mercredi 30 juin 2021

L’homme-machine s’appelle Pogacar

Dans la cinquième étape, un contre-la-montre entre Changé et Laval (27,2 km), victoire du Slovène et tenant du titre Tadej Pogacar (UAE). Il repousse les autres favoris au général. Mathieu Van der Poel reste en jaune, pour 8 petites secondes.

Laval (Mayenne), envoyé spécial.

«Tout corps est une machine et les machines fabriquées par le divin artisan sont les mieux agencées, sans cesser pour autant d’être des machines», écrivait Descartes dans le Discours de la méthode. A la façon antique des rois de passage, ils y étaient donc parvenus, à ce premier grand rendez-vous. Un contre-la-montre placé tôt dans le calendrier de ces trois semaines en enfer, entre Changé et Laval (27,2 km), après quatre jours en Bretagne sous des rideaux de pluie où il y eut des perdants et des dominants, sans pour autant que les acteurs majeurs du général fussent réellement éparpillés. Dix-sept coureurs se tenaient en moins d’une minute. Et nul besoin de se présenter en devin pour comprendre que l’intervalle rassemblerait moins de prétendants aux honneurs finaux, à la suite de ce chrono mayennais réservé aux métronomes de la haute, aux  cuirassiers de la vitesse, aux apprentis permanents de l’effort solitaire en tant que genre, tous capables de ces coups de reins incessants qui modifient la résistance de l’air en conjuguant puissance et rapidité.

En vérité, deux histoires en une. D’abord celle des experts en chasse d’étape: Stefan Bisseger, Kasper Asgreen, Soren Kragh Andersen, Victor Campenaerts, Jonas Vingegaard, Stefan Küng, Mattia Cattaneo, Wout Van Aert ou encore Mikkel Bjerg. Ensuite celle des cadors en quête de ciel jaune afin de dissiper les nuages bas: Tadej Pogacar, Richard Carapaz, Geraint Thomas, Primoz Roglic, Wilco Kelderman, Julian Alaphilippe ou David Gaudu. Sur un parcours un rien bosselé sans être favorable aux grimpeurs, mais pas assez rectiligne pour conforter entièrement les «spécialistes», sachant que les averses rendirent la chaussée glissante et provoquèrent de nombreuses embardées, nous ne fûmes fixés qu’à l’heure du thé, accompagné de sabots de Pégase (petits bonbons au caramel et noisettes).

Energie, agilité, relances ; ce triptyque formait l’équation idéale. A ce grand jeu de la solidité brute, il fallut se rendre à l’évidence. Le Slovène Tadej Pogacar, qui renversa le Tour l’an dernier dans ultime chrono en crucifiant Roglic, irradia d’une qualité suprême, taillée dans le diamant, instants magnétiques d’un crack en action qui n’en finit plus d’étonner le milieu. Un peu comme le recommencement d’une vision inaugurale, quand nous succombons à l’esthétisme supposé d’un champion se servant de sa bicyclette comme d'un instrument, quand elle n'est qu'un outil pour d’autres. Malgré ses 66 kilos, il maintint à distance tous ses rivaux, même le costaud «technicien» Küng et ses 84 kilos (deuxième à 19’’). Surtout, il assomma Roglic, Carapaz et consorts, désormais relégués au général, avant l’entrée dans les Alpes, dès samedi. Au passage, nous pûmes mesurer à quel point Mathieu van der Poel, cinquième à 31 secondes seulement de Pogacar, savourait et s’épanouissait dans sa nouvelle peau: contrairement aux prévisions crépusculaires, le voilà toujours de jaune vêtu. Pour 8 petites secondes. «Ce maillot est un honneur, et il porte plus haut celui qui a le bonheur de l’avoir sur les épaules», déclara le petit-fils de Raymond Poulidor, prouvant une fois encore que le langage des seigneurs s’élabore sur des fondations.

Quant à notre Julian Alaphilippe, qui ne s’économisa en rien depuis le départ de Brest, il plafonna dans l’exercice, lâchant plus d’une minute, incapable de marquer les esprits comme il le fit en 2019 à Pau, sur un profil à peu près équivalent. Rien de surprenant. Lui-même avait analysé l’essentiel, la veille, prophétisant: «Je sais que j’ai progressé, mais je ne suis pas au niveau des tout meilleurs. J’ai gagné en 2019 parce que tous  les clignotants étaient au vert : une condition exceptionnelle, le maillot jaune qui transcende, le parcours pour moi… Cette année, les deux chronos me conviennent moins. Je ne vais pas prendre le départ en disant que je peux gagner. Le but, c’est limiter le plus possible la casse. Je me sens bien, mais je ne m’emballe pas.» En vélo comme en toute chose, la lucidité reste une forme supérieure de la critique. D’autant que le roman de la chevalerie ne se vend plus guère. Le chronicoeur le sait: la religion populaire qu’était le cyclisme a tendance à s’éventer. Seule la grammaire du courage s’écoule encore avec le vent, immuable.

Tadej Pogacar, du haut de ses 22 ans, ne nous démentira pas. Le Tour n’est pas qu’un sport: il continue, périodiquement, de dire «l’invariant de l’homme plein d’ardeur dans le noir – sa nature sans excipient», comme le narrait jadis Philippe Bordas (1). Et ce dernier précisait: «Le cyclisme aboutit à l’homme-machine de René Descartes et à la systémique issue de lui. La génétique est l’ultime dévoilement de l’ontologie.» Lorsque, plus solitaire que jamais, le corps parle – et lui seul.

(1) « Forcenés », Fayard (2008).

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 1 juillet 2021.]

mardi 29 juin 2021

La pseudo révolte reste sur la grève

Dans la quatrième étape, entre Redon et Fougères (150,4 km), victoire du Britannique Mark Cavendish, le revenant de 36 ans (DQT). Lors du départ, les coureurs ont mis pieds à terre quelques instants pour protester contre les nombreuses chutes des premiers jours. Ils ont renoncé à une grève.

Fougères (Ille-et-Vilaine), envoyé spécial.

De la casse. Et de la colère. Le Tour, en ses étrangetés, a donc furieusement renoué avec l’une de ces polémiques récursives qui secouent le peloton chaque année ou presque. Sur les routes de Juillet, la mémoire constitue un invariant et la possibilité même de l’oubli a été historiquement dérobé à son imperfection. Après la rocambolesque arrivée à Pontivy, lundi, secouée par de nombreuses gamelles aussi spectaculaires et effrayantes les unes que les autres, une sorte de fièvre revendicatrice s’était ainsi emparée de la caravane au départ de la quatrième étape, entre Redon et Fougères (150,4 km). Le soleil clignait furtivement entre les nuages ; un vent frais dilatait nos esprits ; les plaines agricoles et les bocages de l’Ille-et-Vilaine s’ouvraient devant nous. Le chronicoeur, habitué par les tensions des débuts de Tours, avait le sentiment de revivre une sempiternelle dispute : celle des chamboule-tout dus à la frénésie des premiers jours. Nous ne comptons plus les dizaines de chutes qui ont déjà émaillé l’épreuve depuis le Grand Départ à Brest, comme en témoignent les interminables communiqués médicaux, distribués chaque soir en salle de presse, par lesquels nous révisons nos cours de premiers secours: «traumatismes crâniens» et «lombaires», «plaies profondes», «fractures» en tout genre, «luxation» et tous les «hématomes» répertoriés. Suite aux propos incendiaires et incontrôlés de Marc Madiot, le patron de la FDJ, la grogne des coureurs étaient prévisibles – à défaut de devenir totalement légitime. Une question se pose malgré tout: ce qui s’avère «habituel» doit-il être «normal» pour autant?

Il était 13h25, à Redon, heure du début de la chevauchée, quand la Grande Boucle se figea quelque peu. En peloton regroupé, les 177 coureurs rescapés encore en course, avec au premier rang les principaux leaders – Mathieu van der Poel en jaune, Julian Alaphilippe en vert – venaient d’avaler à allure très modérée les neuf premiers kilomètres fictifs, traditionnel défilé destiné à saluer le public. Arrivés au départ réel (km 0), les coureurs, visiblement peu unanimes sur la démarche à suivre, continuèrent leur chemin, avant de s'arrêter quelques centaines de mètres plus loin, à l'initiative du sprinteur Andre Greipel. Pied à terre mais sans descendre de vélo, ils stationnèrent à l'arrêt une minute, puis reprirent leur marche en avant. Bref geste de protestation. Radio Tour nous informait: «Les coureurs demandent qu'un dialogue sur la sécurité s'instaure avec toutes les parties prenantes du cyclisme.» L’extension de la règle dite «du gel des temps» dans les trois derniers kilomètres des arrivées seraient en négociation.

Nous apprîmes alors que, au matin, l’idée d’une grève avait été débattue entre certaines instances, dont l’association des Cyclistes Professionnels Associés (CPA). Celle-ci fut finalement abandonnée, sans que nous ne connaissions très bien la nature – réelle ou non – des discussions. Via un communiqué, le CPA expliqua néanmoins que les coureurs s’interrogeaient «sur les mesures à prendre pour souligner le manque d'attention sur les problèmes liés à la sécurité». Soulignant toutefois «le respect» qu’ils exprimaient «envers leur sponsor, leurs groupes sportifs, les organisateurs et le public», ces derniers annonçaient qu’«ils exerceront leur métier de coureurs cyclistes professionnels dès aujourd’hui». La pseudo révolte restait sur la grève.

Une évidence s’imposait à toute force: si les conséquences de ces méchantes culbutes multifactorielles se constataient déjà dans les classements (Roglic et Thomas relégués, Pogacar retardé, Ewan éliminé des sprints après son abandon), celles-ci se paieront d’ici la haute montagne. Voilà pourquoi, ce mardi, nous guettâmes d’un œil attentif les moindres signes susceptibles d’accréditer la thèse: le cyclisme devient-il trop dangereux? Derrière deux échappés (Van Moer et Périchon), nous assistâmes au spectacle assez classique d’une cavalcade vers un sprint massif, avec ce stress indescriptible de la vitesse, ces spectateurs, ces topographies «modernes» des villes, sans parler de ces directeurs sportifs qui hurlent dans les oreillettes de nos forçats, etc. Pas de drame cette fois. Juste le triomphe du Britannique Mark Cavendish, le revenant de 36 ans (DQT), qui vint signer la trente-et-unième victoire de sa carrière sur la plus grande course du monde.

Face aux événements antérieurs, le boss du Tour, Christian Prudhomme, voulut tempérer. «Les parcours sont tracés et conçus par des anciens cyclistes, vous imaginez bien qu’ils ne souhaitent pas envoyer des coureurs à terre, disait-il. Je suis persuadé que même sur un circuit de F1 ou de moto, il y aurait des chutes.» Le directeur technique de l’épreuve, Thierry Gouvenou, ajoutait: «Maintenant, beaucoup trop d’équipes veulent rouler devant. Un leader a besoin de six ou sept équipiers, et tous roulent ensemble, en groupe, cela crée des bouchons et potentiellement des chutes, quand l’envie te fait dépasser la prise de conscience… On n’a plus aucune ville moyenne sans îlot, giratoire ou rétrécissement. Il y a dix ans, il y avait 1100 points dangereux sur trois semaines. Cette année, on sera à 2300. Si le niveau d’exigence devient trop important, on n’aura plus d’arrivée. On en est là…» Le Tour demeure ce monde en miniature qui engendre des événements à sa démesure. Et des controverses, aussi.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 30 juin 2021.]

lundi 28 juin 2021

Van der « Poelidor » passe entre les gouttes

Dans la troisième étape marquée par de nombreuses chutes, entre Lorient et Pontivy (182,9 km), victoire du belge Tim Merlier (AFC). Primos Roglic perd une minute. Le Néerlandais Mathieu Van der Poel, petit-fils de Poulidor, étrennait son maillot jaune.

Pontivy (Morbihan), envoyé spécial.

«L’un des plus beaux départs de l’histoire des Tours contemporains…» Cyrille Guimard, notre Druide et maître es-cyclisme, ne cachait pas son enthousiasme, au matin de la troisième étape entre Lorient et Pontivy (182,9 km) que nous allions traverser avec force et vigueur, d’abord balayés par les embruns de l’Atlantique en léchant la baie de Quiberon, puis en s’enfonçant dans la campagne morbihannaise et ses landes de Lanvaux. Partant du principe que l’Histoire de la Grande Boucle suscite parfois des commentaires à leur primordiale vérité et jette sur la route à venir un crédit attachant, le chronicoeur aime quand l’ex-mentor de Hinault, Fignon ou LeMond laisse sa pensée s’écouler comme une sève, lente, souterraine, avant qu’elle ne jaillisse telle une attaque dans une bosse. «Le fait qu’il n’y ait pas eu de prologue change tout, poursuit Guimard. Il a suffit des deux premières étapes, avec des arrivées en côte, pour que la sublime dramaturgie de la course s’impose. Alaphilippe et Van der Poel, ce sont deux monstres qui réinventent quelque-chose de grand. Ils sont à la fois enracinés dans la plus belle des traditions et, en même temps, ils réinventent un genre que je qualifierais d’audacieux à l’extrême, hors des codes ‘’modernes’’. Ils ne trichent pas, ils foncent. Et en fonçant, avec leur talent, ils créent de l’émotion populaire, du récit, de l’aventure. C’est vivant, ouvert, humain.» Et il conclut: «Maintenant, nous en avons la démonstration définitive. Il faut interdire les prologues sur les grands tours!»

Parlons-en, de ce Mathieu Van der Poel, qui étrennait le premier maillot jaune de sa carrière sous le ciel bas et la pluie de Bretagne. Pas peu fier, le crack néerlandais de 26 ans, lui qui parvînt, dimanche, à projeter sur tous les amoureux de vélo «à l’ancienne» des façons suggestives, nous ramenant à nos propres filiations. Être petit-fils de Raymond Poulidor oblige. Et ses larmes, sur le podium de Mûr-de-Bretagne, scelleront longtemps l’épopée familiale en chacun d’entre-nous. «Poupou» n’avait jamais porté le paletot en or ; lui a d’ores et déjà conjuré le mauvais sort. Les parents, Corinne et Adrie, attendaient leur cadet au bas de la côte. Comme le rapporte l’Equipe, la mère de Mathieu racontait que son fils disait sans insolence: «Je ne comprends pas que Papy ait autant envie de signer des autographes. Mais la première chose qu’il a dit quand il est décédé, c’est: ‘’Je veux ressembler à Papy, je ferai de mon mieux pour toujours me montrer aimable avec les fans.» Ce papy qui répétait aux visiteurs du Tour, venant le voir chaque matin au Village-Départ: «Un jour, Mathieu gagnera le Tour.» Pour l’heure, le «petit» s’affirme comme le plus puncheur de sa génération. Au cours de ses 25 face-à-face avec Alaphilippe, Van der «Poelidor» en a remporté huit, contre trois au champion du monde. Il se résume ainsi: «Je dois gagner si je suis le meilleur. Et ne pas dépendre des autres.» Rappelons que le père de Mathieu, Adrie, fut également professionnel, de 1981 à 2000, vainqueur de six classiques et de deux étapes dans le Tour. Une généalogie du cycle et de la transmission…

Le petit-fils, cyclo-crossman hors-normes, ne gagnera pas le Tour cette année. Pas dans ses cordes, hors de son programme. «C’est mon premier, raconte-t-il. J’aimerais bien le finir quand même, mais être nul aux Jeux olympiques, je ne veux pas.» Et Julian Alaphilippe? Lui-même répond, toujours avec humilité: «Bien sûr que c’est un soulagement d’avoir cédé le maillot jaune, qui est un maillot exceptionnel, magique, mais qui demande beaucoup de responsabilités. Je ne suis pas loin au général et il y aura encore beaucoup d’opportunité.» D’autant que la hiérarchie, en tête du classement, s’affirme déjà. Pogacar, Roglic, Alaphilippe, Kelderman ou Carapaz se tiennent en une trentaine de secondes les uns des autres, avant le contre-la-montre de mercredi (27,2 km), dans lequel le Français pourrait bien nous rejouer le coup de Pau en 2019.

Chaque chose en son temps. Ce lundi, entre les trombes d’eau et la grêle, sur un parcours promis à un sprinteur malgré une longue échappée (Barthe, Chevalier, Schar, Wallays et Schelling), la litanie des chutes se poursuivit, frappant de nouveau durement Tony Martin (victime samedi d’une pancarte), mais surtout Robert Gesink (Jumbo), contraint à l’abandon, et également le co-leader de l’armada des Ineos, Geraint Thomas, vainqueur en 2018, qui tâta l’asphalte dans la Trinité-sur-Mer sur une portion plate au bord de mer. Le Gallois, atteint d’une luxation de l’épaule, erra longtemps à l’arrière, l’âme en peine, tirant à lui seul des souvenirs pénibles de leur formol, avant d’être repêché par ses équipiers.

Le chronicoeur pensait alors par apocope, en apnée. Peur de la loi des séries. Forcément, il y eut plusieurs autres fracas: Arnaud Démare dans le décor, Caleb Ewan au tapis. Puis celui, à dix bornes du but, et la culbute de Primos Roglic, tout râpé et lancé dans un chrono par équipe pour rentrer sur la tête du peloton. Bilan: une minute de concédée. Après ce chamboule-tout terrifiant, vint enfin l’emballage final dans les rues de Pontivy, à l’ombre du château des Rohan et des maisons à colombages. Un minisprint duquel émergea le Belge Tim Merlier (AFC). Il était temps d’en finir. Le Tour vit d’insomnies perpétuelles. 

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 29 juin 2021.]

dimanche 27 juin 2021

Van der Poel fait le Mûr, au nom du grand-père

Dans la deuxième étape entre Perros-Guirec et Mûr-de-Bretagne Gerlédan (183,5 km), victoire du Néerlandais Mathieu Van der Poel, petit-fils de Raymond Poulidor. Julian Alaphilippe lui cède le maillot jaune.

Mûr-de-Bretagne Guerlédan (Côte d’Armor), envoyé spécial.

Un instant. Un instant seulement de douce évasion entre terre et mer, telle une furtive parenthèse que seul le Tour, par ses folies topographiques, octroie du haut de son ancestral légende. Perdu en cette fabrique à visitations chaque année réinventée, le chronicoeur, arrimé sur le parcours de la deuxième étape entre Perros-Guirec et Mûr-de-Bretagne Gerlédan (183,5 km), longea la Manche sur l’un des plus beaux littoraux du monde, qu’on se le dise, à l’avant-garde du serpentin bariolé de la caravane. Au loin, l’île aux Moines, et puis la côte de Granit Rose taillant l’horizon d’un trait de crayon d’artiste, et devant nous, magnificence ensauvagée, le grand site naturel de Ploumanac’h, merveille de roches que les vagues embrassaient sous les grains enfiévrés de ce dimanche électoral. Avant de filer plein sud par Paimpol et Saint-Brieuc, une rêverie de fortune s’imposa. Là, nous imaginions des enfants emmitouflés, gravant sur le sable de vastes dessins. Plus tard, la marée patiente effacerait ces mots de silice. Et lorsque viendrait la nuit, seuls les embruns accrocheraient encore un peu d'écume à ces traces bientôt oubliées.

Tels ces marins qui n’en finissent jamais de traquer ces esquisses noyées, nous tournâmes le dos aux écumes, l’âme baladeuse, pour retrouver la course et l’apprentissage du pays stupéfié dans ses élévations, quel que soit la géographie des lieux. Quand les ascensionnistes-puncheurs de la Grande Bouche recherchent une forme de dépassement en tant qu’avantage supérieur. Eux osent se jouer du patrimoine et tentent d’en dompter les périls. Tout groggys de la veille, autant par les deux chutes monumentales (quatre abandons, de nombreux blessés en souffrance) que par la phénoménale prise de pouvoir du Français Julian Alaphilippe (DQT), les 180 rescapés de l’étape inaugurale entamaient le deuxième volet de leur virée en Bretagne. Quelques côtes répertoriées ; de l’air vivifiant ; de la pluie intermittente balayée par de maudites rafales de vent ; et de bien basses températures à ne pas ouvrir les fenêtres du véhicule. Et surtout – oui surtout – la magistrale allégresse du Peuple du Tour, innombrable sur les bords des routes. Comme la signature populaire enfin retrouvée de cette aventure de l’extrême, seule capable de fraterniser avec les nobles manières oniriques.

Ajoutons un point d’orgue, l’attrait du jour en majuscule. «L’Alpe d’Huez bretonne» accueillait en effet le peloton afin de sceller par la pierre un serment élégiaque. La bosse de Mûr-de-Bretagne, cette difficulté mythique escaladée à deux reprises dans le final (avec l’octroi de bonifications à chaque sommet), sorte de petite sœur robuste et altière de sa jumelle d’Isère, n’est pas surnommée «l’Alpe d’Huez bretonne» pour rien. A deux détails près. Cette montée de Menez-Hiez (ou Menéhiez), son vrai nom, ne culmine qu’à 293 mètres d’altitude ; et pas un seul virage ne divertit les 2 kilomètres d’escalade à 6,9% (troisième cat.). Une satanée ligne droite qui toise le coursier de face et se dresse à l’abri des arbres où s’entassèrent deux, trois rangées de spectateurs et de bigoudènes en bigoudis, transformant ce bout de terre des Côtes-d’Armor, par l’ampleur de la ferveur, en vingt-et-uns virages imaginaires (ceux de l’Alpe d’Huez). Le Tour y plantait une ligne d’arrivée pour la quatrième fois. De quoi maintenir son palpitant au bord de la rupture.

Six échappés matinaux voulurent s’y disputer la victoire (Perez, Cabot, Koch, Clarke, Theuns et Schelling). C’était sans compter sur la quête de ce triomphe de prestige, sans parler de la baston au classement – déjà – entre Alaphilippe, Roglic, Pogacar, Gaudu, Thomas, Uran, Carapaz et consorts, tous nichés à 18 secondes de notre champion du monde. Quand les deux escalades débutèrent, une seule question nous taraudait : Alaphilippe était-il parti pour un joli bail, jusqu’au contre-la-montre de mercredi, ou jusqu’aux Alpes, voire Le Ventoux ? Après que les derniers fuyards récalcitrants (Cabot et Theuns) soient avalés, nous vîmes ce que nous attendions. L’effort violent, qui ne dura que quatre ou cinq minutes à chaque fois, ne réclamait pas d’aisance technique particulière. Juste de la puissance et… du mental. A ce jeu du coup de force dans la tête, quand bien même la vigueur physique demeure leur obsession, le Néerlandais Mathieu Van der Poel alluma la mèche dès la première ascension, qu’il franchit en tête. L’ultime emballage livra une identique vérité: le petit-fils de Raymond Poulidor n’a rien à envier à Alaphilippe. Non seulement il réitéra l’exploit d’une attaque fulgurante pour remporter l’étape (devant Pogacar et Roglic), mais, à la faveur des bonifications, il vint chiper le maillot jaune des épaules du Français. Dans cet exercice, Van der Poel était attendu, surveillé. Rien n’y fit. Le crack de 26 ans pousse un peu plus les portes de sa propre gloire.

Le chronicoeur repensa aux évocations glorieuses, cette côte restant gravée dans l’histoire. En 1947, pour le premier Tour d’après-Guerre, elle avait déjà pris un maillot jaune dans sa toile. Celui d’une de nos idoles: René Vietto. Après une défaillance hélas célèbre, le Niçois y perdit sa tunique et ses illusions au profit de Jean Robic, lors du plus long chrono de tous les temps (139 km). Diabolique côte. Qui parfois offre une destinée aux audacieux : en 2011, le vainqueur du jour, l’Australien Cadel Evans, ne savait pas qu’il glanerait cette année-là son unique Tour. Les cyclistes, irascibles, écrivent parfois des épopées dont nous faisons mémoire commune. Van der Poel participe pleinement de cette «vélorution» propulsée par Alaphilippe. Cette figure du forçat de chair et d’os. Et ce mélange de traditions racinaires et d’anticonformisme.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 28 juin 2021.]

samedi 26 juin 2021

Alaphilippe, déjà du bruit dans le Landerneau

Dans la première étape, entre Brest et Landerneau (197,8 km), victoire du Français Julian Alaphilippe. Le champion du monde a atomisé la concurrence dans l’ultime côte de la Fosse aux Loups. Il s’empare du maillot jaune.

Landerneau (Finistère), envoyé spécial.

«Quand les mouettes ont pied, il est temps de virer.» Les proverbes bretons possèdent cette douce ironie qui offre à notre irrespectueuse francitude de Juillet cet art subtile de prendre la roue. Ne dit-on pas que, ici «chez les Bretons, il ne pleut que sur les cons» car «qui trop écoute la météo, passe sa vie au bistrot»? Dans l’allégresse d’un peuple retrouvé sur les bords des routes, le chronicoeur enfila donc son gros pull-over pour la première étape, entre Brest et Landerneau (197,8 km), en se répétant tel un mantra que les coureurs du Tour de France élancent toujours leurs corps frêles dans la plus grande épreuve du monde comme pour signer le début d’une aventure de l’extrême qui se doit de fraterniser avec les modes oniriques empruntés aux anciens et à la noble tradition.

Quel plus illustre théâtre d’expression que l’extrême ouest rocailleux de notre territoire, là où les embruns viennent butter sur une terre authentiquement fanatique de cyclisme – première région en nombre de licenciés. Comme en 1952, 1974 et 2008, la Grande Boucle a débuté son périple depuis Brest, proposant une traversée de la Bretagne en quatre jours. Tel un symbole, les coureurs arpenteront les routes de la Cornouaille, du Léon, du Trégor et du Pays vannetais, ces quatre « pays » bretonnants représentés sur le drapeau du cru (le gwen ha dû) par les quatre bandes blanches. Ils aborderont également l’Argoat, la Bretagne intérieure, tout en flirtant avec l’Armor, sur le littoral. En éclat, la caravane à elle seule ralliera et fédérera toute une contrée dans le sillage des héros de Juillet. Le peloton 2021 le reflète d’ailleurs assez bien: pas moins de sept coureurs cette année débutaient «à la maison». Outre les amis d'enfance David Gaudu et Valentin Madouas (Groupama-FDJ), on retrouve évidemment Warren Barguil, mais aussi son coéquipier Élie Gesbert (Arkéa), Cyril Gautier et Franck Bonnamour (B&B Hotels), sans oublier Julien Simon (Total).

Basses températures, vent, humidité, plafond au ras des âmes… Ce samedi (1), le décor était planté, sur des routes changeantes martelées de six côtes, ne laissant aucun répit et proposant d’incessants changements de direction. Curieusement, aucun de nos «localiers» ne prit l’échappée du jour. Mais nommons-les, ces premiers fuyards du genre qui resteront dans la petite histoire: Rodriguez, Bonnamour, Perez, Swift, Schelling et Van Poppel. Ils eurent les honneurs d’éclairer la Bretagne enfiévrée, donnant à voir la nécessité des ardeurs symboliques. Cap vers le cloître de Pleyben, vers la magnifique bosse de Locronan, puis par Châteaulin, avant d’atteindre la lande couverte de bruyères et d’ajoncs donnant le rôle majeur à la chapelle Saint-Michel de Brasparts, magistralement posée sur sa colline dénudée. Enfin, valeur ajoutée de cette étape, direction Landerneau pour l’explication finale au sommet de la Fosse aux Loups, maillot jaune à la clef. Esprit et force.

Thierry Gouvenou, traceur-en-chef de la course, avait prévenu: «On profite du terrain. La côte de la Fosse aux Loups, longue de trois kilomètres avec un passage à 14%, pourrait donner lieu à une première explication spectaculaire entre Julian Alaphilippe, Wout Van Aert et Mathieu Van der Poel notamment. Le coureur qui perdra dix secondes là ne sera pas dans l’allure…» Avant les trois coups de cette espèce d’«il était une fois en Armorique», nous eûmes le bonheur de constater que toute l’équipe Alpecin du Néerlandais Adri van der Poel avait été autorisée par l'Union cycliste internationale (UCI) à porter un maillot couleurs violine et jaune, rappelant celles de son grand-père Raymond Poulidor, légendes parmi les légendes du Tour. Belle emphase de l’UCI, qui expliqua: «Le retentissement positif suscité par ce maillot spécial en l'honneur de l'un des plus grands noms du cyclisme justifie de faire une exception au règlement en autorisant à ce qu'il soit porté lors de la première étape.» Rappelons que notre Poupou national, disparu en novembre 2019, monta à huit reprises sur le podium de la Grande Boucle dans les années 1960 et 1970… sans jamais porter la tunique en or. Gloire n’est que victoire.

Le regretté Louis Nucéra l’écrivait: «Les coureurs cyclistes relèvent du mythe et de la réalité. Les voir à l’œuvre ne les rend pas moins grand que le rêve que nous avons d’eux.» Du côté des rêves, vous imaginez aisément où se tournaient tous les regards tricolores. Vers Julian Alaphilippe (DQT), notre champion du monde, qui s’affichait comme le plus affuté pour l’exercice d’une arrivée surmontée d’un pic à vif. Depuis plusieurs jours, le Français souffle le chaud et le froid. «Ma première semaine sera hyper importante», déclara-t-il à l’Equipe, dans le souvenir de ses quatorze jours en jaune il y a deux ans, expérience qu’il définit ainsi: «En 2019, j’ai vécu beaucoup plus d’émotion que si j’avais gagné le Tour, comme Bernal, à deux jours de l’arrivée.» Puis, entretenant le doute sur cette cent-huitième édition: «Si un jour, je décide de ne penser qu’au maillot jaune à Paris, si je veux me préparer pour ça, l’équipe me suivra.»

Scénario écrit à l’avance: devant une foule considérable et des rangées d’yeux enivrés dans chaque village, chaque bourg, les échappés (avec le Néerlandais Ide Schelling en ultime rescapé), rendirent les armes en colosses éphémères. Entre-temps, nous aperçûmes Alaphilippe et Van der Poel bavasser en queue de peloton, donnant raison à Christian Prudhomme, le patron du Tour: «C’est une génération qui prend le cyclisme comme un jeu.» Nous vîmes ensuite une chute collective façon carambolage massif en accordéon, au sommet de la côte de Saint-Rivoal, due à la présence d’une banderole brandie depuis la foule et percutée de plein fouet par Tony Martin (Jumbo), lui-même entraînant dans sa culbute la moitié du peloton. Scène surréaliste de désarroi collectif, après que des dizaines de coursiers eurent tâté le bitume. Puis, à la suite de ce moment d’anarchie (un abandon, des blessés, des attardés), tout sembla rentrer progressivement dans l’ordre, sous l’impulsion des armadas pourtant désorganisés.

Et ce fut soudain une sorte d’hallali, à moins de cinq kilomètres de l’arrivée. A pleine vitesse cette fois, dans la préparation de l’emballage terminal, une trentaine de coureurs chutèrent à nouveau lourdement. Répétition d’un véritable chaos, duquel ne sortit pas indemne le quadruple vainqueur Chris Froome, qui remonta sur sa machine claudiquant, perdant déjà quelques minutes dans cette maudite aventure. De la casse.

Le cœur un peu suspendu par l’émotion, il nous fallut dès lors, comme prévu, attendre la fameuse côte de la Fosse aux Loups pour que la grande bagarre surgisse d’une claire définition. D’une rare limpidité, en vérité. Dès les premiers hectomètres, Julian Alaphilippe faussa compagnie à la tête du peloton dans la partie la plus escarpée, tout à l’énergie, giclant vers le faîte d’une gloire chaque fois réinventée. Le champion du monde était attendu, visé, surveillé. Rien n’y fit. Il laissa les autres prétendants à huit secondes de sa roue arrière. Coup double, coup triple: victoire d’étape, bonifications et maillot jaune. Il n’y eut même pas de «match», encore moins de quiproquo, ni avec Van Der Peol, ni avec Roglic, ni avec Pogacar et consorts… Nous n’assistâmes pas un exploit du Français, mais à une exécution sommaire. Alaphilippe possède décidément un don fondamental, au sens sacrificiel et magnifique de l’idée. Avec lui, les images deviennent souvenirs. Le sortilège des Seigneurs.

(1) Au matin, en lever de rideau, la Néerlandaise Demi Vollering a remporté la Course by le Tour de France, l'épreuve féminine disputée au terme des 107 kilomètres de cette huitième édition. 

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 26 juin 2021.]

jeudi 24 juin 2021

Tour : Pogacar et Alaphilippe avancent démasqués

Le deuxième Tour de l’ère Covid s’élance de Brest, ce samedi. Grandissime favori, le Slovène Tadej Pogacar, tenant du titre. Le profil peu montagneux peut-il favoriser le champion du monde Julian Alaphilippe ?

Brest (Finistère), envoyé spécial.

À la faveur d’une sorte d’embellie que la pandémie autorise, la Grande Boucle retrouve ses vrais quartiers d’été. Oubliés septembre dernier et ses frimas préautomnaux, quand les coureurs, déboussolés par un calendrier sens dessus dessous, redessinaient les contours surannés de notre Hexagone de salle de classe en pleine période scolaire, sans son Peuple du Tour, celui de Juillet, pédalant esseulés en signant des performances sans équivalence sur la plus grande épreuve du monde. Le Slovène Tadej Pogacar avait sans doute profité des circonstances, dues autant au contexte sanitaire qu’à la blessure du Colombien Egan Bernal, contraint à l’abandon (1). Vainqueur surprise de son compatriote Primoz Roglic, coiffé dans l’ultime chrono destructeur, le gamin Pogacar, âgé de 22 ans, se confrontera ainsi au fameux adage de la Petite Reine: le plus dur sera-t-il de confirmer?

Sous les embruns d’un climat variant composé de bruine et de vent, Brest accueille le Grand Départ et toute la Bretagne se prépare à une fête du vélo explosive sur cette terre d’amoureux fous – tout cela en plein rendez-vous électoral décisif pour nos régions et nos départements. Le deuxième Tour de l’ère Covid s’élance, ce samedi, mais il débutera sous condition. En concertation avec les autorités préfectorales, le passe sanitaire sera obligatoire pour le public qui souhaiterait venir aux départs et aux arrivées des étapes prévues entre le 26 et le 29 juin. Fini le huis clos, mais l’engouement populaire en pâtira. «Le nombre de personnes qui pourront accéder dépendra simplement de la configuration des sites», explique Pierre-Yves Thouault, l’adjoint de Christian Prudhomme. Le paddock des coureurs restera inaccessible, même pour les journalistes. Tout comme les hôtels des équipes, maintenus à l’abri des regards. Retour vers le futur…

Douceur du rêve, violence de l’utopie, insolence de notre francitude chaque année réinventée: selon la façon, naïve ou lucide, dont on le considère, le Tour oscille entre un doux songe un peu infantile et une espérance sans merci. Celle de voir – enfin – un successeur à Bernard Hinault. S’il faudra se méfier du duo de l’armada Ineos (Richard Carapaz et Geraint Thomas), tous nos regards se tournent naturellement vers Julian Alaphilippe, notre champion du monde. «On a l’ambition de viser des étapes avant de penser au général, répète le Français, modeste en diable. Il faut être conscient que le scénario de 2019, avec quatorze jours en jaune, est difficile à reproduire.» Avant d’ajouter, énigmatique: «Le parcours est assez ouvert, mais taillé pour moi.» Pour sa trente-deuxième participation, le chronicoeur n’oublie rien. Ni la réalité, ni sa mélancolie du Tour d’enfance…

(1) Pour son retour, Bernal, vainqueur du Tour en 2019, a brillamment remporté le Giro, en mai dernier.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 25 juin 2021.]

Nausée(s)

Ce Roi-Soleil déconnecté des réalités…

Fracture. Ne regardons pas ailleurs, ne détournons pas les yeux: deux tiers des citoyens ont donc refusé de se rendre aux urnes dimanche dernier. Il s’agit d’ailleurs moins d’une «farce démocratique» que d’une alerte civique de très grande ampleur, façon vol de nuit. L’affaire était déjà bien engagée, et ne venez pas nous seriner, otage des lieux communs, que nul n’est prophète en son pays! Car tout de même: les stades d’évolution en putréfaction antirépublicaine se succèdent en séquences, comme ces drames cosmiques qui montent en boucle. La pseudo-politique du pouvoir tourne à vide. Spectacle affligeant, conclu comme il se devait par la déroute électorale du parti présidentiel. L’abstention massive traduit la mise en doute de la capacité des élus à changer la vie. La déculottée subie par Mac Macron, elle, nous raconte que les promesses de «renouvellement» – tout changer pour ne rien changer – ont en vérité entretenu le désenchantement, faute d’avoir été suivies d’effet, bien au contraire. Chaque jour un peu plus, la fracture sociale continue de se creuser. Et comment réagit notre prince-président? En espèce de Roi-Soleil d’un monde déconnecté des réalités. Au lendemain du premier tour des régionales et des départementales, avec les résultats que nous connaissons, le lundi 21 juin restera en effet dans les annales de notre histoire contemporaine. Résumons d’une phrase. Champagne et honneurs pour les puissants… matraque et lacrymos pour les jeunes. Le bloc-noteur se pince encore d’avoir assisté – de loin, dieu merci – à l’invraisemblable mise en scène par Mac Macron de deux mondes parfaitement hermétiques l’un l’autre.

Symboles. Deux univers diamétralement opposés cohabitent ainsi par une seule conjonction: la violence sociale et policière. Enfermé dans sa gestion «d’en haut», égotique et au nom d’une caste supérieure, comprenons bien qu’il n’était pas évident pour Mac Macron de commenter les décombres de ce suffrage universel, qui, finalement, ne fixe pas tant que cela le paysage politique, contrairement à ce que certains entrevoyaient. Ce lundi, comme si de rien n’était, il eut l’audace, sinon la morgue, de citer à nouveau la formule du programme du Conseil national de la Résistance: «C’est le retour des jours heureux.» Scènes hallucinantes, de le voir parader aux côtés de Bernard Arnault pour l’inauguration de la Samaritaine, dont nous nous souvenons qu’elle fut l’un des symboles du Second Empire déclinant, puis, tout guilleret, d’organiser au Palais une réception pour la Fête de la musique avec en invités de «prestige» Jean-Michel Jarre et Marc Cerrone (69 ans). Sans sombrer dans le commentaire dit «populiste», qu’avons-nous vu, vraiment? Rien d’autre que l’apologie du luxe, de la richesse, des strass et de la peopolisation à l’ancienne en tant que préfiguration du futur. En somme, le voilà ce monde «d’après», si semblable au conservatisme ambiant. L’argent, la gloire, la notoriété. Toujours les «premiers de cordée». En entendant Mac Macron louer la Samaritaine comme un «formidable trésor patrimonial français», nous pensions aux sept cents employés et vendeurs présents, tous en livrée pour honorer leurs maîtres, dans ce lieu devenu cette bulle de magasins luxuriants – à des prix inabordables pour le bon peuple – rehaussée d’un palace de soixante-douze chambres et de bureaux au standing inimaginable. Avions-nous tort de ressentir une sorte de nausée?

Chaîne. Sachez-le, Pierre Bourdieu et Jacques Derrida nous manquent. Eux auraient disséqué à merveille l’état de notre France, en tant qu’exemple d’une crise majeure en devenir – ou comment conjurer les catastrophes en cours et surmonter tristesse, passions tristes, fatalisme et désespoir qui nous hantent trop… Quand les puissants et les malins dominent, il n’est pas interdit de se révolter. Mieux: il devient nécessaire de ne pas rompre la chaîne dont nous ne sommes qu’un maillon. Espérer n’est pas toujours délirer.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 juin 2021.]

jeudi 17 juin 2021

Mécomptes(s)

«Et on vote pour quoi, déjà?»

Nationalisation. «Ah bon, on vote dimanche?» Combien de fois avez-vous entendu cette phrase, ces derniers jours? Ou encore celle-ci: «Et on vote pour quoi, déjà?» Drôle de climat médiatico-politique, n’est-ce pas, à l’heure où un scrutin important risque de fixer le paysage national, à bien des égards, pour une période indéterminée. Entre vol de nuit et feux déboucheurs d’horizon, nous ne savons plus trop où se dispute et où se jouera cette imparfaite recomposition politique aux contours potentiellement dramatiques. En l’espèce, le «quoique» est toujours un «parce que». Pas de bonne catharsis sans montée préparatoire aux grandes peurs, sans lesquelles, par habitude désormais, les combats en espérance s’atrophient quelque peu. Mettons-nous d’accord sur un point : tout a été conçu pour que les élections régionales et départementales soient profondément détournées de leur finalité. Il s’agit moins d’élire des majorités dans nos collectivités que de décanter l’espace avant le rendez-vous de la présidentielle de 2022. Entendez-vous parler, sur toutes les chaînes, des transports, des aides aux entreprises et des aides sociales, de la formation professionnelle, etc.? Pas vraiment en réalité. Comme si de rien n’était, en mode obsessionnel, le matraquage se poursuit sur le thème de l’insécurité, compétence régalienne. Autre évidence: la «nationalisation» des deux tours, les 20 et 27 juin, se transforme donc en épreuve de vérité pour le parti de Mac Macron. Nous sommes loin de 2017, quand le futur prince-président misait sur l’épuisement du «vieux monde» et le dépassement du clivage gauche-droite au profit d’un nouveau regroupement dit «progressiste», dont nous avons vu à quel point le centre de gravité basculait à droite.

Norme. Face à ce constat primaire et devant le péril brun, la gauche est-elle vraiment en pleine confusion, tout en s’y complaisant? Tout irait donc de mal en pis? Et personne n’oserait balayer devant sa porte, tous prisonniers de «calculs électoraux»? En somme, le big-bang de 2017 et ses répliques – inachevées – n’auraient servi à rien ? Réfléchissons à l’interpellation de l’historien Alain Bergounioux, dans la revue l’Ours, qui met sur le compte de l’affaiblissement des partis politiques l’impasse programmatique actuelle d’une certaine gauche. Comme il l’affirme: «L’époque est à la confrontation de ­personnalités… sur les enjeux du moment, sélectionnés par les médias. Pire même, la politisation se fait, souvent, de manière négative, la dénonciation des autres candidats devenant la norme.» Regardons avec sérieux la compétition de plus en plus étonnante entre Verts et socialistes, qui prétendent les uns et les autres au leadership du camp soi-disant «réformiste», mais butant, comme le souligne le Monde, «sur un rapport au progrès et sur une conception de la République si flottants qu’à ce stade aucune vision commune n’a pu émerger».

Malaise. Régénérer et refonder la gauche, redresser et rebâtir le pays, restaurer l’espoir, repartir de plus belle, etc. Voilà le re éternel de Sisyphe, que le bloc-noteur s’imagine heureux. Nul besoin d’avoir un grand sens de l’État ni un sens excessif de votre dignité pour ne pas voir le malaise ambiant. Là où nous sommes rendus, ne sous-estimons pas la difficulté de braver l’opinion dans une démocratie d’opinion aussi fastidieuse qu’un racolage de chaque jour, à longueur d’antenne, partout, toujours… N’éludons pas les mécomptes. Et rappelons-nous un précepte éloquent: la pire faute en politique consiste à laisser en état ce qui doit disparaître alors même qu’on s’attache à détruire ce dont la permanence est la raison d’être et la marque d’une civilisation républicaine…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 juin 2021.]

jeudi 10 juin 2021

Atrophie(s)

France, que deviens-tu ?

Involution. Nous y voilà, à cette pseudo-démocratie à l’anglo-­saxonne : la relation client remplace un à un les services publics et tous les rouages de l’éthique républicaine, tandis que la langue de la gestion comptable et financière supplante désormais les programmes (déchirés), les confiances (déçues) et les fraternités (brisées). Tout est donc permis, dans cette France malade, et nous nous demandons ce que nous avons bien pu faire pour en arriver là. Horrible pensée, celle de croire que nous n’avons pas perdu une bataille mais la guerre. Régis Debray écrivait en 2018, dans Bilan de faillite (Gallimard): «On peut masquer cette déculottée sous un ton grand seigneur, désinvolture blasée, ironie distante, “au-dessus de ça”. La poésie des ruines. Des simagrées. Tant d’idéaux jetés à la queue leu leu dans une fosse commune auraient mérité, non un sourire de faux jeton, mais une salve d’honneur.» Trois ans plus tard, la situation a non seulement empiré, mais elle se dégrade si vite qu’on ne sait plus jusqu’où dérivera le climat politico-médiatique. On ne nous avait pas préparés au culte du «gagnant» et à la pourriture préfascisante qui pollue tout sur son passage. Jamais, depuis la guerre, certains Français n’avaient à ce point engendré une logique d’exclusion dont les relents pétainistes nous ramènent, par un mouvement d’involution, aux années 1930. Le bloc-noteur le ressasse depuis si longtemps que sa plume tourne à vide dans l’encrier: ne plaisantons pas avec notre lucidité, elle est notre meilleure protectrice à l’heure où les bruits de verre brisé de la haine ordinaire agressent la République en son cœur même. À mesure que monte la menace, la peste brune se diffuse à la vitesse des marées.

Idéologues. Regardons froidement la séquence en cours, que nous pouvons nommer: «Le temps de l’extrême droite.» En quelques semaines, nous avons tout connu. L’appel au meurtre de militants de gauche, les diatribes de militaires factieux, les mots de policiers non moins séditieux marchant sur l’Assemblée nationale, les propos d’égout d’idéologues médiatiques, et même une gifle infligée à Mac Macron au cri de ralliement des royalistes… France, que deviens-tu? La dédiabolisation de Fifille-la-voilà et de la fachosphère atteint de tels sommets que, tenez-vous bien, la gauche est dorénavant présentée comme plus dangereuse que le Rassemblement national par des « intellectuels » et des élus. On connaît la vieille formule: «Plutôt Hitler que le Front populaire», slogan d’une droite extrême soutenue financièrement par le grand patronat de l’époque. Rien n’aurait changé? Cette semaine, l’écrivain Laurent Binet écrivait ceci sur son compte Facebook: «Calmons-nous quand même, ça reste une petite baffe. L’homme l’a méritée, et quant à la fonction présidentielle, pas la peine de la sacraliser outre mesure. Ironiquement, toutes les réactions qui hurlent au crime de lèse-majesté ont des accents royalistes finalement assez proches de la ligne Action française. L’autre ironie est que Macron n’est pas payé de ses efforts pour draguer l’extrême droite. Encore une leçon que lui et ses amis enthoveniens n’ont pas su tirer de l’Histoire : à trop vouloir nourrir la bête, elle finit toujours par vous mordre.» Comme le dit également l’historien Patrick Boucheron: «Désigner son adversaire revient à choisir son successeur.» A-t-il tort?

Délices. Alors, comment briser la tenaille entre les blocs capitaliste et réactionnaire? Nous pensons à Walter Benjamin: «De tout ce qui jamais advint, rien ne doit être considéré comme perdu par l’Histoire.» Ce samedi, nous défilerons pour retrouver l’élan du combat et tenter d’endiguer la fin programmée de notre démocratie. Face à l’atrophie, rien n’est encore écrit. Sauf ces phrases de Marguerite Yourcenar: «Agir et penser comme tout le monde n’est jamais une recommandation ; ce n’est toujours pas une excuse. À chaque époque, il y a des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c’est-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas… Chaque homme a éternellement à choisir, au cours de sa vie brève, entre l’espoir infatigable et la sage absence d’espérance, entre les délices du chaos et ceux de la stabilité…» Rien à ajouter. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 juin 2021.]

jeudi 3 juin 2021

Catastrophe(s)

Quand Cnews banalise l’extrême droite…

Fachos. Face au mauvais usage – prévisible – des catastrophes intellectuelles en cours, il nous est permis, parfois, de mettre la main dans le cambouis médiatique en tant qu’exemple de toutes les dérives par lesquelles nous ne reconnaissons plus vraiment la France. Êtes-vous dévoreur (attentif et vigilant) des chaînes d’information en continu? Tel un mécanicien attaché à démonter les moteurs idéologiques de la «transmission» (cette durée cumulative qu’on appelle la «culture du débat», et la «culture» tout court, d’ailleurs), le bloc-noteur revient à son idée-force obsédante: certains médias sont-ils devenus des déversoirs de fachos en continu? Poser la question, c’est déjà y répondre. Le péril resta longtemps diffus ; il est désormais aussi massif que brutal, et il menace l’équilibre démocratique de notre chère République. Nous avons donc vu fleurir ces dernières années, sur les plateaux de ces chaînes, des «chroniqueurs» capables de débattre sans fioriture du coronavirus, de l’insécurité, des black-blocs, des gilets jaunes, de la laïcité, de l’islam, de l’immigration, des valeurs chrétiennes de l’Europe, des repas dans les cantines scolaires, de la «guerre civile» à venir, et même de la présidentielle américaine, etc. Par méchanceté d’usage, mais sans aucun esprit de supériorité, nous les nommons les «toutologues», car nous sommes bien placés pour savoir qu’on ne s’improvise pas sur tout et n’importe quoi, même en bûchant dur comme fer. Il se trouve que, parmi ces «éditocrates» de fortune et autres «consultants» à petite vue, ce sont les conservateurs aux idéologies nauséabondes qui ont pris l’essentiel des places. Le mouvement débute sur BFMTV, puis sur LCI. Avant de gagner (le bon verbe) l’intégralité de la programmation de Cnews. Un peu comme si Minute et Valeurs actuelles réunis avaient investi massivement dans une seule et unique chaîne…

Nausée. Que dire des Éric Zemmour, Pascal Praud, Jean-Claude Dassier, Gilles-William Goldnadel, Gabrielle Cluzel (rédactrice en chef du blog facho « Boulevard Voltaire »), Élisabeth Lévy, Ivan Rioufol et consorts? Résumons la situation d’une simple phrase : Cnews banalise ­l’extrême droite, comme le fit naguère Fox News, aux États-Unis. Et que peut-on entendre, entre la poire et le fromage, dans ces «discussions» de comptoir qui font pâlir de jalousie les adeptes les plus acharnés du genre? L’hebdomadaire Politis s’était amusé à un recensement pris à la volée, voilà quelques semaines. À propos des mineurs étrangers isolés: «Ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont. Tous, tous, tous!» Puis: «Moi, quand je vais dans la rue, si je vois des jeunes filles avec des crop tops, ça me déconcentre.» Ou encore: «D’abord, y a cette supercherie de l’islamophobie, alors je vais vous dire un truc, l’islamophobie, c’est un droit.» Et nous passons sur les pires inepties et/ou autres crapuleries susceptibles de condamnations, comme en fut coupable le multirécidiviste Zemmour… Oui, la fachosphère s’exprime dorénavant en tranquillité et en toute impunité sur des ondes «officielles». La nausée.

Fox News. L’affaire a pris une tournure dramatique depuis septembre 2020, date à partir de laquelle nous avons franchi – passivement – des crans supplémentaires dans l’extrême droitisation. Et elle s’accélère dangereusement, quels que soient les sujets abordés, puisque tout est prétexte à déverser sa haine. Attention, danger! Le stade de la plaisanterie comme de la simple indignation est largement dépassé. Prenons la mesure: avec sa parole prétendument décomplexée, ses clashs et ses commentaires à l’emporte-pièce, CNews ne cesse de gagner du terrain. Depuis mi-mai, la chaîne de Vincent Bolloré dépasse l’audience de BFM, «propulsée» précisément par ses pires émissions. Encore une fois, la trajectoire nous rappelle celle de Fox News, quand Rupert Murdoch eut l’ambition de créer un «CNN de droite». Avec ce que l’on sait comme conséquence: mettre «en culture» le futur électorat de Donald Trump. Une machine infernale qui attise la catastrophe, mélange de misère journalistique et de propagande… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 juin 2021.]

mardi 1 juin 2021

Exploités et oubliés

Les travailleurs de «deuxième ligne» attendent toujours la concrétisation de la promesse faite dès le printemps 2020 par l’exécutif. 

Longtemps, ils furent les «invisibles» de la crise pandémique. Les voilà déjà les «oubliés» de l’après… On les appelle les «deuxièmes lignes», ces salariés précaires, mal payés et sans perspective de carrière. Qu’ils soient agents d’entretien, caissiers, magasiniers, aides à domicile, boulangers, maraîchers, ouvriers de l’agroalimentaire ou du bâtiment…, ils n’espèrent rien du «système» qui les broie, les exploite et les maintient ad vitam aeternam dans leur condition de fragilité – au travail comme dans la vie. Particulièrement ­exposés au risque de contamination par le Covid, à cause duquel ils ont payé un lourd tribut, ces 4,6 millions d’employés ont continué à travailler lors des différents confinements. Pour le bien de tous…

Si les soignants, en «première ligne», ont bénéficié d’un train de mesures – très insuffisantes – dans le cadre du Ségur de la santé l’été dernier, ces travailleurs de «deuxième ligne» attendent toujours la concrétisation de la promesse faite dès le printemps 2020 par l’exécutif. Il était question de «prendre mieux en compte» leurs revendications. Et depuis ? Rien. Une étude du ministère du Travail a récemment dressé le portrait de ces sacrifiés – singulièrement les femmes. Les salariés des 17 métiers dits de la «deuxième ligne» identifiés ont tous en commun des conditions d’emploi «nettement moins favorables que celles de la moyenne des salariés du privé». Chiffres éloquents: leurs rémunérations sont ainsi inférieures à celles de l’ensemble des salariés d’environ 30%, tirées vers le bas par la trappe aux bas salaires, inférieurs à 1.246 euros net, ce que perçoivent 20% d'entre eux… terrifiante réalité.

Non seulement ces exploités des temps modernes sont exclus par le patronat et le gouvernement de toute possibilité de négociations concernant d’éventuelles revalorisations salariales, mais ils restent soumis aux temps partiels, aux conditions de labeur infernales et aux horaires atypiques qui détruisent les existences familiales. La lutte victorieuse des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, après vingt-deux mois de mobilisation, devrait nous inciter à une réflexion ­collective, en tant qu’exemple d’action. Et, plus globalement, à la structuration d’une riposte populaire de grande ampleur. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 2 juin 2021.]