jeudi 28 mai 2020

Objurgation(s)

Michel Onfray, de la déroute à la dérive...

 

Grossier. Le mot «philosophe», dans la définition du Larousse, signifie: «Spécialiste de la philosophie. Qui fait preuve de calme et de sagesse.» Le bloc-noteur ne saurait dire s’il existe une explication psychanalytique à la déroute d’un philosophe, mais, celle de Michel Onfray ne nous étonne plus. Après ses charges contre Freud, après l’éloge de Charlotte Corday, après avoir fusillé une seconde fois Guy Môquet, après l’assassinat (d’une malhonnêteté confondante) de Jean-Paul Sartre, après avoir dénoncé ce qu’il appelle des «messes cathodiques» en faveur des immigrés qui feraient passer le sort des étrangers avant celui des Français qui souffrent, après avoir vanté la possibilité d’une gestion «libertaire du capitalisme» tout en assurant «ne pas être contre le capitalisme», l’auteur du Traité d’athéologie vient de franchir un cap décisif dans l’irresponsabilité. Michel Onfray crée donc une revue. Elle s’appelle Front populaire et devrait paraître en juin. Attention au quiproquo: l’emprunt à la référence historique est, en l’espèce, un détournement de sens assez grossier, une objurgation supplémentaire. Le «front» et le «populaire» d’Onfray, qu’il convient de prononcer en les séparant, comme il le réclame lui-même, ne s’accouplent pas pour honorer la glorieuse mémoire de 1936. Non, ladite revue vise à réunir les «souverainistes des deux rives», ce vieux serpent de mer gluant que d’aucuns nomment l’alliance «rouge-brun», sachant que de rouge il n’y a que du brun clairement affiché ou sournoisement masqué – l’histoire nous l’a assez enseigné. Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers ont déjà répondu favorablement. De bien belles «prises», n’est-ce pas, pour justifier une intention clairement politique. Précisons que les marqueurs supposément «de gauche», en tous les cas d’un certain internationalisme prolétarien, ne nous viennent que du seul Onfray – à condition de lui accorder un reste de crédit. Car les collaborateurs de «Front populaire» vont du RN au Printemps républicain, avec le soutien amusé de la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist, ce qui en dit long sur les velléités identitaristes et nationalistes de l’offensive. Alain Policar, agrégé de sciences sociales et docteur en science politique, réagissait en ces termes, cette semaine, dans une tribune: «Ce clivage entre ‘’eux’’ et ‘’nous’’ s’exprime dans la préférence pour Proudhon contre Marx, telle qu’Onfray la résume : le premier est ‘’issu d’une lignée de laboureurs francs’’ alors que le second est ‘’issu d’une lignée de rabbins ashkénazes’’. On pourrait s’étonner que ces effluves d’antisémitisme ne gênent pas les militants du Printemps républicain, dont la marque de fabrique est sa dénonciation.» 

 

«Rives». De la déroute à la dérive, il n’y avait qu’un pas. Inutile de se convaincre que les balbutiements de certains intellectuels s’inscrivent dans une longue période dont le terme de droitisation n’épuise pas toutes les facettes, mais qui exprime la direction essentielle: elle ne brille pas par son tropisme de gauche. S’acoquiner avec Alain de Benoist, Élisabeth Lévy, Ivan Rioufol, Robert Ménard, l’identitaire breton Yann Vallerie, mais également Philippe Vardon, ancien du Bloc identitaire, sans parler de l’inénarrable professeur Raoult… Michel Onfray connaît sa notoriété, il en joue. Et s’il se revendique en «Zemmour de gauche», qu’y a-t-il de gauche à vouloir réactiver, avec ces gens-là, ce vieux mythe de la réunion des «deux rives»? Non seulement il salit l’idée même de souveraineté – économique ou populaire – mais il nie la réalité d’une gauche républicaine, laïque et antiraciste. Michel Onfray connaît l’Histoire. Il sait pertinemment où vont le conduire ses pas. Son idée de nouvelles «convergences» le propulse sur l’autre rive, celle d’une alliance tacite avec les extrêmes droites au nom d’une sorte de ­Je suis partout du XXIe siècle. Si la philosophie se doit de prendre des risques avec le monde réel, le monde réel de Michel Onfray, désormais dépourvu de bornes, a abandonné la philosophie.

 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 mai 2020.]

jeudi 21 mai 2020

Esprit(s)

L'«après», la révolution de l'esprit...

 

Incantations. Revenons-y, à la question qui nous hante tous et, plus que toutes autres, conditionne une bonne part de nos débats politiques: «l’après» sera-t-il comme avant… mais en pire? Entre les mots en forme d’engagements la main sur le cœur, les postures façon jeu de piste et les serments d’hypocrites, Mac Macron et ses affidés, sans parler de toute la clique des libéraux médiacratiques ayant soudain vu la Vierge, voudraient tous nous donner l’impression qu’ils se sont convertis à un new deal keynésien mâtiné de marxisme-léninisme de haute ­intensité. «Justice», «­partage», «équité»: méfions-nous des incantations et du «plus rien ne sera comme avant» en tant que genre, sitôt transformé en «tout changer pour que rien ne change» – comme l’histoire nous l’a assez enseigné… De ce point de vue, le Figaro, au moins, ne ment pas à ses lecteurs. Dans une tribune à vocation prédictive, Ran Halévi, directeur de recherche au CNRS, nous explique en effet pourquoi «les professeurs de certitudes sur le “monde d’après» vont être démentis. «Au sortir d’une grande crise, écrit-il, l’espoir de savoir tirer les leçons et de faire perdurer l’esprit de sacrifice et les solidarités qu’elle avait cimentés se heurte tôt ou tard à la grisaille des vieilles habitudes et à de nouvelles épreuves.» Comment lui donner tort sur ce point? Mais il ajoute: «Aux vaticinateurs du “rien ne sera plus comme avant, fait écho le peloton des procureurs qui n’ont pas besoin de tout comprendre pour tout expliquer, puisque la crise valide ce qu’ils savent depuis ­toujours. Leur verdict est sans appel : ovation du corps médical qui brave l’épidémie, proscription des responsables qui n’ont pas su la contenir à défaut de l’empêcher. Et, déjà, des associations d’indignés dressent des listes de suspects et commencent à instruire leur procès politique.» Procès politique ou débat politique? En démocratie, la confrontation lucide et parfois violente évite aussi d’avoir à se dire, un jour, que là où n’existe plus l’empreinte mémorielle d’une expérience précédente, le déni peut continuer d’aveugler jusqu’aux mieux avertis… 

 

Incertitude. Comment ne pas être révolté, à l’image de l’écrivain Pierre Lemaître, prix Goncourt 2013, qui déclare: «Alors, je suis très en colère devant ces gens qui, pendant des années, nous ont donné des leçons et nous ont culpabilisés pour se rendre compte aujourd’hui que le service public qu’on réclamait, on en avait besoin, eux en avaient besoin, et la société plus que jamais en avait besoin.» À ce stade, doit-on croire que, non seulement la pandémie de Covid-19 nous rappelle à quel point l’avenir nous échappe, mais qu’elle ouvre potentiellement, malgré tout, la possibilité d’une véritable révolution de l’esprit? Le philosophe Jean-Luc Nancy pense même qu’elle était déjà en germe, avant, et que, face à la menace écologique et aux multiples crises minant les démocraties, les sociétés industrialisées entrevoyaient un inévitable effondrement. «Sans cette révolution de l’esprit, il ne semblait pas envisageable de rompre avec les logiques du calcul et de la production, au sens où le calcul conduit à sortir de ce qu’Aristote visait comme la quête de la bonne vie – par l’amélioration réfléchie de ce qui existe – et à rechercher l’augmentation, l’accroissement…» Reconnaissons néanmoins que, il y a quatre mois, la conscience de ce danger et de cette fuite en avant du ­capitalisme n’était pas assez partagée collectivement – à commencer par tout là-haut, du côté des puissants (sic) – pour commencer à mettre en œuvre un redressement de la trajectoire. «Comme il n’était pas possible d’imaginer, autrement que sous le régime de l’utopie, une révolution économique et sociale», poursuit Jean-Luc Nancy. La lutte des classes, réelle mais trop assourdie, nous laisse devant une incertitude. Sachant qu’un effondrement possède une vertu, quelquefois: celle de nous refonder. 


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 mai 2020.]

dimanche 17 mai 2020

Fracturation

La crise sociale en cours – inédite par son ampleur et le choc qu’elle va provoquer à long terme – porte en germe une nouvelle explosion sociale, comme l’expression potentielle de défenses immunitaires.

 

«J’étais convaincu qu’on était en train de changer les choses. C’est très cruel pour moi-même.» Les mots d’Emmanuel Macron, prononcés devant des personnels hospitaliers de la Pitié-Salpêtrière, feront sans doute date. Mais à une condition: que l’introspection ainsi avouée sous la pression soit suivie d’effets et de faits. Pourtant, comment y croire vraiment, alors que tous les dogmes fondamentaux de la Macronie viennent de s’effondrer et que le président en personne ne peut que constater le saccage du tissu industriel, des services publics, et le démantèlement de l’État stratège? Comment dès lors imaginer un vrai «Ségur de la santé», annoncé d’ici à l’été, et un plan pour l’hôpital public à la hauteur des enjeux? Comment ne pas comprendre que la «relance» concoctée par le pouvoir, payée par les citoyens, ne se transformera pas en rouleau compresseur attentatoire aux droits des travailleurs, au nom du rattrapage de l’économie française? Bref, comment ne pas instruire le légitime procès en insincérité de la parole présidentielle, procès étayé par le passif du passé, sans parler des contradictions béantes ouvertes par la crise sanitaire?

 

Notre histoire sociale, même récente, est un terreau de mémoire. Personne n’oubliera. S’il s’avère difficile de prévoir sur quoi débouchera la crise sanitaire, il suffit d’observer pour comprendre, en revanche, que la crise sociale en cours – inédite par son ampleur et le choc qu’elle va provoquer à long terme – porte en germe une nouvelle explosion sociale, comme l’expression potentielle de défenses immunitaires. L’inquiétude sourd dans le monde du travail. Et depuis les gilets jaunes et les grandes grèves de l’hiver les colères se sont décuplées. Mille signes en témoignent, partout dans le pays: la fracturation systémique de la société s’étend encore, et de nouvelles failles béantes se sont greffées sur celles déjà existantes…

 

Cette perspective tétanise le gouvernement. Et pour cause. Tandis que 90% de nos concitoyens soutiennent l’exigence de revalorisations salariales à grande échelle, les invisibles d’hier refusent de devenir les oubliés de ­demain. Ils réclament autre chose que les promesses de symbole de justice sociale, mais bel et bien un nouveau modèle de développement qui matérialiserait un changement réel.


[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 18 mai 2020.]

jeudi 14 mai 2020

Redépartementalisation(s)

Eloge de la Révolution... 

 

Carte. Puisque le cœur politique possède aussi sa géographie, la réapparition de l’Histoire, avec un grand H, surgit parfois d’où on ne l’attendait pas. Nous constatons, alors, que nous avancions dans l’oublié, l’inexploré ou le dédaigné, quand bien même l’homme en partance soulève la poussière et laisse son empreinte d’argile, creusée de mille fatigues. Effaçons le remords de nos âmes anciennes et prenons au positif l’un des aspects inattendus de la crise sanitaire toujours en cours: voici le retour des départements et du couple préfet-maire! «Un univers que l’on croyait à jamais englouti a ressuscité», comme l’a écrit une chroniqueuse du quotidien le Monde (tout arrive), quand nous avons découvert sur nos écrans de télévision les cartes indiquant, département par département, l’intensité de l’épidémie de Covid-19. Admettons-le, cette cartographie a déclenché un réflexe d’une francité insolente mêlée d’une nostalgie historique autant que géographique. Soudain, cette France redessinait les contours surannés d’un Hexagone de salle de classe, comme une invitation à réciter ce que nos enfants n’apprennent plus: 01 Ain, 02 Aisne, 03 Allier… Ce que la chroniqueuse du Monde résumait finalement d’une formule qu’elle aurait pu nous emprunter: «Déconfinement, ce qu’on doit à la Révolution.» Vous ne rêvez pas…

 

Égalité. Un peu de mémoire. Si la «nécessité fait loi», selon la célèbre expression proverbiale, et si nous assistons à une sorte de redépartementalisation de la France jacobine, n’oublions pas que ceux qui s’en félicitent désormais sont les mêmes qui, depuis plus d’une décennie, nous annonçaient avec réjouissance la disparition programmée desdits départements, pris en étau entre les régions conquérantes dopées par le modèle libéral européen et les intercommunalités et autres mégalopoles créées à marche forcée. Rappelons à ce propos que les derniers projets de décentralisation fomentés par Nicoléon, Normal Ier et Mac Macron devaient ni plus ni moins les rayer de la carte. Et là, par la grâce d’un virus sournois, ils redeviennent le point nodal du déconfinement, le territoire à partir duquel réussira ou non la sortie de cette épouvante sanitaire. Cette fois, nous lisons dans le Monde: «À ce stade, un premier hommage doit être rendu à la Révolution française, car c’est elle qui, le 26 février 1790, décida de créer les départements, en lieu et place de la trentaine de généralités qui, sous l’Ancien Régime, servaient à administrer le pays par l’entremise d’intendants impopulaires, agents zélés de l’absolutisme royal.» L’idée révolutionnaire partait d’un principe d’égalité territoriale absolue: les départements avaient été découpés pour que tout administré puisse se rendre au chef-lieu en une journée au maximum. D’où cette constatation que nous partageons pleinement: «Que, trois siècles plus tard, le pouvoir central en revienne aux sources post-révolutionnaires de l’organisation géographique française en dit long sur l’inventivité de l’époque ou… la faiblesse d’aujourd’hui.» Espérons que cette mise à l’épreuve des préfectures, bras armés de l’État, et accessoirement du couple préfets-maires, ne soit pas le dernier avatar d’un échec programmé pour de mauvaises raisons, justifiant prochainement de nouveaux magouillages institutionnels. Mac Macron entendait supprimer au moins le quart des départements existants d’ici à 2022, ceux, dans un premier temps, qui jouxtent certaines métropoles (Bouches-du-Rhône, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, etc.), avec, au passage, le sacrifice de 120.000 agents publics, dont 70.000 dans la fonction publique territoriale, sans parler des quelque 10 milliards d’économie pour les collectivités. C’était avant. Depuis, ces mêmes collectivités sont en première ligne pour rendre solidaire cet État-monarque qui voulait leur faire la peau…

 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 15 mai 2020.]

mercredi 6 mai 2020

« Utopies » ?

Macron a donc parlé de la culture. Grands mots, petits gestes...  

 

Si la santé n’a pas de prix (puisque la vie est sacrée), le soutien à la culture (sans laquelle la vie sonne creux) n’est pas un coût mais un investissement universel. Ce à quoi Jean Vilar rajoutait: «La culture c’est comme l’eau, le gaz et l’électricité: un service public.» Depuis le début de la pandémie, la politique publique censée défendre ses créateurs avait disparu des radars, confinée on ne sait trop où, laissant à l’abandon le secteur dans son ensemble. Pour tenter de conjurer l’indignation grandissante des artistes, des intermittents et de tous les personnels impliqués dans la vie culturelle, Emmanuel Macron a donc pris la parole, lors d’un show en bras de chemise dont il a le secret mais qui laisse un goût amer. Avouant que «la culture a un rôle à part» – nous aurions dit central –, le président en a appelé au «génie français» et aux «utopies concrètes». Soit. Et après? Quelques annonces d’urgence attendues, dont certaines importantes comme la prolongation jusqu’à août 2021 des droits des intermittents – invités par ailleurs à jouer les animateurs du temps périscolaire (sic). Mais pas de planification à long terme, malgré sa référence explicite à une nécessaire «refondation». Grands mots, petits gestes. L’absence d’introspection et de vision s’avère décidément pathologique. 

 

Face au cataclysme prévisible, face au désarroi, le monde de la culture – gage majeur de démocratie et antidote puissant aux dérives liberticides – s’attendait sans doute à une tout autre ambition. Car la France parle depuis une longue histoire, l’histoire précieuse et accidentée d’un modèle qui nous a parfois permis d’opposer une exception – dite «culturelle» – à la stricte logique commerciale. Mais la promotion progressive et agressive d’une logique de rentabilité, rongeant l’ensemble des politiques publiques, ne s’est pas arrêtée davantage aux portes des salles de spectacle qu’à celles des hôpitaux, des écoles, des exploitations agricoles ou des transports. 

 

«La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert», disait Malraux. Ce merveilleux combat n’est pas un supplément d’âme. C’est une quête vitale, une exigence de première nécessité. Ainsi éprouvons-nous de la peine à écrire ceci: pour la culture comme pour le reste, rien ne garantit que l’après ne sera pas comme avant, mais en pire… 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 7 mai 2020.]