jeudi 30 septembre 2021

Décrépitude(s)

Zemmour-le-voilà, ou l’Action française…

Histrion. À l’heure où s’écrivent ces lignes, tandis que l’époque vire idolâtre, aguicheuse et sans scrupule, nos cœurs de républicains se serrent. Les sondages ne sont que des sondages et d’ici l’échéance des prétendant(e)s à l’élection monarchique, qui rend folle la France, le paysage politique et social peut encore se modifier et même se désagréger – qui sait? Ici-et-maintenant, le bloc-noteur atterré se doit néanmoins de constater que, désormais, deux potentiels candidats d’extrême droite trustent environ 30% des intentions de vote. Le phénomène s’avère tellement inouï et improbable qu’il est presque trop tard pour tergiverser. Après des années de chroniques sur la famille Le Pen, père et fille, après une bonne quinzaine d’écrits sur les atrocités de Zemmour-le-voilà, un fait politique déplorable s’impose à tous: la vieille pulsion nationaliste, qui a conduit à la collaboration avec le nazisme, est non seulement de retour, mais elle sature l’espace médiatique. L’irruption zemmourienne, et les ponts qu’elle installe entre les fascistes de toutes tendances et la droite extrême, en dit long sur l’état du camp conservateur et réactionnaire, prêt à se jeter dans les bras d’un histrion révisionniste. Minable moment d’involution, entre Action française et Vichy…

Pétainiste. Que les non-informés nous pardonnent: il suffisait d’avoir lu, dès 2014, le Suicide français (Albin Michel), pour comprendre la matrice fondamentale de Zemmour-le-voilà et à quel point le personnage était déjà en place, à la fois odieux et ordurier, poujadiste et pétainiste. Nous ne sommes pas en train d’écrire qu’il est plus ou moins néfaste que Fifille-la-voilà (encore que), mais l’ampleur de la «bulle» médiatique et politique autour de son nom, de son dernier livre et de ses prestations publiques hallucinées, a de quoi nous inquiéter. Sa mécanique est huilée et sa dialectique – machiavélique – se veut savante. L’ex-polémiste, moitié Maurras contemporain moitié Pauwels qui ose tout, même s’approprier l’héritage du général, n’incarne que la revanche xénophobe et ultranationaliste. Dans son livre, il s’avouait deux ennemis de classe privilégiés: les soixante-huitards et les féministes (enfin, surtout les femmes en vérité). Invraisemblables propos: «La propagande consumériste mina la culture traditionnelle du patriarcat ; les publicitaires, sociologues, psychologues s’allièrent aux femmes et aux enfants contre les pères qui contenaient leurs pulsions consommatrices.» Il louait les «hommes retrempés dans une virile vertu spartiate», refusait ce qu’il appelait la «domination émolliente des femmes» et regrettait que «ces vagues de féminisation et d’universalisme postchrétien» puissent briser «les digues d’une France encore patriarcale, reposant sur l’imperium du père, à la maison comme à la tête de l’État».

Décrépitude. Le pire était encore ailleurs. Et par les hasards de son propre agenda, qu’il semble pouvoir imposer aux chaînes d’information en continu, nous en parlons en boucle depuis au moins quinze jours: le rôle de Pétain dans la déportation des juifs. Pour lui, une «doxa édifiée» qui repose sur «la malfaisance absolue du régime de Vichy». Vous avez bien lu. Dès le Suicide français, Zemmour-le-voilà exaltait la figure de Pétain, qu’il disait sauveur de «juifs français» (ignoble nuance, même entre juifs) et pointait «l’efficacité de l’échange juifs français contre juifs étrangers, voulu et obtenu par Vichy». Pétain en héros, voilà tout. Sept ans plus tard, il récidive. En vérité, l’ultraréactionnaire a procédé depuis longtemps à sa mue de pré-fascisant. En 2014, il ne cachait pas: «Maurras exalta jadis les quarante rois qui ont fait la France ; il nous faut désormais conter les quarante années qui ont défait la France.» Nous serons d’accord sur un point. Oui, les quatre dernières décennies furent assez tragiques. Sauf que Zemmour-le-voilà n’est aujourd’hui que le produit monstrueux de cette lente et terrifiante décrépitude idéologique…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 1er octobre 2021.]

jeudi 23 septembre 2021

Socle(s)

Vraiment à droite, la France qui vient?

Murmure. Telle une passion triste, le déboussolé de gauche n’en finit pas de nous exténuer en tant que permanence. Qu’il est difficile, par les temps qui courent, de conjuguer optimisme avec le «cercle de la raison» retrouvé. Tout l’espace public semble broyé par le paysage médiatico-politique ambiant, et pourtant, quelque chose nous murmure à l’oreille: et si la France qui vient ne ressemblait en rien à ce qu’on nous promet du matin au soir? Puisqu’il convient d’être de son temps et secrètement à côté, un pied dedans, un pied déjà ailleurs, dans un présent étale et par-delà, tentons pour une fois de déconstruire une idée toute faite qui imprègne jusqu’aux esprits les plus critiques. Ainsi donc, la société française dans son ensemble traverserait une «droitisation» généralisée, pour ne pas dire une «ultradroitisation», en épousant aveuglément ses thématiques essentielles. Ce serait tellement évident et visible que le bloc-noteur lui-même, par dépit de la constatation, a souvent accrédité l’hypothèse. Depuis, cette thèse est relayée comme s’il s’agissait d’une vérité acquise. Exemple, Rachida Dati, qui expliquait la semaine dernière: «La France est majoritairement à droite. Elle est majoritairement à droite dans ses valeurs, dans ses attentes et dans ses préoccupations.» Vous avez bien lu: les «valeurs», les «attentes» et les «préoccupations». Fermez le ban.

Corpus. Un mythe (une idée plus une croyance) naît parfois de quiproquos. D’autant que le positionnement «politique» ne dépend pas seulement d’un scrutin et/ou des intentions de vote. Se focaliser sur les derniers résultats électoraux, frappés d’une abstention record, singulièrement chez les moins de 35 ans, signifierait que nous négligions mécaniquement plus de la moitié des Français qui, à l’évidence, se remobiliseront pour l’élection présidentielle. Par ailleurs, attention de ne pas confondre le débat médiatique – l’emprise de la petite «musique» dominante – et la réalité du corps social environnant, plus divers qu’il n’y paraît. Même en admettant que le positionnement à droite continue de grimper sur certains aspects, les «valeurs de gauche» progressent régulièrement, elles aussi, et de manière plus structurante et durable chez les jeunes générations. Promesses d’à-venir? Les fractures béantes existent, mais le socle commun est là, sous nos yeux. Une récente étude d’EVS (European Values Study) confirme ce que nous ne voyons pas forcément. Contrairement à l’idée de droitisation, ce sondage montre «une hausse des valeurs de tolérance et d’égalité» en France, tandis que notre société «devient plus permissive, moins conservatrice». Quant à l’attachement à la justice sociale, il reste essentiel pour plus de 70% de nos concitoyens, sans parler de l’aspiration à la «solidarité», aux «partages des richesses», à «l’intervention de l’État», à «la réduction des inégalités», etc. Ce corpus pèse.

Oligopole. Que signifie, dès lors: «La droite est majoritaire»? Et de quelles droites parle-t-on? Certes, le climat idéologique se vautre dans l’oligopole. Selon la définition, une condition d’oligopole se rencontre lorsque nous trouvons, «sur un marché, un nombre faible d’offreurs disposant d’un certain pouvoir de marché et un nombre important de demandeurs», traduit autrement par «situation de marché oligopolistique». Bref, «les» droites et tous leurs relais s’échinent à construire l’agenda de la précampagne (à l’image d’Éric Zemmour), bien aidés par la puissance dogmato-médiacratique. Demeure une vérité: les crises successives se sont accumulées et elles s’additionnent aux valeurs de progrès qui, de leur côté, ne cessent de croître. Inéluctable évolution? Ou optimisme déplacé?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 septembre 2021.]

jeudi 16 septembre 2021

Grondement(s)

La Fête fut un concentré vivant de l'Humanité comme idéal...

Idée. Rien ne remplace les forces militantes. La Fête de l’Humanité, d’esprit puissant et de haute conscience collective, le week-end dernier, a mis en pratique la démonstration que l’engagement reste une solidité primordiale qu’aucune valeur ne remplacera exactement. Le bloc-noteur ajoutera que les femmes et les hommes en question n’ont pas seulement servi par leur action l’Idée, ils la servent déjà en tant que citoyens, mais qu’ils ont fait la preuve par leur exemple qu’aujourd’hui encore l’Horizon peut jaillir des sources les plus diverses, à condition d’être ardentes et profondes. Elles et ils ont éveillé, frémissante, une admirable révolte, l’instinct le plus fier de la liberté et de sentiment de la justice. Pour eux, les droits et l’égalité restent tout ensemble le patrimoine commun de tous les citoyens et dans l’épicentre, le bien particulier, la propriété intime et sacrée de l’espèce des dominés qui refusent de subir, comme s’ils traçaient par leur simple présence des mots offerts aux vents porteurs: «Résister», «Construire», «Innover», «Inventer»…

Grandeur. Une semaine s’est désormais écoulée – déjà – et l’imprégnation de la Fête, telle une mémoire vivante façon mode d’emploi, ne se dissipe pas. Rendez-vous compte. Face à tant d’adversités sanitaires et financières, malgré les restrictions, les jauges, les incertitudes et pas mal de freins liés aux circonstances, qui imaginait semblable succès populaire, politique et artistique, alors que beaucoup parlaient de «gageure» à peine quelques semaines auparavant? Pareil bonheur a peu d’équivalent, en vérité. Et nul ne nous interdit (c’est même indispensable) de trouver réconfort, grandeur et vitalité dans ce moment vécu, aussi éphémère et éblouissant soit-il, avec celui que nous pouvons nommer le «Peuple de la Fête», duquel nous ne voulions pas nous séparer – témoin ardent d’une mémoire vigilante et de ce bien inestimable et rare nommé le «partage». Celui-ci nous hisse au-delà de nous-mêmes, bien au-delà, et nous contraint à une exigence nouvelle tout en nous obligeant devant l’Histoire.

L’après. Nous distinguons à l’arrière-plan le «grondement de la bataille», comme le disait Michel Foucault. Car une question hante néanmoins chacun d’entre nous après avoir vécu l’allégresse. Elle nous hante tant et tant, particulièrement cette année, que la poser provoque presque des tremblements: comment «poursuivre» la Fête? Plus précisément, comment dans cet «après» en préserver jusque dans les moindres détails et ses tréfonds à la fois la diversité, la richesse et l’intelligence, mais aussi l’esprit de débats et de controverses, les créations et toutes les audaces, bref, comment chérir en le déployant cette démesure humaine faite d’espérance et d’esprit politique que nous-mêmes, peut-être, nous n’évaluons pas à sa juste valeur? La Fête fut un concentré vivant de l’Humanité comme idéal. Des idées, de la nouveauté, de la maturité et de la jeunesse – celle-ci, du moins une majorité, ne sachant même pas qu’elle en garderait peut-être quelque chose de fondamental. Plus qu’un espoir, un rappel. Jean-Jacques Rousseau l’écrivait en son temps: «Les particuliers meurent, mais les corps collectifs ne meurent point.» Voilà notre raison d’être. L’horizon que ces citoyens acharnés ont dessiné ensemble forme des ourlets que seule l’imagination collective déplisse à l’image de nos ambitions. Pas que du rêve: du concret. Vigilant, le «message» de La Courneuve nous inspire pour demain, pour le futur. Souvenons-nous des paroles de Paul Valéry: «Le corps social perd tout doucement son lendemain.» Le poète et écrivain évoquait le royaume de France au temps de Montesquieu, avant 1789 et ce que nous savons. La formule s’applique à notre époque. Rien ne se perd dans l’histoire des hommes.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 17 septembre 2021.]

lundi 13 septembre 2021

3 600 milliards de dollars

Sur les huit premiers mois de l’année, le «marché» mondial des fusions-acquisitions a déjà atteint des records. Le capitalisme globalisé poursuit sa course folle.

Et pendant ce temps-là, à bas bruit, comme si de rien n’était, la cynique mécanique du capitalisme globalisé poursuit sa course folle vers la financiarisation à outrance. Nous ne sommes ni plongés dans la lecture d’un roman de John Grisham, ni dans le visionnage d’un célèbre film d’Henri Verneuil. Nous ne parlons là que du réel, avec sa logique glaçante. Lisez plutôt: sur les huit premiers mois de l’année, le «marché» mondial des fusions-acquisitions a déjà atteint les 3 600 milliards de dollars…

La pandémie et la crise planétaire n’y ont rien changé. Les chiffres donnent le vertige, même aux spécialistes du genre comme Cécile Ratcliffe, nommée début septembre directrice générale de Citigroup pour la France, qui s’exclame: «Je n’ai jamais vu une activité aussi extraordinaire!» Le choix des mots. Et pour cause. Non seulement ce montant dépasse de très loin celui observé l’an dernier sur la même période (1 820 milliards d’opérations), mais il surclasse également les volumes moyens sur la période 2015-2019 (2 456 milliards). Faiblesse des uns, puissance absolue des autres. Nous allons donc vivre l’année record du Monopoly mondial…

Les méthodes, nous les connaissons par cœur. Soit fusionner, en rachetant en vérité un concurrent, ce qui permet à une entreprise d’augmenter sa part de marché sans aucun investissement en «interne». Soit conquérir agressivement pour récupérer les savoir-faire et les brevets sans avoir à les développer, ce qui génère de la croissance. Des groupes concentrent ainsi les profits afin de retrouver le chemin de la rentabilité. À la clef, combien d’emplois sacrifiés? Combien de restructurations?

La France n’est pas à l’écart. Depuis des mois, les fusions se multiplient : Peugeot et Fiat Chrysler, Alstom et Bombardier, Faurecia et Hella, Adecco et Qapa, etc. Cette concurrence tue l’emploi et casse ce qu’il reste du tissu industriel, alors qu’un partage des coûts et des productions sans dépense en capital paraît un doux rêve d’idéalistes aux yeux des maîtres de la finance. Plusieurs débats de la Fête de l’Humanité ont pourtant démontré que le chemin de la «coopération» était possible. D’où notre colère encore plus vive.

[EDITORIAL publié par l'Humanité du 14 septembre 2021.]

jeudi 9 septembre 2021

Retrouvaille(s)

La Fête, une sensation, un plaisir et beaucoup d’engagement.

Partage. S’élèvent déjà, depuis le trop-plein d’émotion qui s’entortille avant l’heure, les respirations inspirées du Peuple de la Fête. Des retrouvailles, des vraies. Ultime retour à La Courneuve, avec au cœur autant d’envies que d’appréhension. Par temps de Covid, passe sanitaire en main, nous espérons tout surmonter, nous adapter, ne pas nous laisser distraire par les effets psychologiques d’une pandémie durable, comme s’il fallait jouer la fiction de la normalité tout en sachant qu’il serait hasardeux d’y croire totalement. Pour réussir le passage de l’horizon d’un seul à l’horizon de tous, les mots secs ne suffisent plus. De même, pour qu’une petite joie personnelle devienne grand bonheur collectif, il convient de marier l’oreille avec les yeux – une sensation, un plaisir et beaucoup d’engagement. Nous restons en cette terre du «nulle part ailleurs où il faut être» le couteau bavard des plaies humaines à la lisière des espérances franches. Parce qu’elle diffuse de la mémoire vigilante et ce bien précieux nommé « le partage » qui nous grandit et nous hisse au-delà de nous-mêmes, bien plus haut, la Fête de l’Humanité demeure (telle une maison commune) notre meilleure alliée pour trouver la force du grand retournement des consciences. Cette année plus encore que d’ordinaire, sans doute, tant la nécessité de refondations alternatives s’avère urgente. Souhaitons trois jours de succès populaire et d’élans revisités, durant lesquels la liberté, la vraie liberté, chassera la paralysie et éloignera les peurs d’une société en crise profonde. Besoin d’air!

Marqueurs. Dans un contexte connu et redouté de désarroi et de trouble, l’enquête annuelle d’Ipsos-Sopra Steria sur les «Fractures françaises», publiée par le Monde cette semaine, nous donna curieusement du grain à moudre. Et de quoi réfléchir. Près d’un Français sur deux pense que, «pour renforcer la croissance, il faut renforcer le rôle de l’État dans certains secteurs de l’économie». Intéressant, non? Ce n’est pas tout: 42% des personnes interrogées estiment qu’«il n’y a pas assez de solidarité envers les gens qui en ont besoin». Des marqueurs authentiquement de gauche. Pourtant, chacun connaît la situation des partis et des responsables politiques qui s’en réclament. Le glissement vers la droite totale impulsé par Mac Macron depuis quatre ans aurait dû, en toute logique, dégager un espace considérable pour les idées progressistes. Est-ce trop tard, alors que la question sociale reviendra tôt ou tard s’imposer majoritairement dans les esprits?

Horizons. Cette année, ce dont nous avons envie, c’est plutôt un «examen d’émotion politique» qu’appellent les circonstances du retour de la Fête dans son format (presque) traditionnel. Quand les malins dominent, il n’est pas interdit de combattre, de porter le fer, fort et sans retenue. Mieux : il devient impérieux de retrouver la chaîne dont nous ne sommes qu’un maillon. Voilà la définition de cette Fête unique au monde et du journal qui la porte. Le rendez-vous de toutes les singularités mises en commun, dans ce doux mélange de rêveries concrètes et de profondes envies d’en découdre avec la matière politique dans ce qu’elle a de plus noble, comme si nous étions tous les dépositaires de cette gigantesque chaîne d’union de centaines de milliers de mains, gonflés d’un souffle porteur, poussés dans le dos, en quelque sorte, par l’exigence de transformation. Ces mains tenues et solides constituent l’unité même de l’histoire de l’Humanité, ce «patrimoine national» qui est tout sauf un musée. Le bloc-noteur ne l’oublie pas: dans trois jours, la Fête dira «adieu» à La Courneuve. Un site n’est qu’un site – mais quelle aventure! Après, nous voguerons vers un autre lieu, d’autres horizons. Ni la fin du monde, ni le début d’un autre, juste la suite de l’Histoire d’une extrême fragilité. Cela réclame de la précaution. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 septembre 2021.]

mardi 7 septembre 2021

Devoir de justice

La justice, toute la justice, rien que la justice: voilà ce que nous attendons du procès des attentats de 2015, préparé à la mesure du choc infligé à notre pays. 

Nous portons tous la marque d’épouvante du 13 Novembre, comme trace inaliénable d’une épreuve collective traumatisante et durable. Mais ils n’auront pas notre haine… Ce 8 septembre, date charnière pour l’Histoire, s’ouvre donc le procès hors norme des attaques terroristes de masse qui frappèrent Paris et Saint-Denis, en 2015. L’État de droit aura les derniers mots, qui ne seront pas brefs. Vingt accusés, dont treize membres de la cellule djihadiste responsable de l’opération, répondront durant neuf mois de leurs actes, qui ont causé la mort de 130 personnes et blessé des centaines d’autres durant les trois heures de tuerie au Stade de France, au Bataclan et aux terrasses des cafés environnants. Le seul membre du commando encore en vie, Salah Abdeslam, sera présent dans le box. Si juger consiste aussi à essayer de «comprendre», que peut-on attendre de lui, tragique maillon d’un fanatisme absolu et bras armé d’un complot ourdi par Daech? Et quelle sera son attitude face aux témoignages des 1780 personnes qui se sont constituées partie civile?

La justice, toute la justice, rien que la justice : à hauteur de tout ce qui constitue notre République, voilà ce que nous attendons de cet événement judiciaire préparé à la mesure du choc infligé à notre pays par cette nuit noire de barbarie. Œuvre cathartique, de mémoire et de deuil, ce temps de la raison s’annonce émouvant et éprouvant, mais indispensable pour que la société tout entière tente d’y puiser le meilleur, comme lors du procès des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. Défi immense en vérité.

N’oublions rien. Dans un contexte d’ultradroitisation et de dérives sécuritaires en tout genre depuis des années, notre démocratie se trouve au bord du gouffre. Le combat contre l’abîme du terrorisme nous unit, bien sûr, d’autant que le «11 Septembre français» a transformé nos vies. Mais nombre d’idéologues odieux continuent de fragmenter la République jusqu’à sa négation même et ces derniers ne manqueront pas, en pleine campagne présidentielle, d’instrumentaliser le procès des attentats. L’impérieux devoir de justice, c’est précisément tout le contraire de la haine. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 8 septembre 2021.]

dimanche 5 septembre 2021

Mécanique(s)

L’«intérêt de classe», question subalterne?

Charnière. Des rembrunissements ont submergé les massifs, à deux vallées du bloc-noteur, trois peut-être, tandis que les déluges de la «rentrée» se profilaient déjà à l’horizon avec son lot de tempêtes et de clartés qui rejoueraient ­immanquablement les scénarios de l’observateur attentif qui n’esquive jamais les périls sans chercher à succomber à ses pièges. Après les lectures enflammées des dernières livraisons de Philippe Bordas (Cavalier noir, Gallimard) et de Joseph Andras (Ainsi nous leur faisons la guerre et Au loin le ciel du Sud, Actes Sud), qui rompirent les proses d’outre-tombe et d’anémie de tant et tant d’auteurs rognant à loisir les extrêmes du parler français, il était enfin temps, en vue d’une année électorale charnière, de consacrer son ultime tâche de découvreur au livre de Pierre Rosanvallon, professeur au ­Collège de France, intitulé les Épreuves de la vie (Seuil). Le parti pris de l’opus annonçait une vérité – que nous partageons – qui traverse la vie de notre société: l’«intérêt de classe» devenant une question subalterne, ce serait désormais le «vécu» et le «ressenti» qui détermineraient l’ensemble des rapports à autrui et aux institutions, théorise en effet le sociologue et historien. Du grain à moudre pour comprendre, et surtout analyser, ce que d’aucuns nomment «la mécanique intime des choix politiques contemporains».

Mutation. Soit, ces toutes dernières années, un nombre incalculable d’«experts» se sont penchés au chevet de cette France en pleine mutation, cherchant là des explications sociologiques, ici des clefs de frustrations collectives, déployant parfois des outils très savants pour décrypter les «humeurs» citoyennes, mais délaissant la plupart du temps le champ de la critique sociale au profit d’une grille de lecture ethnique ou territoriale. Nous avons même lu, sous la plume d’un journaliste anglais, David Goodhart, le «découpage» né de la mondialisation entre les «Anywhere» et les «Somewhere»: ceux qui se vivent comme étant «de partout» et ceux qui se sentent «de quelque part». Sans parler des «théoriciens» d’une nation multiple et divisée, fragmentée, prête à toutes les sécessions puisque la République ne serait plus le ferment universel d’un projet commun et partagé. Pour étayer ces thèses, qui ne sont pas que fictions, les mouvements sociaux des dernières périodes, par leur caractère assez inédit et multi­forme, en témoigneraient: gilets jaunes, manifestations contre le passe sanitaire en plein été, etc. En somme, le côté «gazeux» du contexte politique et social favoriserait l’imprévisible et l’absence de cohérence de tous ces excès de colère qui ne produiraient, en définitive, qu’un agrégat de contestations individuelles résumable en une formule : on veut changer notre vie, pas la société…

Centralité. Pierre Rosanvallon se veut plus mesuré. Ce qu’il appelle les «épreuves» vécues par les Français seraient, au contraire, les «nouveaux fondements» d’une potentielle «action collective». Pour lui, les «structures globales de la société» ne sauraient ­justifier à elles seules les récents mouvements sociaux, tandis que les sondages resteraient insuffisants pour comprendre véritablement où en sont réellement nos concitoyens. Pierre Rosanvallon croit que, dans un monde à cent à l’heure où les identités de classe et les organisations collectives ont perdu de leur centralité, il faut regarder les «communautés d’émotion» ou les «communautés d’indignation» comme preuves tangibles qui permettraient de créer du «commun». Un changement de culture politique, en quelque sorte. «L’épreuve du mépris est au cœur de la question sociale», résume d’ailleurs l’auteur, qui prend pour exemple le mouvement contre les retraites, plus classique en apparence, pouvant se lire comme un cri face à l’«incertitude généralisée sur l’avenir de chacun». Le sociologue et historien en appelle donc à un «nouvel art de gouvernement», seul moyen selon lui de combattre les «populismes», le «technolibéralisme» et même le «républicanisme du repli sur soi». Nos ombres suivent toujours celles des massifs… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 septembre 2021.]