dimanche 31 mars 2019

Le mensonge

Chacun l’a bien compris, les conséquences de «l’affaire Legay» atteignent désormais l’Élysée. Pour une raison simple: le mensonge d’Emmanuel Macron est établi.

Ainsi donc, voilà les tripatouilleurs de réalité rattrapés par les faits. Le retour de boomerang est impressionnant et mortifère ; celui-là laissera des traces durables sur la crédibilité de la parole de l’État à son degré le plus élevé de la hiérarchie républicaine. Qu’on en juge. Le procureur de Nice, Jean-Michel Prêtre, a fini par admettre que la militante d’Attac Geneviève Legay, gravement blessée en manifestation, avait bel et bien été heurtée par un policier. Le magistrat du ministère public revient sur ses premières déclarations et, autant le dire, nous ne sommes pas près d’oublier le ton inquisitorial et définitif qui avait prévalu jusque-là dans la bouche de ce haut fonctionnaire de Nice, sans parler du préfet des Alpes-Maritimes qui avait, lui aussi, déclaré que Geneviève Legay avait «été poussée dans le dos, non pas directement par un membre des forces de l’ordre, mais par des personnes reculant dans un mouvement de foule». Depuis vendredi 29 mars, une information judiciaire est ouverte. Chacun l’a bien compris, les conséquences de «l’affaire Legay» atteignent désormais l’Élysée. Pour une raison simple: le mensonge d’Emmanuel Macron est établi.

En niant – pour quelles raisons? – cette violence policière, le président de la République a menti devant les Français. Souvenons-nous que, le même jour, M. Macron, avec la condescendance de classe qu’on lui connaît, avait également affirmé: «Cette dame n’a pas été en contact avec les forces de l’ordre. (…) Quand on est fragile, qu’on peut se faire bousculer, on ne se rend pas dans des lieux qui sont définis comme interdits et on ne se met pas dans des situations comme celle-ci», pointant le manque de «sagesse» de l’intéressée. Macron, artisan d’une fake news de sommet? Dans cette époque de glorification des violences policières et de réquisitoire contre toute résistance sociale, rappelons que nous attendons de la part d’un chef de l’État beaucoup de qualités morales qui ne sauraient exclure la «sagesse». Souhaitons-lui d’atteindre lui-même un jour, sait-on jamais, celle de Geneviève Legay…

Ces mensonges à tous les étages s’avèrent inacceptables. D’autant que nous apprenons concomitamment que, en juillet 2018, par le truchement d’Ismaël Emelien, alors chargé de la communication de crise, l’Élysée a fait diffuser un montage vidéo trompeur pour tenter de disculper Alexandre Benalla. Sans doute un autre scandale d’État. Tôt ou tard, le prince élu et son entourage devront rendre des comptes pour tout cela. 
 
[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 1er avril 2019.]

jeudi 28 mars 2019

Philisophie(s)

Marx et Freud au rancart ? 

Histoire. Les polémiques franco-françaises concernant les programmes scolaires disent quelque chose de nous, de notre histoire: ne nous en plaignons pas! Le monde globalisé nous a laissé si peu de spécificités uniques au monde qu’il serait malvenu de ne pas honorer les derniers prés carrés d’une trace universelle qui demeure nôtre – sans exagérer le propos. Ainsi en est-il d’une nouvelle polémique, liée à la réforme du lycée et du bac, concernant la philosophie, comme cela se produit régulièrement. La dernière en date, tonitruante, a vu de nombreuses voix s’élever pour dénoncer la disparition (desdits programmes) des notions de travail et d’inconscient, étudiées jusqu’ici. Vous avez dit travail? Et inconscient? En somme: Karl Marx et Sigmund Freud. Deux géants de l’Histoire qui ont marqué deux des grandes révolutions anthropologiques fondamentales: l’homme est aussi le produit du corps social environnant (Marx), l’homme n’est pas seul en sa demeure (Freud). Ces deux notions, de même que leurs concepteurs, n’apparaissent pas dans le projet de programme qui a été présenté oralement, le 20 mars, dans le cadre du Conseil supérieur des programmes (CSP), aux syndicats et associations disciplinaires. De quoi rendre colériques plusieurs membres de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (Appep). En effet, les enseignants ne seront plus formellement tenus de faire étudier ces thèmes, ni de lire des textes qui s’y rapportent. Ah bon ? Mais comment parler du monde d’aujourd’hui, donc de l’économie qui guide tout, sans aborder la question du travail, de la justice ou de l’État, du droit et de la société… donc de Marx? De même, imagine-t-on évoquer le corps et l’esprit, voire le désir, etc., en évacuant l’inconscient… donc Freud? L’affaire paraît sinon impossible, du moins grotesque dans des disciplines qui consistent – de fait – à établir des liens entre les notions et/ou les concepts. Rassurons-nous, puisqu’il nous est dit officiellement que «ces notions devraient toutefois continuer à être étudiées en lien avec d’autres thématiques». Nous entendons «devraient» et nous comprenons: ce sera à la bonne volonté des enseignants de terminale… Quoi qu’il en soit, aucune raison de s’inquiéter: «Engels devrait rejoindre la liste des auteurs possibles, ce qui permettra d’étudier notamment des œuvres qu’il a écrites avec Karl Marx», nous explique-t-on. Et toujours ce «devrait» qui ne laisse rien présager de bon…

Peuple. Assiste-t-on à une tentative de mise à mort de la pensée critique? Un peu tôt pour se prononcer. Néanmoins, annoncer la disparition du Travail, infrastructure collective essentielle, ainsi que de l’Inconscient, fondement même de la conscience humaine, a de quoi nous inquiéter.

jeudi 21 mars 2019

La République et le chef des armées

Macron assume sans complexe l’usage de l'armée pour mater les gilets jaunes. L'affaire est grave, extrêmement grave. Et inquiétante. 

C’est donc ça, un chef des armées? S’il était encore nécessaire d’analyser le caractère ultramonarchique de la Ve République, Emmanuel Macron vient d’en dévoiler l’essentiel – et probablement le plus dangereux. Au point de se demander: son pouvoir suprême lui monte-t-il à la tête? En faisant appel à l’armée dans le cadre de l’opération antiterroriste «Sentinelle», la machine infernale est lancée avant la nouvelle journée de mobilisation, samedi 23 mars. Il assume sans complexe l’usage de la force pour mater les gilets jaunes qui, au côté de casseurs professionnels, considèrent qu’une certaine forme de violence devient une façon comme une autre d’imposer leurs revendications. Tout se met en place pour une issue dramatique. L’exécutif a beau nous répéter, à cor et à cri, qu’il convient de «ne pas agiter les peurs» et que les effectifs de «Sentinelle» ne seront réquisitionnés que pour «protéger des bâtiments officiels» et autres «points fixes», l’affaire est grave, extrêmement grave. Et inquiétante.

«Nos concitoyens ont l’habitude» de voir des militaires dans nos rues, gares ou aéroports, déclare l’ineffable Benjamin Griveaux. Mais de quoi parle-t-on? Contrairement à la police et à la gendarmerie, les soldats de la force «Sentinelle» ne sont pas formés ni équipés pour assurer un maintien de l’ordre, qui plus est lors de manifestations. Il faut même se pincer d’avoir à associer dans la même phrase les mots «militaires» et «manifestations»… Comme le remarquent à juste titre plusieurs organisations de policiers, que se passera-t-il en cas de problème majeur? Ces militaires, hautement armés, tireront-ils à vue?

L’improvisation du président, et de toute la chaîne gouvernementale, s’avère si flagrante qu’aucun responsable de haut rang, pas même le ministre de la Défense, n’ose élever la voix pour relever une évidence: ce n’est pas le métier de l’armée de terre de s’interposer, quel que soit le dispositif, face à des manifestants! Le métier de l’armée, c’est de défendre la nation face à un ennemi. Le message paraît dès lors limpide. La France aurait besoin de militaires pour se défendre contre des gilets jaunes? Ces derniers seraient-ils des ennemis de l’intérieur?

La surenchère atteint un niveau funeste: en République, l’armée ne dresse pas ses armes contre son peuple. En vérité, le pouvoir dégoupille un arsenal de mesures sécuritaires et martiales afin de masquer ses incompétences. Honte, d’amalgamer ainsi mouvement social et terrorisme ! Pour mémoire, le maintien de l’ordre dans le cadre de manifestations est confié à la gendarmerie et à la police depuis 1921... Cette décision politique – sans parler de sa symbolique – est inacceptable. Avec ce précédent, M. Macron prend un risque historique. La compétition malsaine entre l’exécutif et la droite la plus dure pour bomber le torse menace de porter atteinte à l’État de droit et aux libertés fondamentales, en premier lieu, le droit de manifester. Le bruit des bottes et l’ordre en kaki, ce n’est pas la République !

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 22 mars 2019.]

Légitimité(s)

À propos des «écarts» de Castaner… 

Fiasco. Sans sombrer dans la caricature, voire dans les remugles de ces conversations façon café-du-commerce dont on dit qu’elles alimentent le «populisme ambiant», le bloc-noteur se permettra néanmoins d’écrire son dégoût, qu’il résumera d’une phrase moins cinglante qu’il n’y paraît: quand on représente l’État, donc la légitimité d’une fonction régalienne, surtout par les temps qui courent, ses actes ne doivent jamais trahir la confiance précisément dépositaire d’une autorité qui réclame un minimum de respect. Christophe Castaner, l’incapable de la Place Beauvau, est-il ministre de l’Intérieur par intermittence ou à temps partiel? Sur le plan politique, nous connaissons le débat: depuis les violences de l’acte XVIII des gilets jaunes sur les Champs-Élysées, l’homme se trouve dans la tourmente, critiqué à la fois au sein de sa majorité et de l’opposition, à tel point que sa démission a été brièvement évoquée avec Mac Macron – opportunément redescendu de son télésiège avant d’abandonner cette piste –, dans la soirée du samedi 16 mars, ce qui, à bien y regarder, aurait toutefois permis au pouvoir de mieux accompagner le débarquement, bien réel celui-là, du préfet Delpuech. Sur le plan personnel, n’en déplaise à certains, le cas Castaner provoquait déjà l’hilarité du Tout-Paris avant même qu’une vidéo ne vienne à circuler dans la presse people et sur les réseaux sociaux : un ministre de l’Intérieur passablement éméché et filmé le 9 mars dans une boîte de nuit de la capitale, pratiquant le bouche-à-bouche avec une jeune femme, sans ses gardes du corps-à-corps et devant des dizaines de témoins. L’affaire n’a l’air de rien. Mieux, elle ne nous concernerait pas. «Vie privée», clame le fautif, qui n’a pas tort en évoquant la «violence» qu’il a pu ressentir après la diffusion de ces images. Car, voilà, au pire moment, ce proche de Mac Macron renvoyé à son reflet le moins avantageux qui lui vaut quelques surnoms désobligeants, «Kéké», «Simplet», etc. Et c’est le même homme qui paradait, après les violences des Champs, afin d’être photographié auprès de «ses» troupes de police, malgré le fiasco – assumé? – d’un dispositif dont on n’a pas fini de parler…

Écarts. Reste la question récurrente: un ministre est-il ministre à temps plein? On peinera à le croire, mais, après sa virée en boîte, Castaner en personne tenta de justifier l’importance de sa fonction, et la conscience qu’il en avait, par cet invraisemblable lapsus: «Être ministre de l’Intérieur, c’est l’être 7 jours sur 4, 24 heures sur 24.» Rigolons, rigolons… jusqu’à un certain point.

dimanche 17 mars 2019

Scandale démocratique

En quoi et pourquoi Ian Brossat n’aurait-il pas sa place dans un échange télévisé majeur, au même titre que les autres têtes de liste ou représentants de partis?  

Curieux moment, n’est-ce pas? Alors que la question démocratique – dans sa visée citoyenne – s’affirme comme l’une des préoccupations majeures remontant telle une vague des tréfonds de la société française, il semble bien que chacun ne soit pas considéré sur un pied d’égalité pour avoir accès, précisément, au débat… démocratique. Nous pouvons le constater: la campagne des européennes entre dans sa phase active et ce n’est pas Emmanuel Macron qui nous démentira, lui si vaillant à tenter de convaincre des assemblées dont il ne se lasse plus, au point qu’il tient à poursuivre sa tournée promise dans toutes les régions jusqu’au mois d’avril, détournant le grand débat au profit d’une promotion électorale si visible qu’elle est désormais dénoncée par des observateurs jusque-là très «macron-compatibles». Or, il se trouve que France 2, principale chaîne du groupe public France Télévisions, a décidé de trier les participants au tout premier débat consacré aux élections européennes, dans le cadre de l’Émission politique du 4 avril prochain. En dépit de toute logique et des protestations, la direction de la chaîne persiste à ne pas vouloir inviter Ian Brossat, le chef de file communiste de la liste intitulée «Pour l’Europe des gens, contre l’Europe de l’argent». Un scandale. Et un boycott. Comment appeler cela autrement? Du coup, une autre interrogation se pose déjà cruellement: un vrai débat aura-t-il lieu, alors qu’il s’agit d’un scrutin primordial dont on sait, pas seulement par habitude, qu’il mobilise peu, hélas, les Français?

En quoi et pourquoi Ian Brossat n’aurait-il pas sa place dans un échange télévisé majeur, au même titre que les autres têtes de liste ou représentants de partis? Cette décision s’avère si grotesque et provocante, pour tout républicain digne de ce nom, que les arguments pour la contester devraient être inutiles… pourtant ils ne manquent pas, dans une période où la soif de débats et de controverses se révèle chaque jour plus vive et que les contestations d’ampleur – gilets jaunes, revendications sociales, climat, etc. – s’additionnent et souvent se rejoignent. Depuis le référendum constitutionnel de 2005, nous savons que la construction de l’Europe peut passionner et enflammer les citoyens. À condition que la démocratie soit respectée pleinement, pas seulement dans des marges délimitées au préalable afin de désigner qui est légitime ou non de s’opposer à Macron. Veut-on que l’élection européenne ressemble au grand débat, avec, à terme, la désillusion suprême: la colère amputée de tout espoir politique?

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 18 mars 2019.]

jeudi 14 mars 2019

Verticalité(s)

Mac Macron, incarnation des inégalités.

Campagne. Ce soir-là, des nuages oscillant entre le pourpre et l’écarlate affectaient des formes déchiquetées, étranges, en direction du couchant, quand, au coin d’une rue, trois gilets jaunes rentrant de manif échangèrent quelques mots furtivement volés. Le premier déclara: «Il aura beau faire et dire ce qu’il voudra, il est coupé de nos réalités.» Le deuxième: «Il pense avoir repris la main de manière magistrale, mais sa tentative est plus médiatique que populaire.» Et le troisième: «Il se donne en spectacle, sauf qu’il n’arrivera jamais à dépasser son image de président des riches, d’incarnation des inégalités…» «Il», vous l’avez reconnu: Mac Macron. Le fameux énarco-technicien répondant à tout-ce-que-vous-souhaitez. Pour lui – comme pour beaucoup –, la politique est une drogue dure. Mais pas n’importe laquelle, donc. Depuis des semaines, pour tenter de sortir de la crise où l’avaient plongé les gilets jaunes, le prince-président s’est bel et bien lancé dans une campagne de reconquête, pour ne pas dire de survie, avec le grand débat national dont il a pris toute la place. La posture jupitérienne absolutiste n’aura échappé à personne. C’est donc cela, un chef de l’état? Le bloc-noteur, comme déjà écrit ici même, ne niera jamais la teneur des performances de l’homme-orchestre, sa maîtrise des dossiers comme leur amplitude en des temps record, sans parler de son incroyable faculté à avoir réponse à tout, mais vraiment à tout. Ce savoir-faire, qui ressemble au syndrome Questions pour un champion ou Qui veut gagner des millions, interroge non la prouesse supposée mais bien ce qu’il en reste, déjà… Si convaincre des assemblées rétives relève d’une vaillance dont il ne semble plus se lasser, admettons que ce n’est pas pour rien qu’il tient à poursuivre sa tournée promise dans toutes régions jusqu’au début du mois d’avril. En tête? Les élections européennes, et au-delà bien sûr. Comme si l’idée de «campagne permanente» était désormais son nouveau mode de gouvernement, lui qui jugeait «délétère», en janvier dernier, ce qu’il appelait la «société du commentaire permanent». La ficelle est grosse. Avec le «débat permanent», par lui et pour lui, il prétend relier tout, par la simple verticalité de son aplomb, sachant que ce qu’il nous raconte n’est que «technique», quand les Français voudraient qu’il parle «politique». Rappelons-le: la politique relie à tout, l’économie en sa technique à rien, ou presque rien. À commencer par l’essentiel, que l’un de nos gilets jaunes mentionnait: Mac Macron demeure «l’incarnation des inégalités».

dimanche 10 mars 2019

Maturité, radicalité

La démonstration du peuple algérien, vendredi 8 mars, dépasse de loin tout ce que le pays a connu depuis trente ans.

Renouer avec les idéaux de justice sociale et l’esprit de l’indépendance… Plus de doute: ce qui se déroule en Algérie ressemble, désormais, à un mouvement de masse de type prérévolutionnaire. La démonstration du peuple, vendredi 8 mars, dépasse de loin tout ce que le pays a connu depuis trente ans. Combien étaient-ils ces manifestants, ces étudiants, ces lycéens, premiers à protester et rejoints aujourd’hui par une grande partie de la population de tout âge, dont de nombreuses femmes? À Alger, des flots ininterrompus de citoyens venant des différents quartiers se sont déversés sur les grandes places. Une marée humaine couvrant toutes les grandes et petites artères de la ville, à croire que toute la capitale était descendue dans la rue exprimer sa colère. Ce fut semblable à Oran, Béjaïa, Sétif ou Ghardaïa. Des millions ont répondu à l’appel. Comme un sursaut d’orgueil pouvant remettre l’histoire à l’endroit.

Jamais une cause n’a mobilisé autant la société dans toutes ses composantes. L’ambiance n’est déjà plus la même. Au refus d’un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika viennent s’ajouter des revendications d’une maturité et d’une radicalité exemplaires. Beaucoup de manifestants avaient même ressorti les drapeaux ternis par le temps de la guerre d’indépendance – un geste symbolique qui témoigne de la considération qu’ils ont vis-à-vis du clan Bouteflika, aux affaires depuis 1999. Malgré l’avertissement du pouvoir contre les risques de «chaos» et de «retour à la guerre civile comme en Syrie», ces femmes et ces hommes debout ont tenu à marquer leur présence dans un pacifisme total. Face à ce peuple fabuleux de dignité et de détermination, le système semble bel et bien se désintégrer. Si les tenants du régime escomptaient un essoufflement du mouvement, ils ont leur réponse. Cinglante. Aucune voix, dorénavant, ne sera supérieure à celle de ce peuple, qui réclame un changement irréversible dans la manière dont est géré le pays. 

Devant ce moment d’Histoire, il n’est pas inutile de rappeler que la France n’a rien à dire, rien à faire qui pourrait crisper la situation. Édouard Philippe a raison de rappeler qu’il s’agit d’un «pays souverain» et que «c’est aux Algériens qu’il revient de prendre les décisions sur leur avenir». Mais alors, pourquoi son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a-t-il osé déclarer: «Nous devons laisser le processus électoral se dérouler»? Quel «processus»? Savoir se taire s’avère indispensable. D’autant que les Algériens préparent une semaine de désobéissance civile, une étape sans doute décisive dans la résistance. Le fleuve de la colère est sorti de son lit: il n’y retournera pas.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 11 mars 2019.]

jeudi 7 mars 2019

Fantôme(s)

Dans son nouvel essai, l’Europe fantôme (Gallimard), le philosophe et médiologue analyse la débandade intellectuelle comme le délitement politique de cette UE en crise historique.
 
Mal née. Une utopie à l’agonie, l’Europe? Une «idée défunte»? Depuis plus de vingt ans, Régis Debray nous met en garde contre cette construction, sorte de palliatif à l’effondrement des grandes idéologies du XXe siècle, qui, par sa symbolique même, aurait rompu avec l’agora athénienne au profit de l’économie comme primat de toute pensée active au point de créer un monstre de technocratie. Dans son nouvel essai, l’Europe fantôme (Gallimard), le philosophe et médiologue analyse la débandade intellectuelle comme le délitement politique de cette UE en crise historique. D’une simple phrase à l’ironie définitive, il nous prévient: «Au Ve siècle, on attendait le Christ, c’est l’Église qui est venue. Au XXe, on attendait Érasme, c’est M. Moscovici qui est arrivé.» Nous pourrions en rigoler de bon cœur ; sauf que Régis Debray ne plaisante pas du tout. À ses yeux, l’affaire est trop grave, trop sérieuse pour se permettre non pas d’y croire encore – à voir – mais simplement d’espérer, ce qui, venant de lui, nous incite à une réflexion à la hauteur de l’événement. L’auteur se veut formel: l’Union européenne portait dès sa naissance les germes de son échec dans la mesure où le «rêve» des fondateurs se transforma en cauchemar techno-juridique à l’apolitisme avéré. Conséquences: déficit symbolique (comme les choses mal nées) et rejet démocratique (plutôt assumé). Il écrit: «Délestée de son aura, celle des fins dernières, l’Europe réduite à ses astreintes budgétaires ne fait plus soupirer mais grincer. Les chiffres ont pris les commandes, le Livre des comptes devient le Livre saint, et l’expert-comptable, un haut dignitaire.» Entre atrophies des références historiques et géographie élastique, qui empêche l’appropriation culturelle d’un espace naturel, Régis Debray se demande même «pourquoi tant de pavanes pour une infante défunte, blasphématoires mais parfois convaincantes». Pour lui, s’«il était difficile de ne pas être européen en 1925 ou 1950 (…), Europe reste un mot faible qui n’implique que faiblement ceux qui l’utilisent, parce qu’elle ne suscite chez ses administrés aucun vibrato affectif, incolore et inodore, parce que trop cérébrale».

mardi 5 mars 2019

Aucune tolérance !

Si être communiste n’est pas donné à tout le monde, ajoutons que cela requiert une haute idée du genre humain et de la place des uns et des autres. 

Nous publions les témoignages de jeunes femmes communistes déclarant avoir subi des violences sexuelles imputées à des «camarades». La phrase en elle-même s’avère assez insupportable qu’il convient, en toute conscience, d’en prendre la mesure. Chaque organisation – quelle qu’elle soit, la preuve – est donc confrontée à ce mal endémique qui ne doit décidément rien aux idées mais tout aux comportements masculins. Une organisation comme le Mouvement jeunes communistes de France (MJCF), qui se bat à ce point pour l’égalité femmes-hommes, ne peut se permettre le moindre écart d’un de ses membres. Depuis longtemps déjà le PCF s’est doté d’un dispositif interne nommé «Stop violences», inédit pour une force politique. Tolérance zéro. Raison pour laquelle la direction du PCF a annoncé, lundi soir, la «suspension» d’un adhérent accusé de viol par une militante du MJCF, lui demandant de «démissionner» de son mandat de conseiller municipal de Blois. Un autre cas est également «en cours d’instruction».

Autant le dire franchement. Si être communiste n’est pas donné à tout le monde, ajoutons que cela requiert une haute idée du genre humain et de la place des uns et des autres. Ce ne sont pas que des mots. Ce sont aussi des actes qui passent par une transformation fondamentale des rapports entre les hommes et les femmes. Depuis quelques années, le profond mouvement de témoignages et de mobilisation contre les violences a libéré la parole. Des jeunes femmes communistes s’en sont emparées, avec courage. Elles racontent cette parole parfois minorée. Le PCF les soutient et réclame à tous ses adhérent(e)s d’utiliser pleinement les dispositifs qu’il a mis en place.

Les femmes ne supportent plus l’indifférence qui entoure trop souvent la réalité de ces violences. L’Humanité, ses lectrices et ses lecteurs sont intimement de ce combat pour lutter contre l’omerta, les peurs, l’autocensure, etc. Des relations de domination et d’exploitation sont encore à l’œuvre dans la société capitaliste et patriarcale. Elles continuent d’entraver le droit à l’égalité et les libertés des femmes. Beaucoup d’hommes se complaisent à confondre amour et pulsion: l’excuse de «moments festifs alcoolisés» ne tient pas! Là où il y a domination, il y a toujours tentative de soumission. Les femmes en sont les premières victimes. Répétons-le: le combat féministe, la conquête d’une égalité pleine et entière des femmes, est l’un des chemins les plus puissants de la nécessaire révolution des rapports sociaux et humains au XXIe siècle. Et nous sommes, déjà, au XXIe siècle! 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 mars 2019.]

vendredi 1 mars 2019

Pédophilie(s)

Le pape est-il conscient de l’ampleur de la tragédie ?

François. Il nous a si souvent habitués à une forme d’audace, sinon de courage, qu’il nous est arrivé de lui renvoyer l’hommage que tout humain doit aux paroles de justice sociale et de paix, sans parler, bien sûr, de ses violentes diatribes à l’encontre du capitalisme financier qu’il ne cesse de dénoncer. Le pape François, par ses différences avec ses prédécesseurs, a marqué les esprits progressistes, secouant l’Eglise au cœur même de ses méthodes. Mais jusqu’à un certain point. La doctrine de la foi reste un domaine réservé, intouchable et intangible jusque dans ses marges. Quant à la question des « mœurs », les évocations hors de propos continuent de s’accumuler, comme en témoignent les mots de l’évêque de Rome lors de la convocation spectaculaire d’une réunion, à Rome, qui devait évaluer les raisons du silence de nombreux prélats dans les multiples affaires de pédophilie touchant des responsables de la hiérarchie catholique, partout dans le monde. Le sentiment du bloc-noteur: le dossier est si grave que François y a sans doute joué le sort de son pontificat, ni plus ni moins. Non seulement la rencontre n’a abouti qu’à des vœux pieux, mais le pape a commis un péché d’orgueil impardonnable en accusant Satan d’être à l’origine des comportements des prêtres, des évêques, des cardinaux. On croit rêver. Alors qu’il avait auparavant revendiqué la responsabilité, donc la culpabilité, de l’Eglise, le pape a cette fois incriminé le Malin. Derrière les abus sexuels, «il y a Satan», a-t-il osé déclarer, évoquant «une manifestation du mal flagrante, agressive, destructrice». En somme, le diable de l’enfer expliquerait le comportement humain des représentants de l’Eglise. Quelques «Vade retro Satana» exorciseraient ce mal, donc les actes avérés. Lui jadis si prompt à louer les actions terrestres (l’«ici-bas» revendiqué à maintes reprises), c’est un peu comme s’il nous affirmait cette fois que ces prêtres coupables n’étaient sous l’emprise que d’une force satanique, donc pas responsables à cent pour cent de leurs horribles forfaits…