dimanche 25 juillet 2021

Fractures

Alors que la quatrième vague laisse planer le doute, l’ampleur des inégalités vaccinales est éloquente. Le gouffre se creuse entre les quartiers populaires et les communes riches de nos métropoles.

Nous voilà donc au cœur d’un été chamboulé par ce que les autorités scientifiques nomment «la quatrième vague». Loin des théâtres sportifs, une tout autre course contre la montre s’engage sans que nous ne sachions, à l’étape actuelle, quelles seront les conséquences du variant Delta sur la crise sanitaire et l’ampleur des répercussions sur nos hôpitaux, déjà exsangues. Une constatation s’impose: la relance de la pandémie, dans ses ressorts les plus brutaux, est évidemment le résultat de l’imprévoyance au plus haut sommet de l’État, tandis qu’un homme concentre tous les pouvoirs, toutes les décisions, quitte à multiplier les choix contradictoires jusqu’à s’opposer aux recommandations du conseil scientifique. À grand renfort de communication, l’exécutif nous avait annoncé «la liberté retrouvée». Résultat, le Parlement se voit contraint – une fois encore – de voter des textes en urgence, au mépris de la représentation nationale. Et au détour d’une loi sur le passe sanitaire, de nouvelles libertés se trouvent malmenées, et le Code du travail modifié au détriment des salariés…

Parlons-en, de cette course contre la montre entre cette «quatrième vague», d’un côté, et la vaccination, de l’autre – seule susceptible de créer les conditions d’une immunité collective dont la France a urgemment besoin. Nous le savons, l’accélération de la vaccination accessible à tous ne dépend pas que de la bonne volonté des citoyens. Une passionnante étude du géographe Emmanuel Vigneron, publiée par Le Monde, révèle sans surprise l’ampleur des inégalités vaccinales. Les données sont éloquentes. Le territoire national est ainsi «morcelé» entre les centres urbains, au-dessus de la moyenne, et les périphéries. Sans parler, bien évidemment, du gouffre qui sépare les quartiers populaires et les communes riches de nos métropoles. Les plus vaccinés? L’Ouest parisien et francilien, par exemple, ou les cinquième et septième arrondissements marseillais, et les beaux quartiers lyonnais. Les moins vaccinés? La Seine-Saint-Denis, les arrondissements populaires du nord-est de Paris, les quartiers Nord de Marseille, les villes périphériques de la région lyonnaise, Vénissieux, Vaux-en-Velin, Givors, etc. L’impitoyable constat d’une France malade de ses fractures sociales. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 26 juillet 2021.]

jeudi 22 juillet 2021

Faites vos Jeux…

À l’heure d’imaginer les exploits à venir et de se livrer à la passion des compétitions, une chose est certaine: nous ne savons que penser de ces 32es olympiades, les moins désirées de l’histoire. 

«Citius, altius, fortius.» Plus haut? Plus vite? Plus fort? La flamme achève enfin son parcours dans le stade olympique de Tokyo, ce vendredi lors de la cérémonie d’ouverture, seize mois après avoir débarqué au Japon en mars 2020 – et peu avant l’annonce retentissante du report des Jeux pour cause de pandémie. À l’heure d’imaginer les exploits à venir et de se livrer à la passion des compétitions, une chose est certaine: nous ne savons que penser de ces 32es olympiades, les moins désirées de l’histoire. Rendez-vous compte. Non seulement 60% de Japonais affirment leur opposition absolue à leur tenue, mais l’anxiété due à la reprise de l’épidémie de Covid-19 dans le pays provoque colère et fronde inédites à l’égard du gouvernement local. Toutes les contestations se concentrent contre cette organisation qui aura poussé jusqu’au bout sa propre logique : les Jeux, quoi qu’il en coûte. Même sans la présence du moindre spectateur dans tous les théâtres sportifs qui accueillent nos héros, tous réduits au huis clos… une première.

La question se posa longtemps, elle fut même encore d’actualité cette semaine : fallait-il une annulation pure et simple, sachant que les cas « positifs » au ­coronavirus se multiplient parmi les athlètes présents, ce qui ne manquera pas de fausser la « légitimité » de quelques épreuves ? C’eût été, bien sûr, sacrifier la préparation de milliers de participants, voire pour certains renoncer définitivement à l’aventure des Jeux. Mais au-delà du surgissement imprévisible de cet événement mondial nommé «pandémie», une autre interrogation bien plus fondamentale s’impose désormais à tout le mouvement sportif: le «modèle» et le «format» des Jeux, trop chers, trop grands, sont-ils encore pertinents alors qu’ils s’éloignent peu à peu des valeurs universelles de l’olympisme?

Au stade suprême du néocapitalisme sportif, quand les intérêts financiers dictent leur loi et conditionnent l’overdose d’épreuves (il n’y en a jamais eu autant), une information est presque passée inaperçue cette semaine : Brisbane accueillera la fête olympique en 2032. La particularité? La cité australienne était la seule candidate. Après Paris en 2024 et Los Angeles en 2028, trois villes – uniquement – pouvaient « s’offrir » les prochains Jeux, ce qui exclut, de fait, la plus grande partie de l’humanité. Tout le contraire de l’olympisme… 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 23 juillet 2021.]

dimanche 18 juillet 2021

Pogacar, l’ordre absolutiste

Après le fracas de son exploit en 2020, le Slovène Tadej Pogacar a confirmé son statut en remportant sa deuxième Grande Boucle de rang. À 22 ans, malgré les doutes et les soupçons, il est le plus jeune double vainqueur de l’histoire.

Et la boucle se boucla donc sur la «plus belle avenue du monde», comme si le Tour, dans sa songerie de juillet plus que centenaire, devait toujours en finir avec son insolente francité à Paris et nulle part ailleurs, non sans avoir honoré durant trois semaines l’exemplarité de ses coutumes et ses anciennes provinces aux topographies si précieuses et redoutées. Ainsi le chronicœur, mélancolique, regarda-t-il un gamin de 22 ans triompher pour la deuxième fois de rang, devenant le plus jeune double vainqueur de l’histoire du cyclisme, au point de craqueler ses fonts baptismaux (1).

Rien d’anecdotique à cette incroyable prouesse de Tadej Pogacar. D’une certaine manière, elle explique tout. La précocité, la façon d’agir en tant qu’hégémonie contrôlée, l’impression que l’épreuve aurait pu durer un mois de plus et que rien n’aurait changé, et au final ce sentiment non pas du miracle permanent mais bien que le Slovène revisitait le panorama de possibilités infinies. Voici en résumé l’entr’aperçu du cyclisme moderne, si grave et si sérieux jusqu’à l’enclume des jours, mais toujours capable de se régénérer lorsqu’il ose se confronter à cette sorte d’épopée versifiée dont le Tour détient les secrets.

Dépositaire de grands secrets, Tadej Pogacar l’est sûrement. Peut-être même à l’insu de son plein gré, lui dont on ne saura jamais à quel point il se trouve façonné par la solitude de son immense vertige. «L’an dernier, il y avait beaucoup moins de stress, raconta-t-il samedi soir. Cette année, il y a eu beaucoup plus de sollicitations. C’était plus difficile quand je n’étais pas sur le vélo. Mais franchement, sur le vélo, ça a été plus ou moins la même chose.» Ce qui passerait pour de l’insouciance témoigne au contraire d’une sincérité mé­canique. Son entrée fracassante dans l’Histoire majuscule de la Petite Reine, pour sa troisième saison seulement chez les professionnels, laisse la porte ouverte à toutes les schizophrénies. Souvenons-nous: sa performance surréaliste à la Planche des Belles Filles, en 2020, ne nous avait pas uniquement stu­péfiés, elle avait provoqué une telle secousse tellurique dans nos cerveaux que nous cherchâmes longtemps sa force symbolique. En vérité, nous n’imaginions pas que la réplique serait si puissante qu’elle susciterait doutes, suspicions et colères, parfois. Que répondre en effet au grand Eddy Merckx, lorsqu’il déclare: «Je vois en lui le nouveau Cannibale. S’il ne lui arrive rien, il peut certainement gagner le Tour de France plus de cinq fois.» Par son étrange enthousiasme, le Belge voit-il ce que nous ne savons plus voir, une espèce de fil imaginaire qui relie Pogacar aux plus grands?

Le Slovène, en ses mystères, sème le trouble et renvoie sa propre figure au statut d’héritier du «merckxisme», titulaire-en-chef d’un ordre impitoyable qui s’apparente à un absolutisme sans état d’âme – ou presque. Le talent n’a pas d’âge, direz-vous. Dès l’avènement du Colombien Egan Bernal, en 2019, dominateur à 22 ans, nous savions qu’une nouvelle jeunesse triomphante s’installait durablement dans le peloton, modifiant bien des paradigmes. Là où jadis une carrière s’étalait entre 24 et 34 ans, le standard oscille dorénavant entre 20 et 30, comme le confirment les 24 ans du dauphin de Pogacar, le Danois Jonas Vingegaard, qui découvrait l’épreuve. Qu’il est loin le premier Tour du chronicœur, et le duel référence de 1989, ces terrifiantes huit secondes entre Greg LeMond et Laurent Fignon, 28 ans tous les deux au moment des faits…

Pour Pogacar, le conte de fées de l’an dernier s’est ainsi transformé en un récit implacable, bien construit, scientifiquement millimétré, au cordeau. Ce pur produit de la filière slovène – pays de 2 millions d’habitants – est devenu un monstre de progression, une bête de compétition, un agressif en course, un explosif en montagne, un finisseur hors normes – comme sur Liège-Bastogne-Liège, déjà accroché à son palmarès naissant. Bien sûr, nous gloserons sur son médecin, une sommité dans le milieu, un spécialiste du transport des globules rouges. Nous accuserons son entourage sportif, composé d’anciens brigands du dopage massif des années de plomb 1990-2000. Nous nous étonnerons de l’ampleur de ses watts développés dans certains cols, seul capable d’effacer des tablettes Pantani et Armstrong réunis. Nous nous rappellerons aussi que la moyenne du maillot jaune cette année s’affichera à environ 41,2 km/h, soit la deuxième plus rapide de toute l’histoire, sachant que la meilleure appartient à Lance Armstrong, avec 41,6 km/h en 2005. D’autres, enfin, affirmeront avoir vu quelques «failles» derrière l’aisance brute, au moins dans l’ascension du Ventoux, puis dans l’ultime chrono à Saint-Émilion. Une évidence s’impose toutefois: nous commençons à peine l’écriture du «roman de Pogacar».

À l’heure de déposer le stylo et de relâcher un peu la boîte à mémoire, le chronicœur, tout à la passion malgré tout, n’oublie pas que la Grande Boucle en tant que genre continue néanmoins de nous déjouer. Seul le Peuple du Tour – si présent cette année, si merveilleusement populaire – peut le comprendre dans les tréfonds de sa conscience collective. Le rendez-vous de juillet, aujourd’hui encore, fait semblant de dépendre de ses champions ; c’est pourtant lui qui crée des mythologies écrasantes, bien plus fondamentales que ses acteurs eux-mêmes. N’en déplaise à Pogacar, le Tour reste la seule épreuve sportive à dominer ceux qui l’incarnent. Le voilà, le vrai miracle. Le seul qui compte.

(1) En 2020, il était devenu le plus jeune vainqueur depuis le Français Henri Cornet, qui l’avait emporté sur tapis vert en 1904, lors de la deuxième édition.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 19 juillet 2021.]

samedi 17 juillet 2021

Van Aert, du Ventoux au chrono…

Dans la vingtième étape, un contre-la-montre entre Libourne et Saint-Emilion (30,8 km), victoire du Belge Wout van Aert (Jumbo), déjà vainqueur de la grande journée dans le Ventoux. Le maillot jaune Tadej Pogacar a mis les freins.

Saint-Emilion (Gironde), envoyé spécial.

Et nous distinguâmes distinctement que la fabrique à bascule actionnerait sa lame impitoyable, tôt ou tard. A la veille du retour à Paris et du défilé coutumier sur les Champs-Elysées, il restait aux 142 rescapés d’honorer une formalité non moins habituelle du dernier samedi du Tour: le contre-la-montre terminal, disputé cette fois entre Libourne et Saint-Emilion (30,8 km), sur un profil assez « roulant » avantageant plutôt les hommes forts et les «puissants» de la troisième semaine, ceux pour lesquels l’art féérique se cachait bien derrière la métronomie musculeuse et robotisée. Chacun le savait, l’exercice en solitaire, cette année, ne réservait aucun suspens quant à l’issue de cette édition que Tadej Pogacar a plié depuis sa prise de pouvoir… le 3 juillet dernier, au soir du Grand-Bornand. Une éternité, en somme.

«Avec le Tour, j’ai la fête qui tourne», disait Blondin. Sur des routes tracées entre les vignes du bordelais, le chronicoeur eut la tête dans les nuages à l’énumération des sites visités: Pomerol, Chevrol, Lussac, Montagne, Corbin, Figeac... autant de noms prestigieux, qui dessinaient une quasi-boucle à l'est du département de la Gironde. Dans ces effluves de Bacchus, qui donnèrent le tournis à l’approche de la Capitale, nous nous rappelâmes, comme l’écrivait Roland Barthes en 1957 dans ses Mythologies, qu’il nous faudrait appréhender cette Grande Boucle version 2021 telle une «fable unique où les impostures traditionnelles se mêlent à des formes d’intérêt positif», vécue comme une espèce d’utopie qui avait réécrit chaque jour une comédie classique qui nous renseignait non sur notre seule naïveté, mais bien sur nos propres duperies et la force de nos attachements – sans lesquels nos rêves manqueraient de lucidité.

Des doutes et des soupçons, le grand Eddy Merckx n’en eut pas, vendredi soir. Venu à Mourenx glorifier sa propre légende – celle de son exploit de 1969 –, le Belge salua longuement le jeune Slovène, lui-même en partance vers la gloire et un doublé historique, à seulement 22 ans. «Je vois en lui le nouveau Cannibale, commenta le plus grand cycliste de tous les temps. S’il ne lui arrive rien, il peut certainement gagner le Tour de France plus de cinq fois.» L’hommage ne passa pas inaperçu, d’autant que le Belge se montra toujours avare de compliments à l’endroit de ses descendants. Une manière d’anoblissement, signé de la figure tutélaire par excellence. Merckx voit donc en ce gamin slovène un semblable, «le prolongement du fil imaginaire qui relie les plus grands», selon l’Equipe. On pensera ce qu’on voudra de ces mots, mais les circonstances du triomphe de Pogacar ont bel et bien semé le trouble, le renvoyant toutefois au statut d’héritier du «merckxisme», le titulaire-en-chef d’un ordre impitoyable qui s’apparente à un absolutisme sans état d’âme.

Tellement, que l’ultime chrono paraissait une formalité pour le maillot jaune. Sachant qu’aucun des prétendants au podium (Vingegaard, Carapaz, O’Connor, Kelderman) n’aurait le talent pour lui barrer la route d’une quatrième victoire d’étape, trois adversaires seulement semblaient susceptibles de lui voler un couronnement total, façon écrasement: Stefan Küng, Kasper Asgreen et Wout van Aert, tous spécialistes du genre, capables d’oublier les calculs à pleine vitesse, de déboutonner leur réserve et de jeter sur les cyclistes frêles des serments d’assassinats. Sous un généreux climat d’été enfin digne du serpentin mordoré de Juillet, alors que Küng (parti trop vite) et Kasper Asgreen furent en-deçà de leur possibilité, nous dûmes nous frotter les yeux quand le Belge Wout van Aert, vice-champion du monde de la discipline, tint la comparaison avec tous ses rivaux et même avec le nouveau César de la Petite Reine. Nous traversâmes en vérité quelques moments de fausse tension, sans savoir où nos esprits balançaient, sans parler de nos envies. Van Aert, vainqueur d’une étape de légende à Malaucène, avec la double ascension du mont Ventoux, signerait-il l’improbable exploit?

Devant une foule considérable, nous fûmes fixés dès le premier intermédiaire, avec confirmation au second. Le maillot jaune apparût comme inhibé, ou fatigué, ou tellement «à l’aise» au classement général qu’il sembla lâcher l’affaire, ne prenant aucun risque, la tête déjà ailleurs mais serrant le poing de bonheur en franchissant la ligne. Beaucoup lui prêteront le visage humain d’un homme capable de faiblesses, car côté exercice mémoriel, rappelons que Saint-Emilion possédait des références en matière de contre-la-montre: Bernard Hinault en 1978, Jan Ullrich en 1996. Par deux fois, des champions y étaient nés sur l’asphalte de la Grande Boucle. Pogacar y fut juste de passage. Presque réconfortant.

Ainsi donc, le Belge Wout van Aert fut intouchable et vint quérir une nouvelle victoire de prestige, devant Asgreen et l’étonnant Danois Jonas Vingegaard, qui certifia sa place enviée de dauphin (devant Richard Carapaz). Notons que le Français Guillaume Martin sauva son huitième rang. Quant à Tadej Pogacar, largement battu de près d’une minute, il échoua finalement à une «modeste» huitième position. Etait-ce une simple anecdote?

Le chronicoeur admit la réalité, ni belle ni moche. Le règne de Pogacar s’érige certes sur une claire définition, mais avec des points de suspension – n’est pas Merckx ni Hinault qui veut. Le dernier vainqueur de Liège-Bastogne-Liège étend à peine son royaume et il est écrit que des kilomètres d’articles n’y suffiront pas pour témoigner de notre incrédulité devant ce Slovène, à la mesure de certains observateurs et spectateurs qui s’interrogent à haute voix sur ce que nous avons vu – et pas uniquement sur les performances du Slovène.

A ce propos. Puisque nous ne sortons pas de la schizophrénie, Le Temps vient rajouter de la rumeur à la suspicion généralisée. Selon le sérieux journal suisse, trois coureurs mèneraient une enquête confidentielle depuis plusieurs jours afin de déterminer l’origine de «bruits suspects» qui proviendraient de vélos de quatre équipes présentes sur le Tour, et non des moindres: UAE-Team Emirates, Deceunick-Quick Step, Bahrain Victorious et Team Jumbo-Visma. Vous l’avez compris: les quatre formations dominantes. Sous couvert d’anonymat, l’un des coureurs-enquêteurs raconte: «Ces bruits proviennent des roues arrières. C’est un bruit métallique étrange, comme une chaîne mal réglée. Je n’ai jamais entendu ça nulle part.» Un autre cycliste confie: «On ne parle plus d’un moteur dans le pédalier ni d’un système d’électroaimant dans les jantes des roues, mais d’un appareil caché dans le moyeu, au centre de la roue. On parle aussi d’un récupérateur d’énergie via les freins. L’inertie serait stockée, comme en Formule 1…» Des témoignages étranges mais inquiétants, qui ne seraient pas sans lien – entre autres choses – avec la perquisition menée mercredi soir par les gendarmes à l’hôtel des Bahrain.

A l’heure de boucler la boucle, nous nous souvînmes que, jadis, l’inégalité par le dopage scientifique avait provoqué de manière massive ce que nous nommions à l’époque «une course à deux vitesses». L’évolution du matériel nous conduirait désormais à une «technologie à deux vitesses». Le chronicoeur, avant de poser son stylo demain soir, rendit ses commentaires à leur dérisoire autorité, tel un discrédit navrant qui nous aura suivis à la trace durant trois semaines. 

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 17 juillet 2021.]

vendredi 16 juillet 2021

Le bras d’honneur des Bahrain

Dans la dix-neuvième étape, entre Mourenx et Libourne (207 km), victoire du Slovène Matej Mohoric, qui avait déjà triomphé au Creusot. Deux jours après avoir été perquisitionnée, son équipe Bahrain remporte sa troisième victoire d’étape.

Libourne (Gironde), envoyé spécial.

En inventant la métronomie topographique, le Tour, dans sa folie de Juillet, délocalise parfois les lieux des preuves légendaires, nous contraignant à délaisser les théâtres des Illustres. La montagne derrière lui, le chronicoeur quelque peu désoeuvré par la grande remontée vers le nord, entre Mourenx et Libourne (207 km), chercha une forme de langage capable de s’élaborer sur des charpentes historiques – de quoi rehausser un récit qui s’est sérieusement amenuisé depuis le double triomphe de Tadej Pogacar, dans les deux grandes étapes pyrénéennes. Longtemps nous repensâmes aux mots du jeune slovène, au soir de Luz Ardiden, alors qu’il venait de cacheter une victoire sur la Grande Boucle: «Je suis heureux. Je vis dans un autre monde. Je voulais gagner une nouvelle étape avec le maillot jaune, et voilà. Depuis l’an dernier, je vis au-delà de mes rêves d’enfants.» Et il ajoutait: «Je cours comme un enfant qui apprécie la course. Je suis venu pour en profiter et je réalise tous les jours ce que mon entraîneur et mon directeur sportif, Andrej Hauptman, m’ont toujours dit de faire: prendre du plaisir. Pour moi, le cyclisme est un jeu.»

Un jeu d’enfant, pourquoi pas. Mais surtout une épreuve de surface qui puise loin ses racines dans les entrailles de la brutalité. Car Pogacar, tout gamin soit-il du haut de ses 22 ans, donne désormais des gages sinon de cruauté, du moins d’hégémonie qui nous rappelle quelques grands noms du vélo (Hinault, Merckx). Comparaison n’est pas raison. Sauf que, ce vendredi à Mourenx – exemple emblématique des «villes nouvelles» des années 1960, construite pour accueillir les milliers d'ouvriers du bassin de Lacq après la découverte du gisement de gaz naturel –, nous eûmes ainsi une pensée particulièrement appuyée à Eddy Merckx. Le Cannibale débuta sa trajectoire mythique ici-même, lors d’un exploit unique en son genre, le 15 juillet 1969. Le Belge n’avait alors que 24 ans et lorsqu’il partit au matin de la dix-septième étape, depuis Luchon, il portait déjà le maillot jaune. Au sommet du Tourmalet, Merckx bascula en tête, devant son coéquipier Martin van Den Bossche et ses principaux adversaires, Roger Pingeon et Raymond Poulidor. Pris d’une folie dont il détenait seul les secrets inavouables, il s’envola, contre tous, pour réaliser l’une des échappées de l’inutile les plus essentielles de l’Histoire du cyclisme. Ni les cols du Soulor ou de l’Aubisque n’entamèrent sa progression. Dans la solitude de son vertige durant 140 kilomètres (incroyable), le Cannibale arriva à Mourenx avec huit minutes d’avance sur ses suivants, atomisés. Merckx remporta évidemment le premier de ses cinq Tours. Mais ce jour-là, il avait laissé des morts sous ses roues, préfiguration de la suite de sa carrière. Récemment, le Belge avouait: «Mourenx reste sans doute mon plus bel exploit.» Dont acte.

Sur les routes des Landes vers la Gironde, nous étions loin de toute dramaturgie. Il y eut bien sûr une échappée du jour (Bonnamour, Mohoric, Bernard, Rutsch, Zimmermann, Clarke), quoique d’une tout autre nature que l’épisode précédent, et même quatorze contre-attaquants longtemps en chasse avant ralliement (Izagirre, Stuyven, Politt, Dillier, Gesbert, Turgis, Laporte, etc.), sur ce profil dit «de transition», d’une platitude exemplaire, qui semblait pourtant dévolu aux armadas des sprinteurs. Avant le contre-la-montre de samedi et l’apothéose des Champs-Elysées, dimanche, le peloton, réduit désormais à 142 rescapés, avait perdu deux nouvelles unités: le Canadien Michael Woods et le Colombien Miguel Angel Lopez. L’unique enjeu du jour tournait autour d’un nom: Mark Cavendish. Le Britannique parviendrait-il à remporter son trente-cinquième succès d’étape sur la Grande Boucle, dépassant un certain Merckx, qui détenait le record avant cette édition 2021? «Dépasser» Merckx: comment pouvions-nous utiliser ce verbe impropre?

Nous n’en n’étions pas encore là, tandis que nous nous rappelions les mots de Julian Alaphilippe, jeudi soir: «J’ai hâte que ça se termine», qui contrastaient avec ceux de Pogacar, lors de sa conférence de presse: «Quelle équipe est plus forte que la nôtre? Moi, je sais ce que chacun des gars fait pour moi. Même l’an dernier, je n’étais pas isolé comme je l’entends dire souvent. On a dit que j’avais gagné l’an dernier parce que j’étais caché, en embuscade. Alors moi, j’ai voulu montrer que ce n’était pas un coup unique. A chaque course, je prends le départ dans cet état d’esprit, montrer ce que je vaux, que ce n’était pas un coup de chance.» Et il précisa: «Si quelqu’un met en doute ce que je fais ou ce que je dis, dans n’importe quel domaine, j’essaie toujours de lui montrer qu’il a tort. Mais je ne pense pas avoir de la fierté mal placée.»

Après une belle partie de manivelle entre le peloton et les fuyards, émaillée de plusieurs chutes qui projetèrent au tapis des coureurs de premier plan (Thomas, Henao, Majka, Cavendish, Martin, etc.), le gros de la troupe régla – pour ce jour du moins – l’affaire Merckx-Cavendish en renonçant à aller chercher l’échappée, parmi laquelle un vainqueur-baroudeur se détacherait inévitablement. Signalons que nous vîmes Pogacar en personne venir mettre le peloton au pas, après l’une des culbutes collectives, comme s’il imposait à sa propre personne son statut de «patron».

Puis les minutes défilèrent (dix, onze, vingt…) dans l’apathie d’une après-midi entre chien et loup, transformant sans le vouloir cette promenade cycliste en brouillon, en emphase non préméditée. Car nos éclaireurs décidèrent de s’empoigner durant plus de trente-cinq kilomètres et flinguèrent tout sur leur passage. Les attaques succédèrent aux attaques, l’escadron se dilata, explosa littéralement, et quand enfin Matej Mohoric (Bahrain) prit la poudre et enfonça des braquets invraisemblables, il traça la route tel un évadé. Vingt kilomètres en solitaire, et le sort fut scellé. Adieu les espoirs de Laporte, de Bonnamour, de Turgis et consorts. Le Slovène l’emporta dans les rues de Libourne, quatorze jours après son premier triomphe au Creusot (septième étape), ajoutant à son passage sur la ligne un geste d’arrogance qui signifiait: «Taisez-vous!»

Parmi les scrutateurs désabusés, et avant même recension, le chronicoeur pestait intérieurement contre le hurlement du sort. Quarante-huit heures après avoir reçu la visite des gendarmes à son hôtel de Pau, sous la forme d’une perquisition suite à l’ouverture d’une enquête préliminaire, l’équipe Bahrain signait sa troisième victoire d’étape et imposait un pied-de-nez supplémentaire au Tour – vécu comme une sorte de bras d’honneur. Les lieux de preuves légendaires étaient définitivement délocalisés.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 16 juillet 2021.]

jeudi 15 juillet 2021

Pogacar plus fort que la patrouille

Dans la dix-huitième étape, entre Pau et Luz Ardiden (129,7 km), victoire du maillot jaune Tadej Pogacar, qui écrase l’épreuve. A Pau, l’équipe Bahrain a été perquisitionnée par les gendarmes. Soupçonnée de dopage, une enquête préliminaire est ouverte.

Luz Ardiden (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.

Etait-ce dans ce curieux plaisir des essoufflements qui firent trembler les corps dans le martèlement irréversible de la pédalée, qu’ils éprouvèrent soudain le sentiment époumoné d’une  supériorité? L’interminable dialogue avec les turbulences des cimes venait à peine de débuter dans les lacets du mythique Tourmalet (HC, 17,1 km, à 7,3%, 2115 m), emprunté par La Mongie, lorsque nous comprîmes que cette dix-huitième étape, entre Pau et Luz Ardiden (129,7 km), ne ressemblerait à aucune autre. Alaphilippe (encore) et Mohoric (souvent) achevaient leur escapade, rejoints par une petite troupe (Gaudu, Elissonde, Latour, etc.), et nous entrâmes dans cette zone d’élévations historiques propices d’ordinaire aux boursouflures de style. A l’arrière, les Ineos rythmaient l’ascension d’un peloton réduit à l’os. Il n’y eut aucune dramaturgie ; juste de l’accumulation de souffrance ; et la vaine tentative d’échappée de Gaudu. Le chronicoeur, d’expérience, se souvint que les circonstances du Tour, tragiques ou héroïques, furent toujours autant d’occasions de célébrer l’ode des forçats, à condition d’en comprendre le réel afin d’aller à l’idéal – pour paraphraser Jaurès.

Car tout commença très mal, au petit matin, à Pau. Nous furetâmes au Village Départ, à la recherche impossible de quelques paroles de cyclistes encore vivants à la passion, quand la rumeur nous rattrapa comme une traînée de poudre: l’équipe Bahrain-Victorious avait reçu, la veille au soir à son hôtel, une visite surprise sous la forme d’une perquisition menée par les gendarmes de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp). Scène assez habituelle dans le cyclisme, direz-vous. Pourtant une première dans cette édition, qui nous renvoyait aux pires années. Le parquet de Marseille confirma qu’une enquête préliminaire était ouverte «des chefs d'acquisition, transport, détention, importation d'une substance ou méthode interdite aux fins d'usage par un sportif sans justification médicale». Les responsables de l’armada furent contraints de communiquer. «Il n’y a rien de spécial, nous avons eu une visite de la police, ils ont demandé les fichiers d’entraînement, ont vérifié le bus et c’est tout, précisa le manager de la formation, Milan Erzen. Ils ont dérangé les coureurs pendant une heure.»

Les autorités «se pencheraient sur le cas de cette équipe depuis l’année dernière», selon une source recueillie par l’Humanité, pour laquelle «il y a sûrement des éléments tangibles pour convaincre un procureur de réaliser une perquisition en plein Tour». Le chronicoeur ne ria pas sous cap, mais ne montra aucun étonnement devant ce nouveau déferlement de soupçons. La surpuissante Bahrain, irrésistible depuis le mois de mai, occupe en effet la première place du classement par équipes de cette Grande Boucle. Pour mémoire, elle y a déjà remporté deux victoires d'étape: le champion de Slovénie Matej Mohoric dans la septième, son équipier belge Dylan Teuns dans la huitième, au Grand-Bornand. Sonny Colbrelli, champion d'Italie au profil de sprinteur, s’illustre fréquemment dans les pentes, comme à Tignes où il prit la troisième place devant bon nombre de grimpeurs. Tout comme Wout Poels, qui lutta pour le maillot à pois jusqu’à Luz Ardiden. Sans parler de l'Ukrainien Mark Padun, vainqueur des deux dernières étapes du Dauphiné, en montagne, début juin. Ou de l’Italien Damiano Caruso, deuxième du général du Giro, fin mai. Des performances jugées «stupéfiantes» par certains observateurs ou directeurs sportifs actuels.

Les allusions fusaient depuis le départ de Brest et le chronicoeur se rappela que Bahrain est l'une des neuf équipes participant au Tour qui ne fassent pas partie du Mouvement pour un cyclisme crédible (MPCC), lancé en 2007 sur la base du volontariat, qui réclame à ses adhérents de respecter des règles plus strictes que celles en vigueur. Ultime mise en abîme bien utile à la compréhension – ou non – de l’épreuve en cours: parmi les neuf non-membres du MPCC figurent plusieurs des escadrilles les plus performantes du peloton, entre autres UAE, dont le leader slovène Tadej Pogacar porte le paletot jaune, Ineos, Jumbo et Deceuninck, ainsi que BikeExchange, Astana, Movistar et Trek…

Il était 16h50, quand il nous fallut revenir dans la légende. Par de basses températures, les 144 rescapés affrontèrent la brume et la montée terminale de Luz Ardiden (HC, 13,3 km à 7,4%). Dans ces rampes mortifères, nous assistâmes à une modeste course de côte par élimination (Uran, Lutsenko, Gaudu, Poels, Martin, O’Connor, etc.). Puis Tadej Pogacar accéléra, s’isola avec Carapaz, Vingegaard, Mas et Kuss, avant d’enfoncer le dernier clou de son hégémonie absolue. Il signa sa troisième victoire d’étape et enfila définitivement trois maillots distinctifs (jaune, jeune, grimpeur). Seul au monde, le gamin de 22 ans.

Ce fut là, sous les cieux pyrénéens, que le Chronicoeur ressortit une photo sépia de ses archives, tel un talisman qui ne quitte jamais sa valise de Juillet. Il revit Octave Lapize, en 1910, escaladant à pied les derniers hectomètres du Tourmalet, lui le premier cycliste à le vaincre, tractant à la force des bras un vélo d’ancêtre sur un chemin terreux et caillouteux nommé «le Cercle de la Mort». Devenu sergent et pilote d’avion, il tomba le 14 juillet 1917, lors de la grande Boucherie. Ce jeudi, alors que la patrouille rôdait sur le Tour, les coureurs avaient traversé Lourdes deux heures plus tôt. Aucun ne s’arrêta pour brûler un cierge. 

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 16 juillet 2021.]

mercredi 14 juillet 2021

Pogacar, Portet par la montagne

Dans la dix-septième étape, entre Muret et Saint-Lary-Soulan, au sommet du col du Portet (178,4 km), victoire du maillot jaune Tadej Pogacar. Le Slovène règne sur l’épreuve, même s’il n’a pas réussi à décramponner Vingegaard et Carapaz.

Saint-Lary-Soulan, col du Portet (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.

Et nos héros de Juillet se transportèrent dans un espace-temps souverain, avançant muets dans le froid à mesure qu’ils cheminaient vers les crêtes ourlées de teintes de roses noires, tandis que grondaient des nuages crayeux. Nous traversâmes les contreforts pyrénéens délavés, avant de laisser place au langage des escaladeurs qui s’élabore toujours sur de fermes fondations. Des cimes brumeuses déchiraient l’horizon et le ciel se tenait si bas que la confiance elle-même s’effrangeait en déraison. Quelque chose dans l’air nous fit ressentir comme une pesanteur apeurée, au fil de cette dix-septième étape, entre Muret et Saint-Lary-Soulan (178,4 km). Le format atypique du parcours avait surtout valeur de cadeau empoisonné, en ce jour de Fête nationale, embrigadés que nous fûmes par le défilé des Champs – quatre jours avant celui des forçats.

Imaginez un peu. Les 115 premiers kilomètres étaient totalement dépourvus de difficulté. Sauf que, après Bagnères-de-Luchon (km 113), la route allait s’élever pour entrer dans une zone de tourments telluriques d’à peine soixante kilomètres. D’abord, le col de Peyresourde (première catégorie, 13,2 km à 7%). Puis celui de Val Louron-Azet (première cat, 7,4 km à 8,3%). Et enfin, le Portet, l’un des points d’orgue extrêmes de cette édition (HC, 16 km à 8,7%, 2215 m), quand, dans l’ultime montée, par les pentes les plus raides du Pla d’Adet, contre la falaise, l’oxygène se raréfie sur les 1400 mètres de dénivelé, pour aller quérir le graal du Portet, avec ses passages à plus de 11%. «Le plus dur des cols pyrénéens, il n’a rien à envier au mythique mont Ventoux», selon Thierry Gouvenou, traceur-en-chef de l’épreuve. L’heure prométhéenne des ascensionnistes venait de sonner, pour un effort terminal d’une rare brutalité.

Si originellement la montagne offre une revanche aux cyclistes sans chair, aimantant leurs corps évidés desquels il ne reste plus grand-chose, la petite histoire retiendra que, avant de dévorer le triptyque en enfer et en élévation, le premier attaquant du jour s’appela Pierre Rolland, et bien qu’il dût vite rentrer dans le rang, quatre de nos compatriotes, drapeau au vent, prirent le relais du 14 Juillet au sein de la «bonne» échappée en forme de vélorution: Godon, Turgis, Perez et Chevalier, flanqués de Postleberger et Van Poppel. Ce fut à ce moment précis d’éphémères gloires tricolores que le chronicoeur, habité d’antiques mémoires, se souvînt que le Tour avait finalement survécu «dans les proses de couleurs, allant à la cocarde, allant au Front popu, flânant à deux idées», comme l’écrivit Philippe Bordas, qu’il «s’y pratiquait un français non pollué, hors du temps, fiancé aux tournures acides de l’usine et du champ – un parler suspendu.» Impossible aujourd’hui encore de demeurer sourd à la grande rumeur de cette République du Tour, à cet Etat dans l’Etat malgré ses anachronismes, à moins peut-être de cultiver quelque vieille haine de classe, relent d’un art authentiquement populaire mal digéré que la sous-parlure télévisuelle a dénaturé jusqu’à l’artefact.

Les mélèzes ressemblaient à des spectres avec leurs manteaux d’aiguilles voûtés par l’humidité et les 144 rescapés (Kruijswijk renonça en chemin) entamèrent le long mano à mano avec la fébrilité des à-pics, créant leur propre style sous l’égide de la peur, se construisant sous l’empire du processus de destruction lente. Le peloton donna faussement l’impression de se désintéresser des fuyards, qui voguaient à plus de huit minutes à l’amorce du col de Peyresourde. Mais soudain, le souffle de l’épopée procéda de la procession, dans les valeurs immanentes du sol et du déracinement. Les coureurs se rendirent à la souffrance pour la souffrance, absorbés dans sa tautologie panoptique. Le rythme s’accéléra, pour ne plus jamais mollir. Un quatuor faussa compagnie au groupe maillot jaune (Latour, Gesbert, Quintana et Poels), signant le début de la bataille. A mesure que les températures chutaient avec l’altitude, l’avance des «baroudeurs» fondit, plus encore dans la rampe de Val Louron-Azet où, à l’avant, ce fut chacun pour soi entre les deux derniers français vivants – Pérez en tête, Godon en chasse. Jusqu’à l’hallali.

Lorsque survînt le sacrifice final du Portet, le plus haut col des Pyrénées françaises noyé de brume et envahi par une foule considérable, nous assistâmes à une sorte de fracas sélectif dans des lacets mortifères, interminables. Godon puis Pérez tombèrent les armes à la main, héroïques. Emmené par ses équipiers jusqu’à mi-col, Tadej Pogacar écréma certains prétendants sans même libérer les watts (Mas, Martin, Lutsenko, Uran, etc.). Puis le Slovène dégoupilla, une fois, deux fois, emmenant dans sa roue les seuls Jonas Vingegaard (impressionnant) et Richard Carapaz (grimaçant mais truqueur). Nous eûmes le sentiment frustrant que le tenant du titre élargissait le panorama de ses possibilités, qu’il parachevait une forme d’hégémonie, voulant d’un geste minuscule régenter la concurrence et décider du podium. Enfin, quand Carapaz osa l’attaque, Pogacar les crucifia sur la ligne d’arrivée, laissant des exténués sous ses roues. Notons que David Gaudu, admirable, échoua à la quatrième place.

En regardant le gamin Pogacar, 22 ans, se tenir dans l’entrebâillement d’une porte moins imaginaire que prévue, le chronicoeur imagina Proust sur les routes du Tour: «Ce n’est jamais qu’à cause d’un état d’esprit qui n’est pas destiné à durer qu’on prend des résolutions définitives.» Lui aussi s’y connaissait côté gestion du temps souverain. 

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 15 juillet 2021.]

mardi 13 juillet 2021

Ceux qui se mouillent, ceux qui attendent

Dans la seizième étape, entre Pas de la Case et Saint-Gaudens (169 km), victoire de l’Autrichien Patrick Konrad (Bora). Les favoris du Tour se sont totalement désintéressés de la gagne, déjà tournés vers les deux dernières étapes des Pyrénées.

Saint-Gaudens (Haute-Garonne), envoyé spécial.

Et le surplomb vacillant s’annonça assez dantesque. Lorsque les 145 rescapés quittèrent le Pas de la Case, cette agglomération de la paroisse andorrane d’Encamp jouxtant la frontière avec la France, le froid mordait tellement les mollets de nos forçats de Juillet qu’ils s’étaient habillés comme pour une sortie d’entraînement en plein hiver. Le départ fictif se déroula donc à plus de 2000 mètres, mais l’originalité de ce début d’étape fut cette longue descente vers le kilomètre 0, situé à plus de dix-neuf bornes. Les coureurs s’arrêtèrent d’ailleurs peu avant pour se changer et se dépouiller de leurs vêtements chauds. Et quand enfin le drapeau s’agita pour les libérer, le chronicoeur avait encore la tête dans les nuages ourlés de pluie, et les impressionnantes brumes qui restaient couchées dans les lacets nous rappelèrent que cette seizième étape, entre le Pas de la Case et Saint-Gaudens (169 km), ne serait pas une partie de plaisir. En ajoutant des conditions climatiques épouvantables aux trois grands cols répertoriés du jour, la déesse Pyrène décida de corser l’affaire.

Délesté de deux non-partants (Amund Grondahl Jansen et Vicenzo Nibali), le peloton et les chasseurs de pois devaient en effet affronter les cols de Port (deuxième cat.), de la Core (première cat.) et du Portet-d'Aspet (deuxième cat.), auxquels il conviendrait d’ajouter la côte d'Aspret-Sarrat, un mur de 800 mètres placé à sept kilomètres de l'arrivée. Un profil pour «baroudeurs», à priori, au lendemain du repos en Andorre, durant lequel Tadej Pogacar vint de nouveau s’exprimer devant la presse. Nous eûmes l’étrange impression d’assister à la même scène qu’une semaine plus tôt, à Tignes. Venu narrer son état d’esprit à quelques encablures de son triomphe annoncé sur les Champs-Elysées,  le Slovène dut en vérité s’expliquer, une nouvelle fois, sur ses performances. Autant de scènes de mise en abîme et de justification qui nous ramenèrent au moins une bonne décennie en arrière, sinon plus...

Le Slovène assura «comprendre» les questions soulevées par sa ballade de santé depuis sa prise de pouvoir au Grand-Bornand et l’écart abyssal, plus de cinq minutes, creusé par rapport à ses suivants (Uran-Vingegaard-Carapaz). Face aux doutes exprimés ça et là, Pogacar déclara: «Je ne suis pas en colère. Ce sont des questions inconfortables car l'histoire du cyclisme n'a pas été rose, mais je comprends totalement pourquoi il y a toutes ces questions, mais je n’ai rien préparé pour y répondre. J'aime monter sur mon vélo et peu importe ce que ça implique, je l'accepte. Tout ce que je peux faire pour répondre à ça, c'est parler avec mon coeur et dire que je viens d'une bonne famille qui m'a bien éduqué et ne m'a jamais appris à prendre des raccourcis.» Interrogé sur ses données de puissance (enregistrées depuis un capteur quotidien), le maillot jaune certifia par ailleurs qu’il n’envisageait pas de les rendre publiques, ne voulant pas «révéler des secrets commerciaux». «J'aimerais bien le faire, ajouta-t-il, je le ferai peut-être un jour, mais je ne sais pas si cela changerait quoi que ce soit. Pour gagner le Tour, il faut produire un maximum de watts, c'est tout. Publier mes données pourrait avoir une influence sur les tactiques de course, car mes adversaires verraient ce dont je suis capable dans certaines situations. Je ne pense pas que cela me serait bénéfique.» Circulez, circulez, les fameuses données demeureront aussi secrètes que la recette du Coca-Cola.

Sur le plan sportif, Tadej Pogacar confirma néanmoins qu’il était passé «en mode défensif»: «Je cours au jour le jour. Mais si j'ai une occasion de prendre du temps à mes adversaires, c'est bon à prendre. Il suffit d'une mauvaise journée pour que n'importe quelle étape soit compliquée ou décisive.» Celle de ce mardi, piégeuse et rendue dangereuse par les averses incessantes, alors que la bonne échappée mit du temps à se dessiner vraiment après de multiples tentatives, n’était rien comparée aux deux morceaux de bravoure à venir, toujours dans les Pyrénées. Mercredi, pour notre fête nationale: de Muret au col du Portet, au-dessus de Saint-Lary-Soulan, la 17e étape traversera longuement la plaine du Piémont pyrénéen, via les cols de Peyresourde et du Val Louron-Azet, avant l'ascension finale longue de 16 kilomètres à 8,7% de pente moyenne. Jeudi : pour sa dernière journée en montagne, la Grande Boucle présentera deux montées classées hors catégorie, ultime offrande aux grimpeurs, d'abord le vénérable Tourmalet (17,1 km à 7,3%), puis les 13,3 kilomètres (à 7,4 %) menant à Luz-Ardiden, au-dessus de la bourgade de Luz Saint-Sauveur, où l'impératrice Eugénie aimait à séjourner au XIXe siècle. De quoi enfoncer définitivement le Tour (suivez notre regard), ou le renverser (mais qui?).

En route vers Saint-Gaudens dans cette longue traversée de l’Ariège vers la Haute-Garonne, trois fuyards prirent les devants à 80 kilomètres du but (Juul-Jensen, Bakelants et Doubey) et vinrent à bout de la désorganisation du peloton. Un crachin presque breton continuait de s’époumoner, tandis que les parapluies emportaient les foules sous un ciel grisâtre et dévasté. Nous repensâmes aux propos de Julian Alaphilippe, la veille, qui avouait: «Je m'attends toujours à ce que le Tour représente trois semaines de souffrance, mais c'est particulièrement dur cette année.» Alors que 39 coureurs ont déjà abandonné, le champion du monde y voyait «un mélange de beaucoup de raisons»: «La nouvelle génération est très forte et portée sur l'attaque. En plus, pendant la première semaine, Mathieu van der Poel roulait comme s'il allait rentrer à la maison le lendemain. Pour ma part, j'ai couru comme j'aime le faire, je me suis fait plaisir, et je suis très heureux d'avoir remporté la première étape et porté le maillot jaune. Tout ce qui est pris n'est plus à prendre.»

Avant même le col de la Core, un groupe de poursuivants se détacha (Gaudu, Colbrelli, Matthews, Aranburu, Skujins, Konrad, Bonnamour, Rota, Wright, Cosnefroy et Périchon). Le peloton rendit les armes et eut le temps de jeter un œil sur le point de vue exceptionnel sur les vallées de Bethmale et du Haut Salat. Lieu de mémoire, ce col ariégeois est le point de départ de randonnées, par le «chemin de la liberté», utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale pour fuir l’occupation allemande et par des aviateurs anglais et américains qui cherchaient à rejoindre leur pays.

Il nous fallut attendre le col de Portet-d’Aspet – où mourut Fabio Casartelli en 1995 – pour assister à une bataille dans la détrempe des reflets mécaniques, tandis que le peloton maillot jaune, pointé à plus de quatorze minutes, se désintéressait du sort de la victoire. Parti en solitaire, l’Autrichien Patrick Konrad (Bora) dévora toute la montée, pris en chasse par Gaudu et Colbrelli, lancés dans une courte mais vaine opération de survie, tous deux rejoints dans la descente à tombeau ouvert par Matthews, Skujins, Périchon, Aranburu, Baketlants, Rota et Bonnamour. Résistant à tout, au vent et à la côte d’Aspret-Sarrat, le champion d’Autriche, 29 ans, qui termina septième du Giro en 2018 et huitième en 2020, décrocha un premier triomphe de prestige dans les rues de Saint-Gaudens, tout à-côté de l’ancien circuit automobile de Comminges. Pour l’anecdote, signalons que les onze cadors du classement général se détachèrent dans la dernière bosse, façon neutralisation.

Les mains dans le vague, battu par les bourrasques et les yeux encore tournés vers l’horizon, le chronicoeur cligna des yeux. Juste un léger éblouissement mélancolique, en attendant le prochain surplomb vacillant. 

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 13 juillet 2021.]

dimanche 11 juillet 2021

Sous l’ombre portée de Pyrène

Dans la quinzième étape, entre Céret et Andorre-la-Vieille (191,3 km), victoire de l’Américain Sepp Kuss (Jumbo). Les coureurs ont franchi quatre cols, dont le toit du Tour, le Port d’Envalira (2408 m). Le maillot jaune a été attaqué, en vain. Guillaume Martin a cédé.

Andorre-la-Vieille, envoyé spécial.

Brutale transition philosophico-psychologique. Au petit matin, le chronicoeur tout guilleret se promenait encore dans la magistrale vieille ville de Céret, en Catalogne française, le nez au vent, les yeux envieux bordés de reconnaissance pour cette pause élégiaque, cheminant quelques instants sous les platanes, non loin du couvent des Capucins, se glissant de ruelles en ruelles pour humer l’âme locale et l’ardeur des combats, imaginant revisiter le musée d’Art moderne, puis cheminant jusqu’à la grande maison aux volets ancestraux où Picasso et Braque, en 1911, défièrent l’ampleur de leurs talents jusqu’à l’explosion de leurs palettes vers l’exaltation du cubisme. Imaginez que, six heures plus tard, portant déjà la plume telle une épée, nous nous installâmes au cœur d’Andorre, ses décors de carton-pâte, ses banques et ses empires défiscalisés («notre raison d’être», lit-on à l’entrée de la ville), ses enseignes livrées au consumérisme absolu où s’abrutissent des badauds venus là pour dépenser leurs euros et assourdir leur morale supposée, sans parler de ces cyclistes qui y ont élu domicile (Alaphilippe, Martin, Yates, O'Connor, Gesink ou Elissonde). Seul les routes de Juillet imposent à ce point le goût de la désorientation extrême, offrant à ceux qui les honorent un passé, un présent et un à-venir toujours accessible à la pensée. A la condition de n’aspirer à notre Tour que pour rejoindre en silence cet amour ultime qui manque à certaines passions.

Voilà ce que nous ressentîmes, ce dimanche, lors de la quinzième étape entre Céret et Andorre-la-Vieille (191,3 km). Car fort heureusement, avant de rejoindre tambour-battant la principauté de pacotille, nous nous perdîmes un temps dans les lacets des cols pyrénéens d’une splendeur ensauvagée, comme pour ressusciter quelque chose de hautement supérieur capable d’embellir notre amour du vélo à l’heure de savourer la tragédie des cimes. Bercée d’antiques ondes de choc, l’entrée dans cette haute montagne-là signifiait que le Tour des tréfonds atteindrait inévitablement une forme de surgissement insoupçonné, mais d’une intensité enfantée par la noblesse de des lieux d’éloquences faibles. Dès l'entame de cette première virée pyrénéenne en enfer, le maillot jaune Tadej Pogacar et les 148 autres rescapés (avant l’abandon de Nacer Bouhanni) affrontèrent le col du Fourtou, une ascension non répertoriée, puis enchaînèrent avec la montée Saint-Louis (première cat., 8,4 km à 5,7%). Un énorme groupe d’une trentaine d’unités s’était détaché très tôt (parmi lesquels De Gendt, Van Aert, Kuss, Kruijswijk, Nibali, Gaudu, Porte, Martin, Alaphilippe, Valverde, Quintana, Latour, Bonnamour, etc.). L’heure sonnait pour les fiévreux et autres rêveurs d’altitude.

Quand les fuyards plantèrent leurs roues –  avec dix minutes d’avance – dans l’interminable double-ascension du col de Puymorens (5,8 km), simple rampe de lancement vers le Port d’Envalira, toit de cette cent-huitième édition (première cat., 10,7 km à 5,9%, 2408 m), ce fut un théâtre propice à l’explosion de la vue. Les à-pics alentours cisaillaient le profond d’un ciel bleu à peine ourlé de légers nuages blancs, sous une chaleur si étouffante que trouver souffle réclamait sacrifice. Les esprits pâlirent, les corps s’affaissèrent d’usure, liquéfiés sur l’asphalte. Et puisque le moment des ascensionnistes sonnait vraiment, offrant une revanche aux hommes décharnés, nous nous posâmes trois questions. L’un des échappés l’emporterait-il? Tadej Pogacar subirait-il les assauts coalisés de ses quatre poursuivants, Martin-Uran-Vingegaard-Carapaz, jusque-là tous cantonnés à la lutte pour le podium final? Pour apprendre quelque-chose d’inédit, faudrait-il attendre l’ultime grimpette, le terrifiant col de Beixalis (première cat., 6,4 km à 8,5%), puis la descente vers Andorre pour quinze kilomètres de cavalcade?

Avec les mots de René Char en tête, «ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience», nous n’eûmes aucune réponse dans la montée d’Envalira, malgré la rareté de l’oxygène et un violent vent de face. Hors l’écrémage classique, autant à l’avant qu’à l’arrière, les positions se figèrent. Alors, tout en observant Chris Froome une nouvelle fois à la dérive, nous patientâmes, mais dieu merci, le grand livre des Illustres qui tapisse notre mémoire se déploya comme par miracle au bon chapitre: nous repensâmes à notre Maître, Jacques Anquetil, le 6 juillet 1964, quand il plongea dans cette maudite pente, défaillant, habité par des «pensées négatives», et faillit tout perdre au lendemain d’un méchoui fortement arrosé de sangria.

L’affaire s’éclaira – en partie – dans l’escalade étroite de Beixalis. Et Carapaz, puis Vingegaard, puis Uran tentèrent de piquer Pogacar. Ce dernier contrôla ses adversaires avec une aisance confondante – jusqu’à neutralisation des velléités. Guillaume Martin, lui, avait cédé depuis longtemps, avant de craquer méchamment. Il perdit plus de 3 minutes sur la ligne d’arrivée et dégringola du podium. A l’avant, parmi les échappés, l’Américain Sepp Kuss (Jumbo) se détacha et résista au retour d’Alejandro Valverde, au prix d’une descente à tombeau ouvert, et vint s’imposer. L’épopée versifiée de Juillet fut jadis une épreuve d’endurance de l’extrême élévation, elle est devenue un exercice de résistance en intensité sélective. La race des grimpeurs en tant que genre semble avoir disparu. Sous l’ombre portée de ces montagnes, écrasé par l’Histoire et la déesse Pyrène, le chronicoeur éprouva comme une impression de mécontentement.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 12 juillet 2021.]

samedi 10 juillet 2021

A l’horizon des contreforts pyrénéens

Dans la quatorzième étape, disputée au pied des Pyrénées entre Carcassonne et Quillan (183,7 km), victoire du Néerlandais Bauke Mollema (Trek). Ce dimanche, le peloton franchira le toit du Tour, le Port d’Envalira (2408 m). Pogacar sera-t-il attaqué ?

Quillan (Aude), envoyé spécial.

Le regard errant à l’horizon des choses, nous quittâmes la Cité médiévale de Carcassonne en nous disant que – décidément – le Tour continuait de nous troubler en tant que genre unique. Chaque jour recommencé, la plus ordinaire des aventures de l’extrême nous parle d’un pays proche et d’un monde lointain, étonnante fabrique de désorientation spatio-temporelle. En cette quatorzième étape, qui nous embarquait encore plus au sud, vers Quillan (183,7 km), nous nous convainquîmes que le profil s’offrirait nécessairement à un «baroudeur». Voyage aussi bucolique qu’historique dans les contreforts pyrénéens de l’Aude et de l’Ariège, jusqu’aux vallonnements du Razès qui ne furent pas sans nous rappeler les collines toscanes.

Aucun répit pour le peloton qui, dès le départ, s’ébroua en intensité phénoménale dans cette quête quotidienne du «bon coup». Au matin, manquaient néanmoins à l’appel deux coureurs et non des moindres, le Danois Soeren Kragh Andersen, qui présentait des signes de commotion cérébrale, et le Français Warren Barguil, l’un et l’autre victime de la terrible chute collective de vendredi. Aussi, lorsque nous grimpâmes jusqu’au site emblématique du catharisme, au pied du «pog» de Montségur (deuxième cat., km 89), théâtre d’un terrible bûcher en 1244, nous comprîmes que les 149 rescapés vivraient une nouvelle journée de feu, sous une belle chaleur estivale, vingt-quatre heures avant de retrouver la haute, très haute montagne, et ses sortilèges d’à-pics.

A l’ombre portée des pré-cimes, malgré d’infinies poches nuageuses assez crayeuses, nous tentions de disséquer le langage des bagarreurs-aventuriers qui s’élaborent toujours sur des soubassements solides – courage, abnégation, souffrance, sacrifice de l’inutile. Cinq fuyards avaient longtemps poursuivi leur éreintante aventure: Kristian Sbaragli, Maxime Chevalier, Anthony Turgis, Jonas Rickaert et Toms Skujins. Jamais nos valeureux n’obtinrent l’imprimatur céleste, encore moins celle des armadas, sans que nous sachions bien si ces dernières se trouvaient coalisées pour un éventuel dessein commun, ou totalement désorganisées par la furie des attaquants en son sein. Quoi qu’il en soit, peu après le sprint intermédiaire, jugé à Lavelanet, les fugitifs éphémères furent dévorés par le long serpent multicolore, vite renvoyés au rang d’héroïques anonymes. Impitoyable réalité.

Et tout changea. Quand nous traversâmes le col de la Croix des Morts (deuxième cat., km 110), puis la côte de Galinagues (troisième cat., km 126), puis les sublimes gorges de Saint-Georges (km 145), où l’Aude ancestrales a érodé le calcaire à son passage à travers les barres karstiques des Pyrénées, la «bonne» échappée forgeait sa volonté «à la dure» depuis une petite heure. Un joli groupe en vérité, qui mit du temps à se composer, avec quelques noms prestigieux (Poels, Cattaneo, Woods, Martin, Higuita, Konrad, Fraile,  Chaves, Mollema, Rolland, Pacher, Madouas, etc.). Après avoir admiré le spectaculaire viaduc de l'Escargot, en forme de colimaçon, il nous fallut attendre le col de Saint-Louis, bien trop pentu aux routiers-sprinteurs (4,7 km à 7,4%), pour se convaincre qu’un éclaireur l’emporterait. Du groupe de tête, l’expérimenté Néerlandais Bauke Mollema (Trek), 34 ans, s’était envolé en solitaire, sans faillir, franchissant l’ultime difficulté et les dix-sept bornes restantes avec l’ardeur du finisseur. Il vint quérir une victoire de prestige – la deuxième de sa carrière sur la Grande Boucle – dans les rues de Quillan, ville-étape inédite (3.300 habitants) qui fut jadis capitale de la chapellerie, mais également championne de France de rugby en 1929 au prix d’une épopée guerrière mémorable. Côté bataille acharnée, signalons au passage que le Français Guillaume Martin (Cofidis), à l’avant, réalisa une noble opération en récupérant plusieurs minutes au groupe maillot jaune, se replaçant ainsi à la deuxième place du général, à quatre minutes de Pogacar. De quoi frétiller par anticipation…

En cet instant de bout de carte postale présentant tous les atours de la mélancolie, le chronicoeur se projeta dans le futur, mû par la seule impatience. Car ce dimanche, entre Céret et Andorre-la-Vieille, à la veille d’une journée de repos, le peloton franchira le « toit » du Tour, le Port d’Envalira (2408 m), dans une étape qui comportera trois autres difficultés majeures, dont le col de Beixalis et ses passages à 16%, avant de plonger vers l’arrivée pour huit kilomètres de folle descente. «Le contraste sera terrible entre les deux parties de l’étape, prévient Thierry Gouvenou, traceur-en-chef de l’épreuve. Beixalis, c’est extrêmement raide, la pente ne permet pas de garder un rythme régulier et on peut facilement prendre un éclat. La route est étroite, la descente hyper technique et l’arrivée jugée à son pied. Bref, c’est une fin d’étape piégeuse qui peut provoquer des écarts.»

Le moment des ascensionnistes sonnera et si d’ordinaire la montagne offre une revanche aux hommes sans chair, attirant les corps évidés, nous n’avions ici-et-maintenant qu’une question en tête: Tadej Pogacar sera-t-il attaqué? Ou plus exactement: l’impression de « faiblesse » (toute relative) entrevue dans le Mont Ventoux trouvera-t-il confirmation ou, au contraire, ne fut-ce qu’une stratégie de « gestion » de la part du maillot jaune ? Les Uran, Vingegaard, Carapaz ou Martin, tous renvoyés à plus de quatre, cinq minutes au général, oseront-ils la grande baston, si possible à plusieurs, pour déboulonner le Slovène, ou se contenteront-ils de dépouiller leurs carcasses pour des places sur podium des Champs-Elysées?

En 2016, dans le final d’une étape empruntant pour la première fois le col de Beixalis, la caravane avait subi les assauts d’un orage mémorable, laissant des troupes rincées, ruinées et clairsemées dans des pentes fascinantes rendues à la sauvagerie. Seul le récit importait alors. Celui par lequel le Tour catapulte ou brise des destins, quand les «forçats tirent de toute leur force quelque chose d’invisible», comme l’écrivait Albert Londres, afin de se hisser vers les sommets. Là où se portaient déjà nos regards – à l’horizon des choses.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 10 juillet 2021.]

vendredi 9 juillet 2021

Cavendish porte l’estocade

Dans la treizième étape, entre Nîmes et Carcassonne (219,9 km), victoire du Britannique Mark Cavendish (DQT), qui égale le record de victoire de Merckx (34). Des arènes nîmoises à la cité médiévale, nous avons visité l’Histoire locale, en assistant à la mise à mort d’une échappée.

Carcassonne (Aude), envoyé spécial.

Au petit matin, grignotant des croquants Villaret (gâteaux secs), il fallut se poser quelques instants devant les arènes de Nîmes, regarder posément l’horizon comme on scrute le passé pour prendre conscience que le Tour, désormais définitivement accroché au sud avant le final des Champs-Elysées, basculait définitivement dans sa dernière partie. Le film à l’envers important peu à l’heure de la treizième étape, une longue transversale d’est en ouest entre Nîmes et Carcassonne (219,9 km), le chronicoeur s’arrima d’abord aux souvenirs de ferias, pour jamais mémorables et ambigües, en la patrie de Simon Casas. Derrière ces blocs de pierres illustres marquées par le sang noir des sacrifices, édifiées au Ier siècle de l’empereur romain Antonin Le Pieux, lui-même enfant de la cité antique, nous entendions les rumeurs de gloire des toreros se propager. Celles des frères Nimeño I et II, celles de Marie Sara, tandis que surgissaient à la volée les exploits d’El Juli, d’Enrique Ponce, et surtout de José Tomas qui, ici-même, en 2012, coupa onze oreilles et une queue en affrontant six taureaux en solitaire, puis sortit triomphant par la porte des Consuls, sous les vivats des aficionados qui ne dormirent plus pendant des nuits entières.

Cheminant depuis le Gard vers l’Hérault et l’Aude, il était temps de remettre de l’ordre à ses vieilles obsessions – sans aller jusqu’à imaginer quelques mises à mort spectaculaires. En traversant le merveilleux village médiéval de Sommières (km 20), établi sur les rives du fleuve le Vidourle surmonté d’un pont romain unique en son genre (l’un des rares édifices de cette époque dans cet état de conservation), nous jetâmes un œil sur les forteresses du château, théâtre de la Guerre des Religions, comme celle des Camisards, où les protestants furent emprisonnés en masse. Lieu furtif d’histoire. La caravane passa, vite, très vite, tout à son petit commerce, d’autant que l’échappée du jour venait de se former en présence de trois courageux, Sean Bennett, Pierre Latour et Omer Goldstein. Un vent maléfique – mais coutumier sur ces tronçons de l’arrière pays méditerranéen – ruait dans le peloton et nous crûmes qu’il serait à nouveau cisaillé, comme jeudi. Mais la grande troupe resta assez passive, adoubant provisoirement nos fuyards.

Nous savions la route longue et les 2000 kilomètres déjà symboliquement parcourus depuis Brest par les 154 rescapés (durant cette treizième étape), essentiellement sous la pluie et par grand froid avant le sud, à un degré d’intensité phénoménal, témoignaient que nos forçats avaient vu du paysage en y laissant pas mal de leurs ressources physiques et mentales. L’épopée de Juillet fut jadis une épreuve d’endurance de l’extrême, elle est devenue un exercice de résistance en intensité sélective. A dire vrai, en pointant les forces toujours en présence, nous voyions mal comment les équipes de sprinteurs trouveraient l’énergie de contrôler les événements sur un profil faussement « plat », alors que, la veille, elles n’avaient pas souhaité s’investir dans cette tâche sur 160 kilomètres. Les baroudeurs du jour parviendraient-ils à imposer leur récit, alors que l’écart se stabilisa autour des trois minutes seulement?

Les scrutateurs distraits regardèrent donc cette cavalcade enfiévrée de chaleur, bercés qu’ils étaient d’ancestrales ondes de choc visuelles. Ainsi, la traversée de Minerve (km 172), cité perchée sur un éperon rocheux formé par les canyons de la Cesse et du Brian, qui convergent à cet endroit dans le reflux des eaux béantes, nous rappela la tragédie associée à la Croisade des Albigeois, proclamée au XIIIe siècle par l’Eglise catholique contre l’hérésie, principalement le catharisme. Par-delà les remparts de Minerve, où périrent sur les bûchers des centaines de suppliciés, nous nous risquions encore et encore à romantiser la conscience des cyclistes.

Car pour nos héros en vadrouille (Bennett, Latour et Goldstein), la mise à mort prévisible se profila hors de toutes arènes ou de maudites forteresses. Quand le peloton porta l’estocade, la scène se déroula précisément juste avant Minerve. Entre-temps, une énorme chute collective mit au tapis une trentaine de coursiers, dont Kragh Andersen, Declercq, Bouhanni, Pedersen, laissant par l’arrière de nombreux retardataires et, dans l’ambulance, Roger Kluge, Simon Yates et Lucas Hamilton, contraints à l’abandon. Une heure plus tard, après une tentative en solitaire de Quentin Pacher, nous assistâmes au sprint (à moitié) attendu. Dans les rues adjacentes de la célébrissime Cité médiévale de Carcassonne, qui fut successivement un site protohistorique, une localité gallo-romaine, une place forte wisigothe, un comté, puis une vicomté, puis finalement une sénéchaussée royale, le Britannique Mark Cavendish (DQT) s’imposa et entra dans une dimension quasi déifiée par certains. Etonnant démiurge, ce «revenant» de nulle part, qui signait là son quatrième succès et, surtout, vînt égaler le record de victoires dans le Tour d’Eddy Merckx: trente-quatre. Qui aurait imaginé cela possible un jour ? Sans doute pas l’intéressé lui-même, après tant d’années de galère, des non-sélections sur la Grande Boucle, une déprime, mais, pour finir, une lente rédemption vers l’ardeur retrouvée.

Y croire, ou pas. Le chronicoeur le sait depuis trente-deux ans : le Tour reste une sorte de religion monothéiste assez prégnante, sans Dieu ni apôtres, sauf quand il s’applique à honorer l’Histoire en tant que genre absolu.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 9 juillet 2021.]

jeudi 8 juillet 2021

Comme portés par les vents

Dans la douzième étape, entre Saint-Paul-Trois-Châteaux et Nîmes (159,4 km), victoire de l’Allemand Nils Politt (Bora). Avant la sublime traversée des gorges de l’Ardèche, l’échappée du jour s’est formée sur plusieurs bordures mémorables.

Nîmes (Gard), envoyé spécial.

Et le chronicoeur, heureux d’être toujours vivant à la passion, ne bouda pas son plaisir. Théâtre en grandeur topographique, que cette douzième étape, entre Saint-Paul-Trois-Châteaux et Nîmes (159,4 km), tel un beau voyage, celui de se redécouvrir à la joie des Illustres. Tous les regards projetés nous arraisonnèrent, comme si ce qui était vu rejaillissait au centuple dans nos cœurs et nos esprits, jamais rassasiés d’un premier jet de stylo d’encre noir. Nouvelle journée mémorable, de bout en bout sur le parcours tel un mandat impératif, bien calé derrière le volant à retrouver les contours réinventés d’une République de salle de fêtes, carte revisitée et chamarrée d’un territoire conquis dans ses bornes et sa splendeur, ses cavités et ses irrégularités, à la rencontre toujours émouvante de ce peuple des bords de route, citadins déracinés des congés payés ou locaux honorés par la visite du patrimoine nationale. Nous allons au Tour comme à la fontaine.

Dans le véhicule de l’Humanité, tandis que la «suiveuse» s’extasiait sur la magnificence stupéfiante de son Ardèche natale empruntée par les gorges, nous traçâmes à grandes expirations des routes sublimes dans les reflets éclatants d’un ciel d’été. Etape vécu «à l’ancienne», comme au temps joyeux où tous les journalistes «suivaient» chaque jour les coureurs – les précédaient le plus souvent – du kilomètre zéro à la ligne finale, sans jamais perdre ni leur inspiration d’adultes ni leur enthousiasme de gamins. Par ces pleins et ces déliés, dans l’apprentissage de notre pays, le pèlerinage du peloton se transforma vite en folie furieuse. Ce par quoi s’inventa l’imagination puisée au creuset de la réalité, nommer autrement: la dure vérité nue de la course.

Rendez-vous compte. Primo, les premiers coups de pédale furent retardés de dix minutes en raison des rafales de vent soufflant sur la ville de départ. Mauvais présage. Secundo, alors que deux kilomètres seulement venaient d’être avalés, les 155 rescapés (Sagan renonça au petit matin) subirent déjà un premier éventail, sous l’impulsion de l’armada de Julian Alaphilippe (DQT). Une bordure, puis deux, trois... Nous ne les comptâmes plus tant la panique généra de la peur. A plus de soixante kilomètres-heures, le peloton se scinda en plusieurs parties, formant autant de lacets éparts comme les bras vivants de la rivière Ardèche que nous longeâmes durant plus d’une heure. Tertio, lorsque nous croisâmes le Pont d’Arc, creusé par le lit des eaux et désormais patrie des canoéistes qui se laissent glisser sous l’Arche en caressant la roche à leur passage, le spectacle toucha au merveilleux. Plein les yeux. A la faveur de la bagarre inaugurale avec Eole, l’échappée fleuve s’était donc formée avec treize courageux (parmi lesquels Henao, Alaphilippe, Küng, Politt, Van Moer, Theuns, Greipel, etc.). Rythme endiablé, jusqu’à quinze minutes d’avance. Farouche volonté, jusqu’à forcer le respect.

Dans sa générosité régénératrice, le Tour en ses trouvailles nous octroyait ainsi cette dose quotidienne de supplément d’âme, de villages en villages, de bourgs en balcons, de torrents en contreforts, mue par cette géographie soumise – à priori – à la nécessité épique de l’épreuve, transformant les rocailles et les terres en autant de personnages incarnés. Sur les tronçons cocardiers de Juillet, les reliefs et les rebords naturalisent l’homme, quand la nature elle-même s’en trouve humanisée. Puisqu’une sorte d’accalmie s’installa en pénétrant dans le Gard, nous songeâmes aux propos tenus la veille par Tadej Pogacar (UAE), titillé puis légèrement distancé au sommet du Ventoux par un gamin à peine plus vieux que lui, le Danois Jonas Vingegaard, 24 ans, qui dût sa participation chez les Jumbo au burn-out de Tom Dumoulin et sa position de «leader» à l’abandon de Primoz Roglic. Le porteur du maillot jaune déclara en effet: «Je n'ai pas pu suivre Vingegaard, il a été super fort, il a mis le paquet, ça a été un peu trop pour moi et j'ai craqué.» Le craquage réel ou supposé du gamin se solda finalement par une opération nulle (pas une seconde de perdu), mais beaucoup découvrirent que le crack slovène était plus «attaquable» qu’imaginé. De quoi tourner les têtes et, dès lors, élaborer quelques plans fumeux en vue des Pyrénées, ce dimanche? Pogacar ajoutait: «J'ai essayé de rester calme. Je n'ai pas paniqué. Au final, c'était une bonne journée.» Un affolement relatif, comme en témoignent encore les cinq minutes d’avance sur ses trois poursuivants au général (Uran, Vingegaard, Carapaz).

Avant le retour de la haute montagne, nous eûmes le bonheur d’assister à la victoire d’un baroudeur, dans les rues de Nîmes, en la personne de l’Allemand Nils Politt (Bora). Les manœuvres du début d’étape avaient ainsi scellé le sort de ce jour en ballade mémorielle. Allez savoir pourquoi. En écrivant ces mots gorgés d’un soupçon d’émotion, le chronicoeur pensa à la «galère» de l’équipe française Groupame-FDJ, découpée en morceaux dès la moitié du Tour, réduite à quatre unités: Armirail, Küng, Madouas et Gaudu, lui-même malade, en grande souffrance. «On va se remettre dans le fil de la course, on veut faire honneur au maillot», répétait Marc Madiot, le manager, tel un sanglot d’espoir, un râle plutôt. Nous voulûmes retrouver le chant des cigales, les odeurs de genets, les sillons bordés de haut talus herbeux et les sentes pavées qui s’enfonçaient étroites et profondes dans la terre des collines d’Ardèche – déjà si lointaines…

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 9 juillet 2021.]

mercredi 7 juillet 2021

Ni dieu ni maître sur le Géant

Dans la onzième étape, entre Sorgues et Malaucène (198,9 km), victoire du Belge Wout Van Aert (Jumbo), rescapé de l’échappée. Après deux ascensions du Mont Ventoux, le maillot jaune Tadej Pogacar a montré un premier signe de faiblesse.

Malaucène (Vaucluse), envoyé spécial.

Et à mesure que la part du diable s’amplifia, celle du cœur se réduisit jusqu’à rabaisser les âmes noires. Vinrent donc se crucifier des pédaleurs fous, rendus à ce moment de la course où tout présage se chargeait d’un sens plus lourd et plus complexe, où l’innocence tangible vibrait du mystère de ce qu’elle cachait. Nous entendîmes la rumeur se propager, déjà dans le souvenir de leurs éblouissements, eux qui agitaient leurs visages par dégoût, sur des lieux qui les hantaient. Des fantômes. Partis de Sorgues avant d’en finir à Malaucène (198,9 km), des blocs de marbre alourdissaient leurs paupières en dedans, qu’ils soulevaient à peine avant de les laisser retomber à chaque pédalé désordonnée. Sur leurs tempes finement veinées, un poids central et magnétique se figea dans la pente. Malgré les chaleurs caniculaires de Juillet, leurs figures palissèrent et attiraient des brumes de sentiments froids. Les vertiges du Ventoux allaient imposer la vérité nue d’un jour d’Histoire. D’autant qu’il fallut le grimper à deux reprises, ce Mont Ventoux de légende, d'abord par la route de Sault, plus longue (22 km à 5,1%, première cat.), puis par Bédoin, plus classique (15,7 km à 8,8%, 1910 m, HC). Pour tout être de raison, rien d’autre que l’angoisse et la peur – et ce frisson périphérique qui tapissait l’intérieur des mâchoires. Ici, il n’y aurait ni dieu ni maître.

Vu de loin, d'où que nous arrivions, du nord, du sud ou d'ailleurs, nous admirions cet espace lunaire paradisiaque qui nous tendait les bras, offrande des dieux oubliés aux hommes d'en bas. Vu de près, les coureurs redécouvrirent ce monde en réduction qui crée toujours des personnages à sa démesure. «J'ai plus souffert dans le Galibier, ou l'Izoard. Mais qui s'en souvient?», confessa Miguel Indurain. Et Eddy Merckx: «C’est un mélange de peur et d’envie. C’est un mythe, et je ne sais pas pourquoi.» Et Raphaël Geminiani: «Par Bédoin, c’est terrible car dans les huit premiers kilomètres, on se sent comme un poisson hors de l’eau. Une fois qu’on quitte le bois, on se dit ‘’ouf ! ça va mieux’’, sauf qu’au sommet le soleil brûle tout ce qui se présente.»

Quand ils s’attaquèrent à ce massif calcaire tondu comme un moine – d’où son surnom, «Mont Chauve» – sur lequel le soleil s'appesantissait, le peloton avait fourni de tels efforts dans le début explosif de l’étape – à l’initiative de notre Julian Alaphilippe, flanqué de trois puis d’une quinzaine d’invités avant dislocation – que nous sentîmes comme l’imminence de drames prévisibles. Ecrasés par l’ombre tutélaire, l’apoplexie les guetta. Il y eut de nombreux abandons (7), des défaillances terrifiantes (Gaudu, Quintana, Lopez, Froome toujours muni d’un vélo, etc.), deux descentes vertigineuses, et un goût de limaille de sueur dans les bouches. Alaphilippe pointa en tête à la première ascension: orgueil, cran et honneur, avant de sombrer. Lors du second arrimage, là où se dessinèrent des étendues dégoulinantes de caillasses blanchâtres plantées en plein ciel de feu, tandis que la brume surgissait soudain, le Belge Wout Van Aert, rescapé de l’échappée, s’envola vers les cimes. Adoubé par le monstre de rocaille, il bascula à tombeau ouvert sur Malaucène et contresigna une victoire de grand prestige.

A l’arrière, nous ne vîmes rien d’effrayant. Juste de l’étonnant. Tadej Pogacar suivit le petit train des Ineos de Carapaz. Dans ce «groupe» maillot jaune réduit à moins de dix unités, manquait Ben O’Connor depuis un moment. Nous nous attendions à un nouveau coup de massue du Slovène. Rien ne vînt. Voulait-il escamoter sa propre légende? Ou s’éviter les railleries du céleste Mont? Pas vraiment, comme le montra l’improbable scène qui suivit. Le Danois Jonas Vingegaard, en quête de podium, attaqua. Pogacar suivit… puis craqua quelque peu. Nous découvrîmes l’homme derrière le gamin de 22 ans, incapable de suivre le rythme, bientôt rejoint par Uran et Carapaz. De quoi réfléchir, dans un avenir accessible à la pensée.

Le Géant de Provence venait de parler. Ce dernier n'est toutefois ni plus raide, ni plus long, ni plus haut que bien d'autres à-pics célèbres. Sans le cyclisme, bien sûr, il ne serait pas cet Himalaya contemporain pour suppliciés. De génération en génération, se narre ainsi le récit d’histoires oniriques et nostalgiques, dans les odeurs de garrigue et de sécheresse des contreforts oblongs balayés par une dizaine de vents répertoriés en rafales, selon les saisons. «Le Ventoux est un dieu du Mal auquel il faut sacrifier», écrivait Roland Barthes, qui s’y connaissait pour impressionner les mémoires en Mythologies. Sur ces chemins transformés en sentiers de randonnée, Pétrarque en personne inaugura l’ascension de cette montagne détachée de la chaîne alpine comme une sentinelle avancée, probablement le 26 avril 1336. Naîtra un fabuleux récit, preuve, pour le poète italien, que cette aventure s’apparentait à une «élévation au-dessus des mortels» qu’il comparait à ce qu’il avait «entendu et lu de l’Athos et de l’Olympe». 

En voyant la première petite faiblesse humaine de Pogacar, ici et nulle part ailleurs, le chronicoeur pensa à Stendhal, à Dumas, à Giono, à Mistral ou Char, fascinés eux aussi par le Mont. Il se remémora que Fernand Kubler y devint fou et y arrêta sa carrière. Il énuméra une oraison sacrée pour Tom Simpson. Il songea enfin à Cioran,  poussant son vélo sur ces chemins terreux. A Blondin, prenant des notes. A Camus, emmitouflé dans son imperméable au col relevé, sur la terrasse ventée de l’Observatoire, tout là-haut. C’était hier, ou demain. Du temps du Général et de l’éternel Traction Avant.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 8 juillet 2021.]