dimanche 30 mai 2021

Vision Commune

Des milliers de personnes face au miroir du présent, venues honorer et célébrer, pour les cent cinquante ans, la trace unique de la Commune de Paris. 

Au pied du Mur, nous vîmes des visages, des poings dressés, des paroles, des chants, de la joie retrouvée en partage et ces petits riens et ces grands touts qui témoignent de l’écume du temps. Des milliers de personnes face au miroir du présent, venues honorer et célébrer, pour les cent cinquante ans, la trace unique de la Commune de Paris, cette mémoire vivante des communardes et des communards qui tient une place à part dans nos vies. Pas de nostalgie. À peine le souffle frissonnant de la mélancolie. Mais d’abord et avant tout, en pleine conscience, quelque chose qui dépasse la simple rêverie d’un monde meilleur rehaussé par l’Histoire avec un grand H: la permanence des idées, l’irascible lutte pour le bien social, le combat révolutionnaire!

Il fallait y être, samedi, dans cette «montée» républicaine vers le Père-Lachaise, puis dans cette pause groupée au Mur des fédérés, silhouettes agglomérées et soudain dressées «à l’assaut du ciel». Figures riantes et émues, aux yeux bordés de reconnaissance d’un bonheur collectif si puissant qu’un élan politique – un vrai – semblait remonter des tréfonds du peuple et de ses pas en avant. Comprenons bien. Ce n’était pas le seul surgissement du passé qui réchauffait les cœurs jusqu’aux larmes. Non, c’était l’action d’aujourd’hui conjuguée au futur. Quand nous lisons: «J’aimerai toujours le Temps des cerises», en tant que permanence et inspiration. Quand Louise Michel est citée: «Ce n’est pas une miette de pain, c’est la moisson du monde entier qu’il faut à la race humaine, sans exploiteurs et sans exploités.» Quand ces héros de justice nous parlent encore, nous obligent ici-et-maintenant, éclairés par le couteau bavard de leurs plaies.

L’héritage en ampleur s’impose à nous: ce besoin de création sociale plus que jamais. Ce devoir d’inventer un élan populaire qui relève l’ambition. Et savoir revisiter le creuset où naquirent des lois sociales, des institutions propres à décourager la lutte des places et les conflits d’intérêts, une démocratie dont les enseignements restent inépuisables. Voilà l’honneur de la Commune, qui réside dans son actualité brûlante. Tout autant que l’Empire, elle est l’antithèse absolue de la France macronienne, en pleine dérive ultradroitière. Cette longue lignée du «peuple par le peuple» nous pousse dans le dos…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 31 mai 2021.]

jeudi 27 mai 2021

Historicisation(s)

Republier Mein Kampf, d’Adolf Hitler…

Édition. Voici l’impossible chronique ; celle de l’édition d’un livre horrible. Depuis plusieurs années déjà, le projet était avancé et même… totalement achevé. Dès 2015, alors que la perspective devenait réalité, le bloc-noteur avait questionné « l’affaire » en ces termes : «Rééditer le livre d’Hitler, avec les précautions d’usage, oui, pourquoi pas, en tant que travail de mémoire. Mais pourquoi ? Et comment?» Le temps a passé, la publication de Mein Kampf fut maintes fois repoussée face aux critiques sur l’opportunité de ressortir cet appel à la haine. Au nom des victimes de la Shoah, quelques personnalités s’étaient indignées de cette éventuelle perspective, ainsi que plusieurs associations juives. Nous y sommes: ce 2 juin 2021, Fayard sort une édition critique et scientifique de Mein Kampf. Diffusé à 10 000 exemplaires et exclusivement accessible en commande chez les libraires, le manifeste du nazisme sera donc assorti d’un impressionnant appareillage critique. Sur le plan technique, bien des écueils ont été évités : une couverture blanche, où n’apparaît pas le nom d’Hitler, un pavé de 1 000 pages et 3,6 kilos à la mise en scène minimaliste, sans parler du titre universitaire: Historiciser le mal. Le tout au prix exorbitant de 100 euros et l’interdiction absolue de mettre l’ouvrage en vitrine. Personne ne pourra dire que Fayard cherche le « coup d’édition »…

Source. Publier le livre antisémite d’Adolf Hitler, le seul qu’il ait jamais signé de son nom : la polémique va resurgir. Chacun reconnaît le caractère imbitable de cet ouvrage écrit en prison entre 1924 et 1925, après le putsch manqué à Munich contre la République de Weimar. Comme le soulignent les historiens, Mein Kampf est dans sa première partie l’autoportrait d’Hitler et, dans sa seconde partie, l’exposé de ses obsessions les plus monstrueuses. La vie ne serait qu’une lutte à mort entre les «forts» et les «faibles», entre les «races dominantes» et les «races serviles», au profit d’un monde germanique aryen supérieur par l’écrasement du monde juif. Une horreur. En France, depuis janvier 2016, ce texte harassant, mensonger et sinistre est tombé dans le domaine public, soixante-dix ans après la mort de l’auteur, conformément à la loi. À ce propos : la loi française, précisément, interdit toute publication dudit texte s’il redevenait un instrument de propagande, autrement dit s’il était édité tel quel, sans commentaires. Ce qui n’est pas le cas, puisqu’il se trouve assorti de 2 800 notes, explications et avertissements. «Contrairement à ce qui a pu être dit parfois de manière hâtive, voire malhonnête, notre intention n’a jamais été de republier Mein Kampf, insiste Sophie de Closets, présidente des éditions Fayard. Mais c’est une source importante de notre histoire.»

Dynamite. Le texte allemand avait été traduit en français en 1934 et publié par Fernand Sorlot, éditeur de la droite extrême. Le nouveau traducteur, Olivier Mannoni, a aboli tous les ajouts «littéraires» que son homologue de l’époque avait cru devoir instiller, tentant de revenir à «l’exacte réalité de ce texte», de renouer avec sa substance insane, sa lourdeur insistante, consubstantielle des obsessions et de la folie paranoïaque de l’auteur : «La première caractéristique de ce texte, c’est son illisibilité. Le texte est confus, hypnotique par sa confusion même.» La retraduction ne forme d’ailleurs qu’un tiers d’Historiciser le mal, chacun des vingt-sept chapitres étant précédés de longues introductions de mise en contexte, écrites par un comité d’une douzaine d’historiens. Sachant que la version concoctée en Allemagne sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich s’est déjà vendue à près de 100 000 exemplaires depuis 2016, reste une question cruciale. Malgré toutes les précautions, réelles et sincères, doit-on pour autant balayer d’un revers de main le débat éthique et politique du moment? Rappelons-le: Mein Kampf n’est pas n’importe quel livre. Même à l’état d’objet fétiche ou symbolique, il est à manier comme de la dynamite… en une époque où les démons de la xénophobie et du fascisme ressurgissent au grand vent. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 28 mai 2021.]

jeudi 20 mai 2021

Affaiblissement(s)

Supprimer le corps préfectoral, vraiment ?

Consternation. «Un cataclysme… une déflagration !» Ces temps-ci, le langage de certains représentants de la haute administration témoigne d’un malaise si profond que nous ne savons pas jusqu’où ira cette forme de «divorce» avec le Palais. La «réforme de l’État», voulue par Mac Macron, s’apparente désormais à une guerre larvée. En décidant, début mai, de supprimer le corps préfectoral, tout en conservant la fonction de préfet, le premier sinistre a donc provoqué une nouvelle contestation dans les rangs des serviteurs «locaux» de notre appareil d’État. Une de plus, direz-vous, au sein de «l’élite» républicaine, déjà secouée par la fin programmée des grands corps des trois inspections générales (finances, affaires sociales, administration) et par le remplacement sine die de l’École nationale d’administration (ENA) par l’Institut national du service public (INSP). Une œuvre de «modernisation indispensable», répète-t-on dans l’entourage du prince-président. Sauf que, cette fois, les préfets ont été cueillis à froid. Beaucoup évoquent une «déstructuration», au nom d’une opération de communication politique de type «quoi qu’il en coûte». Dans le Figaro, un préfet témoignait en ces termes : «Une thérapie de la parole se déploie dans nos rangs. Plus qu’une fronde, c’est l’accablement, la consternation et la démobilisation parmi nous. Mais on ne peut pas s’opposer…»

Autorité. Le bloc-noteur pose la question : les préfets, chargés du «respect des lois» par l’article 72 de la Constitution, s’enfoncent-ils dans une posture totalement corporatiste, ou tentent-ils de s’opposer à une entreprise globale de liquidation, physique et morale, d’un des fondements de la République ? Dans la «préfectorale», comme l’appellent les initiés, à la fois survivance du pouvoir bonapartiste et néanmoins symbole fort de la permanence de l’État en toutes circonstances, les hauts fonctionnaires expriment une double crainte : ils redoutent une perte d’autorité, mais également une possible inféodation au pouvoir. L’un précise sa pensée : «Notre force, c’est notre statut. Sans lui, les nouvelles recrues risquent d’être soumises à l’exécutif politique et de ne pas être suffisamment expérimentées. Nous risquons, très vite, d’affaiblir la structuration de l’État, qui est le fruit d’une longue histoire.»

Déluge. Après avoir vanté les mérites du couple «maire-préfet», décrit comme le plus efficace à l’échelle locale dans la lutte contre la pandémie, l’annonce de cette «libéralisation» du corps préfectoral laisse songeur. Beaucoup y voient la main de la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Amélie de Montchalin, honnie par les représentants de l’État les plus opposés à cette réforme. Cette trentenaire, diplômée de l’École des hautes études commerciales de Paris (HEC) et chantre de «l’efficacité des politiques publiques», est accusée de vouloir transformer les préfets en «managers» des territoires, dans une logique «infantilisante et caporalisante», ce qui réduirait «le bilan des préfets à une sorte de grille d’analyse venant tout droit des méthodes d’entreprises privées». En appuyant sur tous les leviers de la désorganisation, de haut en bas, à quoi joue Mac Macron ? Avec sa logique propre de la fameuse «entreprise France», il s’attaque aux corps de l’État et, par là-même, comme s’il l’assumait, il semble retirer à notre société son espèce «d’armure» qui la protège encore quelque peu, au moment où l’affaiblissement et l’affaissement de la République deviennent dangereux. Après lui, le déluge… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 21 mai 2021.]

mardi 18 mai 2021

Big-bang

La fusion TF1-M6, symbole de la concentration des médias...

Ainsi, les ennemis héréditaires et éternels rivaux de l’audiovisuel ont définitivement enterré la hache de guerre. Les deux premiers groupes de télévision privés français, TF1 et M6, ont annoncé qu’ils entraient officiellement en négociations exclusives avec l’ambition pure et simple de fusionner. L’allemand Bertelsmann, propriétaire de RTL Group, cherchait depuis la fin 2020 un repreneur pour sa filiale de télévision et de radio française. Autant l’admettre : l’accord avec Bouygues provoque un big-bang médiatique considérable, lourd de conséquences et de menaces.

Impensable il y a quelques mois encore, ce mariage des «géants» créerait un mastodonte fort d’un chiffre d’affaires de 3,4 milliards d’euros. Lancée avec la bienveillance de l’Élysée, cette opération très politique s’avère néanmoins risquée, car soumise à l’avis de l’Autorité de la concurrence. À eux deux, TF1 et M6 possèdent neuf chaînes de la TNT gratuite, tandis que la loi interdit à un même groupe d’en détenir plus de sept. Par ailleurs, en fusionnant, TF1 et M6 contrôleraient 70% des encarts publicitaires. Une situation de quasi-monopole.

Mais voyons au-delà, car cette affaire à grande échelle concerne d’abord et avant tout la concentration des modes de traitement de l’information au sens large. La monumentale fusion entre TF1 et M6-RTL deviendrait l’un des exemples les plus emblématiques. Dès lors que les actionnaires des grands médias comptent au nombre des plus grosses fortunes du pays, qu’ils se partagent l’essentiel des groupes, qu’ils tirent leurs ressources des secteurs les plus dynamiques de l’économie mondiale (industrie du luxe, travaux publics, armement, Internet), que reste-t-il du pluralisme et de la bataille démocratique des idées ? Nous voilà bien loin des bases jetées par le CNR, à la Libération, qui définissait le paysage médiatique comme un espace de «liberté de conscience, de pensée et d’expression, indépendant des puissances d’argent». Au XXIe siècle, plus que jamais, la liberté et l’indépendance des médias sont mises à mal…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 19 mai 2021.]

vendredi 14 mai 2021

Marchand(s)

Mac Macron et la dérive droitière. 

Peur. Scène stupéfiante, la semaine dernière. Sur Europe 1, nous avons vu un certain Patrick Buisson sortir du silence, venu là pour «analyser» le scénario de la prochaine élection présidentielle de 2022. On croit rêver, mais non. L’ex-journaliste d’extrême droite, en sa qualité de «politologue, historien et ancien conseiller» (de Nicoléon, Fifille-la-voilà ou Dupont-Aignan, excusez du peu !), nous annonça donc le futur match entre deux «marchands de peur» : l’hôte du Palais et la cheftaine du RN. Le climat serait proche du « chaos » sinon de la «guerre civile», depuis la crise des gilets jaunes, l’explosion de l’insécurité, le terrorisme, etc. – pas un mot sur la crise sociale, évidemment. L’affreux maurrassien prophétisa une vérité que nous connaissons tous : le terrain d’affrontement se déroulera «à droite». Le bloc-noteur rajoutera : à droite toute… Au moins, les choses s’affirment clairement. Les bonnes âmes qui croyaient au «plus rien ne sera comme avant» de la Macronie savent depuis longtemps à quoi s’en tenir. Mac Macron avait personnellement annoncé sa nécessité de se réinventer. À un détail près : tout se passe résolument à droite. Les crédules qui s’attendaient à ce que le «nouveau chemin» emprunte plutôt la rive gauche se sont depuis noyés dans leurs illusions, emportés par le courant ordo-libéral. L’épidémie n’a rien changé à l’affaire. «L’après» tant promis sera comme avant, en pire. Avec même le risque antirépublicain que les dernières digues ne tombent et que Fifille-la-voilà ne prenne d’assaut l’Élysée…

Hystériser. Mac Macron assume la posture, mieux, il jette le pays dans une sorte de fracture démocratique mortifère. En jouant sur les concepts et les mots. Ainsi, ces derniers mois, a-t-il ajouté à sa panoplie la notion d’ «insécurité culturelle» forgée par le politologue Laurent Bouvet, fondateur du Printemps républicain, une association de défense de la laïcité très active dans les coulisses du pouvoir. «Manière chaste de parler d’identité sans se salir la bouche avec le terme», comme le rapporte le Monde. Le but véritable ? Continuer d’hystériser les débats en les projetant à l’extrême droite de l’échiquier, sans avoir l’air d’y toucher. Dans le livre d’Arthur Berdah, journaliste au Figaro et auteur d’Emmanuel Macron, vérités et légendes (éd. Perrin), notre prince-président déclare par exemple : «Tout change, et les repères dans lesquels on s’est construit sont complètement bouleversés.» Pour lui, une partie non négligeable de la population serait en proie à un «sentiment de déclassement, d’abandon, de perte de contrôle de son territoire, de sa vie, personnelle et familiale». Quelle omniscience quand le pompier pyromane constate lui-même l’ampleur de l’incendie qu’il a allumé.

Inquiétude. Hallucinante perspective, celle de voir l’homme du passif et de l’échec nous rejouer le coup de 2017. À l’époque, le futur élu parlait déjà des « peurs françaises ». Dans son livre-programme Révolution (XO Éditions), en 2016, le futur candidat à la présidentielle se désolait de ces Français «recroquevillés sur (leurs) passions tristes, la jalousie, la défiance, la désunion». Il y percevait «une certaine forme de mesquinerie, parfois de bassesse, devant les événements». Cinq ans après, la situation a empiré. Et si Mac Macron ose désormais déclarer qu’ «il nous faut réglementer notre système capitaliste et inventer un nouveau modèle», n’oublions pas que l’aggiornamento économico-social de Joe Biden est passé par là. Le prince-président, lui, continue pourtant de filer à rebours, refusant toute idée d’augmentation des impôts pour les plus aisés, contrairement à son homologue américain. Il se dit toujours «optimiste de la volonté» et annonce que la décennie qui vient sera celle «de notre jeunesse». Soyons lucides. Le prince-président peut se prévaloir d’un bilan, un seul : celui d’avoir déstabilisé la droite… après avoir siphonné le Parti socialiste. Son objectif : rester en tête à tête avec Fifille-la-voilà.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 14 mai 2021.]

jeudi 6 mai 2021

Inventaire(s)

Un certain 10 mai 1981…

Programme. Quarante ans après, la gauche version «tragique», plus soucieuse en général d’expliquer que d’émouvoir, tente encore d’accorder plus d’importance à la cause qu’à la trace, à la structure qu’à l’événement en lui-même. Et pourtant. Dans le souvenir à la fois ému et terrifiant d’un certain 10 mai 1981 et l’élection de François Mitterrand, nous regardons droit dans les yeux cette date lige jusqu’à l’overdose, puisqu’elle signifia pour des générations entières la concrétisation d’un espoir véritable, celui qui hante encore toutes les mémoires du peuple : que la gauche, la vraie gauche, change la société, nos existences et tout le reste en tant qu’exemple de transformation globale et de promesses d’à-venir… Nous connaissons la suite. Et l’histoire en sa trahison. Bien sûr, le droit d’inventaire est passé par là, depuis beau temps. Et nous ne racontons plus les circonstances d’une lente et fascinante accession personnelle vers le pouvoir suprême, celle de l’homme Mitterrand, sans nous départir de narrer que, derrière lui et malgré lui, un fil d’Ariane le poussait en avant : cette inexpugnable aspiration à «changer la vie» qui, dans ce vieux pays, nous vient du fond des âges. Ainsi, cette année encore, cette commémoration datée qui célèbre l’accession d’un président au pouvoir ne nous fera pas occulter qu’elle honore d’abord et avant tout, quoique enfouie dans nos inconscients, la victoire d’une gauche unie par la trace-sans-trace d’un programme commun.

Rigueur. Comment oublier ? Oui, comment oublier ce ­Mitterrand des premières années, les ministres communistes et les conquêtes politiques et sociales ? Et comment oublier cette désillusion du « tournant de la rigueur », quand le ­monarque-élu révélait sa vraie nature et se glissait dans les plis d’institutions qu’il disait vomir ? Comment oublier sa personnalisation du pouvoir, sa fin de règne, sa responsabilité quant à l’évaporation du rêve socialiste (au sens de l’idéal), sa maladie érigée en calvaire commun, lui, le dernier Florentin en politique de digne tenue sous les lambris dorés, ultime suzerain républicain d’avant la mondialisation ? Comment oublier, surtout, que Mitterrand renonça au discours d’Épinay (1971), qu’il abandonna les classes populaires, installa «l’ère» des «gagneurs» et laissa, sans ciller, s’installer l’oligarchie financière caviardée, accompagnant les années Reagan et Thatcher sans l’idée même d’une contre-­société en application ?

Renoncements. «Le vrai savoir est sédentaire», disait l’élu du 10 mai, qui, dans sa jeunesse, ne détestait pas lire Barrès et Maurras, avant de vénérer, au crépuscule de son existence, ­Nerval ou Stendhal. La revanche est souvent le moteur de l’histoire. Comment ce grand initié des Arts et des Lettres, qui méprisait l’argent pour son «capital de destruction de la beauté de la vie», a-t-il pu choisir le coup de frein brutal au changement sous les traits du «tournant de la rigueur» ? Ce qui fut présenté comme une «pause», en 1983-1984, enterrait en vérité la volonté de rupture avec le capitalisme, refermant le couvercle sur quelques valeurs fondamentales. Quatre décennies plus tard, cette «parenthèse libérale» ne s’est pas refermée (sauf, visiblement, aux États-Unis). Le Mitterrand d’Épinay affirmait ceci : «Réforme ou révolution ?» Et il ajoutait : «Celui qui n’accepte pas la rupture –la méthode, cela passe ensuite–, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste.» Nous lisons encore ces mots avec émotion, c’est dire si nous nous raccrochons à ce que nous pouvons. Car le chavirement idéologique, synonyme de tous les renoncements, n’était pas qu’une entorse à l’idéal des Mai (68 et 81), mais bien la négation de notre histoire née de la Révolution, du Front populaire et du CNR. Pour le dire autrement, un crime mortel vis-à-vis du peuple de gauche. Le bloc-noteur le sait : un droit d’inventaire mérite toujours un devoir d’invention. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 7 mai 2021.]

mardi 4 mai 2021

Devoir d’Histoire

Macron prend un énorme risque en instrumentalisant le bonapartisme. 

«L’accès à la vérité passe par la vérité du malheur», écrivait la philosophe Simone Weil. Puisque le contemporain fonctionne à «l’événement», du soir au matin comme fonds de commerce, il est désolant de constater que, parfois, certains lâchent la bataille d’hommes pour l’ombre en pratiquant le deuil de l’Histoire majuscule – ce par quoi la politique s’en trouve dégradée. Emmanuel Macron a donc décidé de commémorer le bicentenaire de la disparition de Napoléon. Un discours à l’Institut de France, puis un dépôt de gerbe devant le tombeau de l’empereur déchu, aux Invalides. Appelons les choses par leur nom : il s’agit d’un hommage officiel. D’où la controverse mémorielle.

Napoléon a été non seulement l’auteur du coup d’État du 18 brumaire, qui mit fin à la première République et à la Révolution française, mais aussi celui qui a rétabli l’esclavage dans les colonies en 1802, marquant la France au fer pour les générations futures. Notre pays devint le seul à revenir sur son abolition après l’avoir proclamée en 1794. Le militaire de génie et modernisateur de l’État (Codes civil et pénal, etc.) restera d’abord et avant tout un despote plus ou moins « éclairé ». Sa dictature fut une dictature militaire, donc absolue : conquérir, administrer, surveiller, punir, museler la presse. Après le grand renversement révolutionnaire qui éclaira les Lumières et le monde, il laissa la France exsangue, prête à s’offrir, de nouveau, à toutes les oligarchies…

Certes, «commémorer» n’est pas «célébrer». On s’étonnera néanmoins que le prince-président actuel, concepteur du «en même temps», ignore royalement les 150 ans de la Commune de Paris mais décide de porter son attention sur Napoléon, devenant le premier hôte de l’Élysée à prononcer une allocution depuis… Georges Pompidou. Le successeur du général en 1969, comme tant d’autres qui cherchèrent à tirer profit du mythe et de sa construction au fil des siècles, osa alors un parallèle entre le «sauveur» Napoléon et le «sauveur» de Gaulle, se servant de l’empereur pour prêcher la fin des antagonismes de classe et vanter l’union sacrée en tant que «salut public», au nom de la nation. Emmanuel Macron prend un énorme risque en instrumentalisant le bonapartisme : celui de contraindre la République à baisser la tête devant son propre souvenir, trahissant le devoir d’Histoire et le travail de mémoire.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 5 mai 2021.]

dimanche 2 mai 2021

La France qui lutte

Ceux qui pensent au bien commun... et les hideux qui veulent faire taire la CGT.

La France vibre de colères si puissantes, si annonciatrices d’une crise sociale majeure, que l’avenir en pointillé se dessine entre espoirs et craintes. Ce que certains appellent «le retour du social dans la rue» a pu en surprendre plus d’un. En pleine pandémie, environ 150.000 personnes ont donc manifesté dans le pays à l’occasion de la Fête des travailleurs. Autant dire un énorme écho qui remonte des tréfonds de la vraie vie, témoignant avec éclat de la vitalité des mobilisations visibles… et souvent invisibilisées. Les cortèges de ce samedi ont produit une sorte d’électrochoc dans toutes les consciences solidaires capables d’imaginer l’ardeur des luttes en cours : emplois, salaires, services publics, appauvrissement global de la société, etc. Les raisons de mécontentement ne manquent pas. D’autant que le temps de l’action est là, encore devant nous, pour que le «quoi qu’il en coûte» du président ne se transforme pas en coup de massue sur les plus faibles, les chômeurs, les retraités, tous ceux des «première» et «seconde lignes» qui attendent toujours la promesse des Jours heureux…

Évidemment, ce 1er Mai fut aussi très politique. Comment pouvait-il en être autrement, à quelques semaines des élections régionales et départementales, et à un an tout juste de la présidentielle ? Tout est à rebâtir, alors que l’exécutif ne nous annonce que des «réformes structurelles» et une nouvelle cure d’austérité comme corollaire à son plan de relance. Ainsi, prolonger cette démonstration de force syndicale, en tant qu’étape exemplaire, s’avère indispensable pour bousculer l’ordre établi. Aucun scénario n’est écrit à l’avance, même si le climat médiatico-politique a de quoi nous inquiéter.

Comme nous inquiètent grandement les exactions à l’égard de la CGT. Comment qualifier l’attitude de cette «horde» d’individus, à la fin du défilé parisien, venue s’attaquer violemment à des militants cégétistes ? La confédération déplore 21 blessés, dont 4 graves. Images effarantes de ce groupuscule façon milice, prêt à tout pour faire taire un syndicat – pas n’importe lequel –, cognant aveuglément et proférant la pire des insultes pour l’un des hauts représentants historiques du Conseil national de la Résistance : «CGT collabo.» Ces hideux ne sont pas la France. Cette France qui lutte pour le bien commun.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 3 mai 2021.]