec leur corollaire morbide, à la fois le nombre de patients hospitalisés quotidiennement et, tout au bout, l’énumération macabre des décès. Nous basculons dans l’inconnu. Car ce nouveau tsunami qui déferle sur nos soignants est d’autant plus scandaleux que les capacités des hôpitaux, singulièrement en réanimation, restent si restreintes que le spectre du «tri» des malades resurgit dans toute sa cruauté.

Et ce n’est pas tout. Après des statistiques en trompe-l’œil depuis des mois, les chiffres du chômage viennent de bondir de manière inédite depuis quarante-cinq ans! Premières victimes, les jeunes, cette génération sacrifiée. Tandis que la crise sanitaire se poursuit, la crise sociale, elle, débute à peine. Dans ce contexte terrifiant, comment ne pas rappeler l’insuffisance des dispositifs de soutien pour rehausser l’offre de soins et juguler le chômage, la pauvreté, les inégalités sociales. Si le confinement apparaît comme indispensable, n’oublions pas qu’il a pris une forme libérale : apaisé et doux pour les puissants, impitoyable et injuste pour les faibles. Les mesures d’accompagnement ne sont pas à la hauteur. Le pays entier en paiera bientôt le prix fort. La France est à la croisée des chemins. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 12 novembre 2020.]

jeudi 5 novembre 2020

Épreuve(s)

Le monde s’agite, la France se fracture. Le pays ne tient qu'à un fil...


Réalité. Un pays qui ne tient qu’à un fil. Le croyez-vous vraiment ? Songez-vous à la probabilité même ? Les peurs qui nous hantent s’expriment parfois malgré nous. Borges trouvait qu’il y avait quelque chose de terrible dans la formule de Baudelaire: «Vivre et mourir devant un miroir.» Comme une figure de l’épouvante, continuelle et cristalline présence. Terrorisme, Covid-19, austérité, paupérisation, atteintes aux libertés publiques, etc. Les chocs et autres catastrophes s’accumulent tels des monstres, tandis que des loups, de moins en moins tapis dans l’ombre, avancent à pas comptés en terrain préparé. À quoi peut bien servir de mettre les peurs à l’épreuve des mots, sinon à instiller critiques et espoirs. Nous vivons un moment si exceptionnel d’inquiétudes et de tensions que bien des mystères sont là, devant nous, souvent indéchiffrables aux premiers regards. Le mal permanent, la beauté cachée, ce qui fut et sera, toutes les frontières auxquelles l’homme se heurte et devant lesquelles il s’élance ou se résigne. Le monde s’agite, la France se fracture. La réalité ne laisse pas de place au doute: suivre la gestion «des» crises nous donne l’étrange impression de ne plus vivre dans notre propre pays. Où est notre grandeur supposée, sinon dans le labeur de ceux qui servent encore les autres, avec l’assurance de se brûler en tentant de combattre les injustices?


Héritage. S’agrandir, se hisser, s’engager et se changer pour habiter fraternellement notre République, bref, semer pour demain. Est-ce encore possible? Admettons: nous ne sommes pas citoyens de n’importe quelle nation. Un long héritage nous pousse dans le dos. Si la plupart des révolutions se conjuguent au passé, la Révolution française, elle, n’est pas terminée. Nous sommes toujours assis sur un volcan prêt aux 14 Juillet. La soif d’égalité et de justice nous porte d’autant plus qu’elles nous font cruellement défaut, orphelins de gloires passées, de combats fanés. Sur l’autel de la République, la devise Liberté-Égalité-Fraternité est bien, depuis les origines, mais plus que jamais, la grande sacrifiée. L’âme du pays s’use et se consume à une vitesse accélérée, face à des hiérarchies illégitimes et un pouvoir de fer et de poudre, issu d’un suffrage devenu censitaire. Même les libéraux l’ont compris: leur libéralisme à tous crins, appliqué à l’art de «la» politique au profit de la seule logique économique, vient de subir des déroutes idéologiques majeures. Tout s’effondre par la crise. Jusqu’à l’absurde. En vérité, le pouvoir vacille. Prenez un seul exemple: l’usage à répétition de l’état d’urgence sanitaire. Sur quoi débouche-t-il? Il achève de saper la légitimité de l’institution.


Servitude. Souvenez-vous de cette étrangeté. Au tout début du premier confinement, l’Élysée, par un retournement sémantique assez odieux, osait chanter les vertus du Conseil national de la Résistance. Pourquoi, selon vous? Pour tenter de partager le fardeau! Une bouteille à la mer, qui consistait à faire croire que les partis républicains d’ici-et-maintenant uniraient leurs forces pour reconstruire. Mais reconstruire quoi, alors que nous entrons à peine en résistance et que celle-ci sera longue à produire du rêve et de l’espérance, loin des replis, des haines et des obscurantismes. Reste un élément troublant: ne confondons pas «discipline» et «servitude». Disciplinés face au virus, oui. Serviles, non. Comment, par les temps qui courent, accepterions-nous de nous soumettre volontairement? La Boétie écrivait: «Chose vraiment surprenante (…) c’est de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni chérir, puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruelQuoi qu’on en pense, le pays ne tient qu’à un fil… 


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 novembre 2020.]

lundi 2 novembre 2020

Trump go home

Le trumpisme à terre ne serait pas que la seule défaite de Trump, mais celle de tous ceux qui s’en réclament, par bouts ou en bloc...


Les États-Unis tremblent… et nous avec. Quoi que nous pensions de ce pays et de sa place dans le monde en tant que première puissance, l’élection de son président nous importe car elle donne souvent le «la» de ce que nous osons nommer: une certaine idée de l’Amérique. Nous pouvons le regretter, mais de cette idée dépend beaucoup de choses, à commencer par cette «ambiance internationale» qui détermine une bonne part de l’avenir de l’humanité. 

Depuis sa surréaliste accession au pouvoir il y a quatre ans, et après un mandat catastrophique, Donald Trump se retrouve face à une réalité cruelle: comme en 2016, les démocrates remporteront le vote populaire. Le rejet sera brutal. Jamais un président sortant n’avait abordé le scrutin dans un tel état de fragilité. Mais attention au scénario catastrophe. À la faveur du système électoral, qui ignore le suffrage universel direct, le milliardaire réussira-t-il une nouvelle fois à déjouer les pronostics, singulièrement dans les Swing States stratégiques? Ou sera-t-il balayé dans les États clés, comme le laisse croire la plupart des instituts de sondage? Dès lors, acceptera-t-il sa défaite, lui qui a promis le chaos, ou choisira-t-il d’emmener les États désunis d’Amérique jusqu’à l’incertitude démocratique?

Malgré la crise sanitaire, une autre vérité se dessine. Avec 160 millions de votes attendus, l’Amérique se prépare à vivre un moment civique d’une ampleur historique. Cette participation considérable donne, a priori, la prime aux démocrates et à leur candidat, Joe Biden. Bien que ce dernier ne soulève pas l’enthousiasme fou, il représente néanmoins un parti qui a bougé, depuis que Bernie Sanders l’a secoué. Un cycle progressiste est ainsi possible, comme en témoigne la plateforme programmatique: santé, salaire minimum, fiscalité des riches, etc. Rarement les démocrates sont allés aussi loin en matière économique et sociale.

Au fond, quel message enverront les États-Unis à leur propre nation, et au monde tout entier? Soyons clairs. Le trumpisme à terre ne serait pas que la seule défaite de Trump, mais celle de tous ceux qui s’en réclament, par bouts ou en bloc, en France, en Europe comme ailleurs. À tout le moins, une victoire de Biden signerait une forme d’apaisement, un signe d’espoir, aussi modeste soit-il pour la vie des peuples. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 3 novembre 2020.]