lundi 31 août 2020

Mémoire et legs de Laurent Fignon

Dans la troisième étape, entre Nice et Sisteron (198 km), victoire de l’Australien Caleb Ewan. La Grande Boucle a pris le large par le pays intérieur, avec le souvenir de la mort de Laurent Fignon, il y a dix ans déjà…

Sisteron (Alpes-de-Hautes-Provence), envoyé spécial.

«Il n’y a que deux conduites avec la vie: ou on la rêve ou on l’accomplit», disait René Char. Fils de la mémoire et héritier du temps-long, le Tour, avec ses bordures, ses reliefs et sa mélancolie des cartes hexagonales de salles de classe, honore les vivants mais n’oublie jamais les morts, pour peu qu’ils aient tutoyé les Illustres. Alors que Julian Alaphilippe, descendant direct de cette « folie française », revisite sur tous les tons la bravoure, l’audace et une certaine grandeur de l’imprudence crâne en redessinant l’entr’aperçu d’un monde finissant, le chronicoeur voulut arrêter l’horloge du Tour. Un court instant. Il était 14 heures, entre Nice et Sisteron (198 km), et les 173 rescapés se protégeaient d’une violente averse en quittant définitivement les Alpes-Maritimes, après deux jours à tournicoter autour de la Baie des Anges. La Grande Boucle prenait le large par le pays intérieur, pour retrouver d’autres reliefs. En route vers l’inconnu.

Alaphilippe, vêtu de jaune pour la quinzième fois de sa carrière, nous renvoyait soudain l’image de ces histoires fabulées qui enluminèrent nos nuits d’archivistes. Or, pour le chronicoeur comme pour toute la caravane, ce 31 août n’était pas n’importe quelle date dans le calendrier de l’émotion. Il y a dix ans – déjà – disparaissait Laurent Fignon, terrassé par un cancer. Le double vainqueur du Tour avait cinquante ans – il en aurait soixante aujourd’hui, ce qui serait tellement beau, et si peu à la fois...

Comment ne pas se souvenir de cet horrible été 2010, broyé par la torpeur, nous qui attendions le coup de téléphone fatal, avant que la nuit noire surgisse et avec elle l’intensité de la douleur. Avec l’ami disparu basculait un monde même, une époque, une certaine idée du cyclisme qu’il honora en toute liberté, unique en son genre. Un cyclisme tellurique qui mentionnait l’orgueil et l’honneur dans la souffrance consentie, une haute ambition de la pratique qui n’était pas encore uniquement tournée vers l’ultraprofessionnalisme et l’uniformisation d’un sport faussé par le bio-pouvoir. Un univers où l’on se mesurait encore de face, «à la pédale». Ces mots – avec leur force symbolique d’exagération – ne vous rappellent-ils pas le tempérament d’un certain… Julian Alaphilippe, fort en caractère, raclé jusqu’à l’os par l’impérieuse nécessité d’en découdre, quand et où il le décide?

Les comparaisons ont toujours leur limite. Sauf que depuis dimanche, nous nous rappelons que le Tour 2019 enfanta un personnage à sa démesure, qu’il s’appelle Alaphilippe, qu’il se transforma en héros de Juillet et qu’il redonna du crédit à la tragédie classique de l’exercice. Par lui, avec lui et en lui – flanqué de son apôtre Thibaut Pinot qui manqua d’un rien de saisir la main tendue –, nous avions traversé des territoires d’angoisse en nous enracinant de nouveau dans la mythologie la plus onirique qu’on puisse imaginer. Le Tour devint presque parfait, retrouvant une sorte de «visage humain» capable de provoquer l’admiration commune. Une sorte de «Vélorution», dont nous souhaitons le prolongement durant ces trois semaines.

L’étape du jour ne fut certes pas à la hauteur de l’exigence. Elle exista. Il y eut l’échappée de trois Français, Perez, qui dut abandonner sur chute tandis qu’il portait virtuellement le maillot à pois, Cosnefroy et Cousin, ce dernier poursuivant seul l’aventure, suicidaire mais vaillante, à plus de cent vingt kilomètres de l’arrivée. Il y eut, au milieu d’un peloton déjà bien éprouvé, des nouvelles rassurantes pour les blessés patentés (Pinot, Gaudu, etc.). Et il y eut vers 17h30, pour achever cette journée particulière, un sprint duquel sortit vainqueur l’Australien Caleb Ewan. Alaphilippe, toujours en jaune, poursuit son périple de feu. Souhaitons qu’il fasse mémoire. Et qu’une forme de destin se pose sur son existence tout court.

Peu avant sa disparition, Laurent Fignon nous confessait: «Objectivement, quand je regarde ma vie, je peux affirmer que j’ai eu la prodigieuse chance de trouver ce pour quoi j’étais doué et de pouvoir en vivre bien, par passion, par plaisir, sans réserve…» Et il ajoutait: «J’aurai cette chance inouïe de partir sans regrets. (…) J’ai eu la plus belle vie qu’on puisse imaginer. Je n’ai pas d’autres mots pour le dire.» Le chronicoeur (1) le sait. Laurent n’aurait pas aimé le Tour en septembre ; ni les premiers tours de roue hors congés payés, ce 31 août également, depuis plus de quatre-vingt ans ; et encore moins l’aseptisation des relations humaines, dépossédées des rapports de force sociaux. En revanche, il aurait vénéré cet Alaphilippe et ce Pinot aussi, qui offrent à la France de la Petite Reine ce qu’elle a parfois de plus beau: le résidu mythique originel à toute vraie légende venue du fond des âges. Le Tour n’existe que pour ce legs. On le rêve, ou on l’accomplit…

(1) Coauteur du livre de Laurent Fignon, Nous étions jeunes et insouciants, aux éditions Grasset (2009). 

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 1er août 2020.]

dimanche 30 août 2020

Julian Alaphilippe n’y va pas par Quatre Chemins

Dans la deuxième étape (Nice haut pays – Nice, 186 km), victoire du Français Julian Alaphilippe, qui s’empare du maillot jaune. Après le premier week-end et une journée dantesque samedi, il redonne un parfum de 2019. Déjà…

Nice (Alpes-Maritimes), envoyé spécial.

La peur est devenue leur vertige, leur corps un instrument de souffrance. Après une première étape dantesque, samedi, durant laquelle des dieux hideux et terribles s’agitaient à l’horizon où roulait un ciel noir chargé de plomb, tandis que la pluie frappait sur le bitume noir comme un morceau de piano exécuté par une main maladroite, 173 rescapés – il en manquait déjà trois à l’appel, dont le Belge Philippe Gilbert – devaient donc reprendre la route, ce dimanche, plus brillante et moins glissante que la veille. Cette fois, plein soleil de fin d’été dans le haut pays niçois, retour au calme météo. Si le Tour reste une fantasque machine à distordre le temps, ce qui est plus vrai que jamais à l’orée de septembre (sic), il semble qu’un penchant obscur ait livrés les coureurs à des ennemis invisibles, passifs et remplis de crainte. L’idée du précipice nous pourchasse.

Jamais, de mémoire de chronicoeur, les pédaleurs n’ont paru si désorientés, aussi apeurés collectivement, douteux d’eux-mêmes, presque à la merci de leurs propres démons, dépouillés qu’ils sont des us et coutumes héritiers d’une tradition ancestrale. Pourchassés par le virus depuis le printemps, sans savoir si l’épreuve parviendra à rallier Paris ou s’ils échapperont à la menace d’une exclusion de leur équipe pour deux cas de malade du Covid, nos Forçats d’ex-Juillet viennent de sauter dans l’inconnu et savent qu’ils ne donneront du «sens» à leurs coups de pédale quotidiens qu’un peu plus tard, quand la réalité se sera enfin nourrie des tragédies empruntées aux Illustres. Ou pas.

Ce Tour 2020 ne ressemble à aucun autre. Et pas seulement parce qu'il se soumet à l'angoissante intimidation de la pandémie. Au lendemain d’un jour arrosé, parsemé de gamelles, d’ecchymoses et de fractures en tout genre, le peloton sortait le piolet dominical pour partir à l’assaut de la première étape de montagne. Vous avez bien lu. En somme, à peine le temps de respirer (dans son masque uniquement), et voilà que le Tour conviait nos traumatisés à s’arrimer vers des cimes. De la haute montagne dans le pays niçois, dès le deuxième jour, au-dessus de 1500 mètres. Pas ordinaire, sur le tracé des débuts de la Grande Boucle, jadis dévolu aux routiers-sprinteurs.

De Nice à Nice, pas le choix, les coureurs repartaient pour une boucle, avec une longue escapade dans les montagnes surplombant la cité azuréenne. Au programme, le col de la Colmiane (16,3 km à 6,3%, 1re cat.), suivi du redoutable col de Turini (14,9 km à 7,4%) – et sa descente périlleuse –, agrémentés de quelques bosses à même de sourire à des baroudeurs-puncheurs, avant le col d’Eze (7,8 km à 6,1%, 2e cat.), planté à trente-trois bornes de l’arrivée.

Paralysé vingt-quatre heures plus tôt par un scénario qui lui avait en partie échappé, jusqu’à mettre les mains sur les freins pour dire «stop» à l’hécatombe et reprendre le contrôle de son destin par une sorte de « grève » temporaire qu’il convient de saluer, le peloton se dilata aussi vite qu’une couche de verglas au soleil. Une autre forme de cauchemar. Car nous comprîmes vite, à la faveur d’une échappée matinale qui ne verrait pas les cieux (Sagan, Asgreen, Gogl, Cosnefroy, Skujins, Postleberger, Perez), que certains cabossés passeraient de sales heures. David Gaudu, le lieutenant de Thibaut Pinot, montra par exemple des signes de souffrance au-delà de la normale. Blessé samedi avec son leader, Gaudu fut d’un secours relatif pour ces ascensions inaugurales d’ampleur.

Surtout dans le col de Turini, pourtant mené à un train tout juste sélectif, mais dépouillé à son sommet des spectateurs en raison des restrictions d’accès. Curieuse impression de gâchis. Populaire par excellence et vocation, que devient le Tour sans foule au sommet des cols, sans cette ferveur ouatée et hurlante de son Peuple, sinon la préfiguration odieuse d’une désincarnation historique? Autant l’avouer: même devant les télévisions de la salle de presse, alors que l’air conditionné remplace la moiteur des bords de routes, l’enthousiasme en pâtit. Comme si l’onde des événements en cours ne traversait que partiellement nos corps et nos esprits.

Inutile de préciser que nous guettions le comportement de Thibaut Pinot, dans la tête duquel l’orage grondait toujours. Tant et tant de malédictions sur les routes du Tour, samedi encore. Alors qu’il avait zigzagué toute la journée entre les chausse-trappes et les flaques d'huile rejetées par l'averse sur le bitume niçois, le grimpeur franc-comtois, avait été finalement séché avec d'autres coureurs dans l'emballement final, à trois kilomètres d'une ligne franchie avec une épaule dénudée, la cuisse râpée, le dos perclus et le regard perdu. Dimanche matin, il affirmait au village-départ: «Ca va, j'ai un peu mal partout ce matin mais rien de cassé donc la route continue. Il y a beaucoup de courbatures, j'ai un hématome dans le dos. C'est plus ça qui m'inquiète. Quant au traumatisme à mon genou, j’espère qu’à chaud ça ira mieux…»

Nous eûmes à peine plus d’indications dans le col d’Eze, alors que le maillot jaune, le Norvégien Alexander Kristoff, avait rendu les armes depuis longtemps. Le rythme devint soudain moins effiloché que tendu, d’autant que les Jumbo de Roglic et de Van Aert, grands rivaux des Ineos de Bernal, prirent les commandes et coupa le peloton en deux. Pas de grande bagarre pour autant. Il nous fallut attendre, la mort dans l’âme, regrettant presque les troubles de la veille, le petit col des Quatre Chemins, même pas répertorié.

Comme prévu, Julian Alaphilippe plaça un démarrage tonique, façon virtuose, emmenant néanmoins dans sa roue Marc Hirschi et Adam Yates. Sur la promenade des Anglais, le Français se régala au sprint, dans l’allégresse de la victoire retrouvée, maillot jaune en prime. Un parfum de 2019 parcourut la salle de presse. Un rien exalté, le chronicoeur pensa à René Vietto, monarque du cyclisme azuréen – le «Roi René» de Louis Nucéra –, prodige hors norme, héros romantique et baroque. Au moins, Alaphilippe nous empêche d’écrire que le Tour donne à voir un spectacle inopiné et inachevé, à des murmures clos trahis par les circonstances. Qui s’en plaindra?

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 31 août 2020.]

samedi 29 août 2020

Le Tour, contaminé par la peur et le doute

Julian Alaphilippe se relève...
Julian Alaphilippe se relève de sa chute...
Dans la première étape (Nice moyen pays - Nice, 156 km), victoire au sprint du Norvégien Alexander Kristoff, après une série de chutes. Après le Grand Départ, la Grande Boucle s’est transformée en modèle réduit de la pandémie de Covid-19.

Nice (Alpes-Maritimes), envoyé spécial.

D’ordinaire, lorsque les coureurs du Tour de France élancent leurs corps frêles sur les routes de Juillet, le début de récit de cette aventure de l’extrême fraternise toujours avec les modes oniriques empruntés à la noble tradition du genre. A Nice, avec le vélo et la littérature au cœur et à l’âme, nous aurions vaillamment cité le regretté écrivain Louis Nucéra, enfant du pays et pédaleur de charme: «Les coureurs cyclistes relèvent du mythe et de la réalité. Les voir à l’œuvre ne les rend pas moins grand que le rêve que nous avons d’eux.» Cette année, le mythe s’apparente à un exercice de mémoire, quant à la réalité, elle ressemble à un immense saut dans l’inconnu. Si le Tour, à nos yeux du moins, reste un monde en réduction qui continue de créer des personnages à sa démesure, le voici transformé en modèle réduit de la pandémie de Covid-19. Avec ses conséquences immédiates. Et celles, potentiellement, à venir.

Le départ de la 107e édition paraît si étrange, ce samedi 29 août, que le chronicoeur cherche en vain à rendre hommage à Antoine Blondin, qui disait: «Le Tour de France, c'est la fête et les jambes.» La fête n’y est pas. Les jambes tentent d’y être. Et les esprits sont contaminés. Nice, sa promenade des Anglais, sa côte et son arrière-pays devaient accueillir l’épreuve il y a deux mois. Mais septembre pointe à l’horizon. C’est comme si la cité des Anges s’était muée en terra incognita et regardait de loin, à bonne distance, le gratin du cyclisme mondial commencer à s’étriper. A la fois impliquée – elle a payé cher pour ce Grand Départ – sans l’être totalement. En effet, la côte de Rimiez (troisième cat.) de la première étape, Nice moyen pays - Nice (156 km) a été gravi par les coureurs avec une présence réduite du public. Le préfet des Alpes-Maritimes, Bernard Gonzalez, a pris un arrêté interdisant son accès à la suite du passage du département en zone rouge, une couleur signifiant que le virus y circule activement. «L'accès des cols aux véhicules du public sera interdit. Un dispositif de la gendarmerie et de police devra tout faire pour que les spectateurs ne soient pas agglutinés au pied des cols, on va disperser les gens», avait annoncé le préfet. Seules les personnes à bicyclette et à pied, munies d'un masque, étaient autorisées à accéder à la rampe de Rimiez, ce qui sera également valable dimanche pour les cols de Colmiane, de Turini, des Quatre Chemins et d'Eze.

Résumons: les Forçats de Septembre (adaptons-nous) circulent dans une bulle, même en course. Et devant si peu de spectateurs qu’un sentiment de vide nous a étreints dans les profondeurs. Ville morte, parcours déserté. Le coronavirus a scellé l’affaire: exit le Peuple du Tour. Place à une sorte de huis clos. Le Tour deviendra-t-il sartrien pour autant?

Toute aussi étrange, la décision des autorités françaises concernant le protocole des équipes elles-mêmes, annoncée quelques heures à peine avant le départ. Résultat: la menace se confirme. Les formations resteront bel et bien soumises à la possibilité de se voir exclure en totalité si deux cas de Covid dans leur effectif sont avérés, encadrement compris (masseurs, mécanos, etc.). Les groupes sportifs, qui s’étaient émus de cette règle, n’ont ainsi pas obtenu gain de cause. L'assouplissement du protocole proposé vendredi par l'Union cycliste internationale (UCI) a été retoqué par la cellule interministérielle de crise, au moment où l'épidémie a repris une progression «exponentielle» en France, selon la Direction générale de la Santé? Le directeur de l’épreuve, Christian Prudhomme, a pris acte assez passivement: «On en reste à deux cas sur 30 personnes d'une même équipe sur une période de sept jours.» Nous attendions une réaction d’orgueil des patrons d’équipes ou des coureurs : ils ont pris la route sans broncher.

Muselés, les 176 participants partent pour trois semaines avec une épée de Damoclès pointée sur leurs dossards. Tant et si bien que, ce samedi matin, notre druide Cyrille Guimard se demandait sérieusement: «Le Tour ira-t-il jusqu’à Paris?» Des propos qui nous rappellent ceux de Romain Bardet, le 13 mars dernier pendant Paris-Nice, lorsque la Course au Soleil traversait une France sur le point d’être confinée: «On va peut-être finir à trente coureurs. Je me demande où est le sens là-dedans. Surtout vis-à-vis du reste de la population. Nous, on fait notre petite course comme si de rien n’était…» Un coureur chevronné, cité par Libération anonymement, va jusqu’à confesser: «J’ai dit aux jeunes qui viennent pour la première fois: "Ce que vous allez voir n’est pas le Tour."» Comment lui donner tort? Enfin, pour montrer à quel point la question de la pérennité et de la crédibilité se pose, l’ineffable Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, mais également des Sports, présent à Nice, a déclaré que «l’hypothèse» d’un arrêt du Tour était «très faible»… donc pas inexistante.

Pour l’instant, comme pour relever le récit en attendant les heures de franches montagnes qui sonneront dès ce dimanche, la première étape offrait un terrain d’expression propice aux prises de risques. Plutôt contraintes. Sur un parcours sinueux qui tournicotait façon circuit (trois boucles autour de Nice), la pluie convertit l’asphalte en patinoire, tant et tant que les cinquante derniers kilomètres furent assurés en mode prudence par un peloton gagné par la peur de chutes graves d’entrée de jeu. On ne compta plus les coureurs au sol, Alaphilippe, Quintana, Sivakov (très retardé), Porte, Bennett, etc. Il fallut même nous frotter les yeux: nous assistâmes à une sorte de «trêve», pour ne pas dire une «grève» mue par le désir de ne pas en découdre avec les éléments. Curieux moment en vérité. Masqués (sauf en course), éloignés de toute vie sociale, menacés d’exclusions groupées, les coureurs exprimaient une forme de ras-le-bol, moitié conscients de leurs responsabilités, moitié tétanisés psychologiquement.

Sans surprise, un sprint massif solda le chapitre inaugural. Mais ce n’était pas fini. Une chute massive, à moins trois bornes du but, provoqua la culbute d’une bonne dizaine d’hommes, dont Thibaut Pinot. Rien de grave. Sauf moralement. Le Norvégien Alexander Kristoff (UAE Emirates), 33 ans, sortit vainqueur de ce jeu de massacre et endossa le paletot jaune. Le chronicoeur se demanda si le doute du virus ne fonctionnait pas, déjà et avant tout, comme un accélérateur d’une virtualité sans merci...

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 29 août 2020.]

mercredi 26 août 2020

Verrouillée à double tour, la Grande Boucle avance masquée


Seul grand événement sportif préservé en 2020, l’épreuve reine du cyclisme s’élance, ce samedi à Nice, mais reste suspendue à l’évolution de l’épidémie de Covid-19. Les coureurs seront placés dans une «bulle».

Nice (Alpes-Maritimes), envoyé spécial.

La mesure du risque repose sur la dynamique d’un phénomène non linéaire. En cette année si étrange, le monument de Juillet, déplacé en août-septembre, n’échappera pas aux interrogations d’autant plus légitimes qu’elles foisonnent. Les temps de disette et de pandémie, de récession et de crise, de doute sur soi et de résignation permanente rejailliront-ils sur le Tour de France, qui s’élance samedi à Nice? Date incongrue, menace permanente, course dépourvue de ses repères traditionnels: reportée de deux mois en raison du Covid-19, la plus grande course cycliste a sauvé sa peau. Préservera-t-elle pour autant ses modes oniriques et son aura d’événement populaire? Les masques et les «bulles» de protection imposés à tous, coureurs comme suiveurs, seront de rigueur. Au sens propre pour le Peuple du Tour – du moins ce qu’il en restera hors des congés payés –, invité à garder toutes les protections adaptées à la période ; au sens figuré pour le peloton, tant les incertitudes sont nombreuses, y compris celles auxquelles nous ne songeons pas avant le Grand Départ.

Le patron de l’épreuve, Christian Prudhomme, ne le cache pas: «C’est un Tour différent, dans une situation tout à fait particulière.» Depuis avril et la décision de report, l’homme dit avoir multiplié les réunions «avec les instances sportives et les autorités du pays». La Grande Boucle, élément du patrimoine national, a ainsi reçu l’autorisation d’être organisée à la fin de l’été, pour la première fois de son histoire plus que centenaire, avec l’objectif inconsciemment vécu de vivre par son truchement une sorte de «libération», comme dans les immédiats après-guerres (1919, 1947), quand le Tour actait une forme de renaissance et incarnait à lui seul, par la fête populaire qu’il suscite, une certaine idée nationale.

Cette fois, le contexte est différent et l’ambiance pesante, proche de la paranoïa collective. Le chronicoeur, pour la trente-et-unième participation, peut en témoigner: les mesures sanitaires, d’une ampleur considérable, pèsent déjà sur la course avant même son départ. Si la Grande Boucle est verrouillée à double tour pour la protection des équipes, elle pourrait également profiter de la situation pour verrouiller sa communication et aller au bout de sa logique, rendant difficile sinon impossible le travail des journalistes, confinés dans leurs zones respectives et tenus éloignés des coureurs. Eux-mêmes soumis aux règles strictes. Une «bulle course», réunissant l’ensemble des 22 formations et quelques officiels, sera mise en place. Sans parler du risque d’exclusion d’une équipe en totalité, si deux cas positifs de coronavirus étaient repérés dans le même groupe en sept jours.

À l’évidence, la régularité sportive ne tiendra qu’à un fil. Quant au Tour lui-même, rendez-vous majeur de la saison dont dépend tout l’équilibre économique du cyclisme, il jouera une partie de sa crédibilité, pour ne pas dire de son avenir, bien qu’il en ait vu d’autres depuis vingt ans. Raison pour laquelle les organisateurs multiplient les tests (deux pour chaque coureur à l’approche du départ, un pour chaque suiveur), éloignent au maximum les tiers, les spectateurs (des départs, des arrivées et de certains cols) ou les médias. «Le public aura accès au Tour de France, mais il y aura des zones avec des filtrages au départ et à l’arrivée des étapes, tente de rassurer Christian Prudhomme. On était quasiment 5 000, on sera un peu plus de 3 000 accrédités cette année.»

Douceur du rêve, violence de l’utopie: selon la façon, naïve ou lucide dont on le considère, le Tour 2020 s’annonce sans répit. Côté course aussi. L’itinéraire, tracé à l’est d’une ligne reliant les Vosges au Pays basque, adopte un rythme ultradynamique et promet d’être le plus montagneux de l’histoire contemporaine, puisqu’il traverse les cinq massifs montagneux de l’Hexagone, dont une arrivée inédite, atypique et phénoménale, au col de la Loze, au-dessus de Méribel (Savoie), dans la dernière semaine, avant l’unique contre-la-montre à la Planche des Belles Filles, veille des Champs-Élysées. Parcours taillé pour les grimpeurs, à commencer par le Colombien Egan Bernal, vainqueur sortant sous les couleurs de la puissante équipe Ineos, débarrassé de la concurrence interne représentée par deux autres anciens lauréats (Froome, Thomas), mais à la merci de l’impressionnante équipe Jumbo avec son leader, le Slovène Primoz Roglic. À moins que le Français Thibaut Pinot (FDJ) ne vienne accentuer la dynamique d’un phénomène non linéaire. Rajoutant de l’inédit à l’inédit…

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 28 août 2020.]

jeudi 13 août 2020

A bout de souffle

Les semaines passent et la déception, pour ne pas dire l’écoeurement, domine toujours. Un retour de flamme de l’épidémie de Covid-19 serait d’autant plus problématique que les personnels hospitaliers se disent à bout de souffle, épuisés, démoralisés. 

Ils voulaient réinventer la pyramide des soins, de l’hôpital aux Ehpad, retrouver la dignité d’une fonction essentielle à la vie de la nation, avec des moyens en personnels réévalués, de vraies revalorisations, bref, de quoi entrer enfin dans le XXIe siècle en tenant compte du cataclysme révélé par la pandémie. Mais pour les soignants, le «nouveau monde» ressemble furieusement à celui d’avant. Certes, le fameux et décevant «Ségur de la Santé» est passé par là, et souvenons-nous que des grandes revendications des soignants, seule celle des salaires trouva un tout petit début de satisfaction. Cet épisode nous rappelle néanmoins une simple vérité: ce qui peut paraître impensable à un instant donné peut devenir la réalité le lendemain. La crise du coronavirus a montré que les lignes pouvaient bouger, que les consciences s’aiguisaient à la mesure des enjeux. Ils tiennent en quelques mots: la santé n’a pas de prix.

Les semaines passent et la déception, pour ne pas dire l’écoeurement, domine toujours. Un retour de flamme de l’épidémie de Covid-19 serait d’autant plus problématique que les personnels hospitaliers se disent à bout de souffle, épuisés, démoralisés. Si le manque d’effectifs reste l’une des problématiques évidentes pour gérer un nouveau drame, les incertitudes sur la disponibilité du matériel persistent elles aussi. A tel point qu’un collectif, constitué cette semaine autour de 80000 membres avec l’appui d’une douzaine de syndicats et de parlementaires communistes et insoumis, réclame un deuxième «Ségur de la santé» et «une réouverture rapide des négociations».

Un peu de mémoire. Il y a quelques mois, en pleine catastrophe sanitaire et après une année et demie de mouvement social dans les hôpitaux, les citoyens applaudissaient nos «héros» depuis leurs fenêtres, lâchant des larmes d’émotion à l’épreuve de l’humanité réelle. Aujourd’hui, les soignants concernés crient toujours leur colère et se préparent à de grandes mobilisations. «On nous a vite oubliés», s’étonnent-ils. A l’image du triste spectacle offert par nos gouvernants. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 14 août 2020.]

mardi 11 août 2020

Aidons-le peuple libanais à rester debout !

La démission du gouvernement n’apaisera en rien la détermination du peuple. Chacun le sait: les puissances occidentales, et tout particulièrement la France, ont soutenu à bout de bras les caciques du pouvoir. Ce peuple n’aspire qu’à une chose: reprendre son destin en main. 

Le Liban s’enfonce donc dans une crise politique d’une ampleur considérable et il y a tout lieu de penser que la démission du premier ministre libanais, Hassane Diab, et de tout son gouvernement, n’apaisera en rien la détermination du peuple. Une semaine après, l’onde de choc de l’explosion devient révolte. «Une explosion si assourdissante, selon les mots du dramaturge Wajdi Mouawad, que ce qui a explosé le 4 août à Beyrouth n’est pas seulement un stock de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, mais aussi toute la colère contenue dans le cœur de 15 millions de Libanais.» Dans son discours de renoncement, Hassane Diab est d’ailleurs passé aux aveux. Non seulement il a rendu la «classe politique traditionnelle» responsable de ses échecs, mais il a fustigé la «corruption» ayant conduit à «ce séisme qui a frappé le pays». Un moment de lucidité, certes. Mais après?

À l’étape actuelle, nous avons besoin d’une bonne dose d’optimisme pour imaginer que l’horreur de la situation se transforme en levier pour renverser le cauchemar. Et pourtant. Alors que de sombres manœuvres politiciennes sont à l’œuvre pour que la classe dirigeante – au sens large de l’expression – continue de tenir les rênes du pays du Cèdre, les Libanais de la société civile entendent décider eux-mêmes des réformes nécessaires à la survie de leur nation, qui se trouve dans une situation de faillite, avec à sa tête, depuis si longtemps, des gouvernants corrompus qui ont siphonné les richesses et organisé l’évasion fiscale.

Mardi soir encore, certains manifestants de la place des Martyrs de Beyrouth criaient: «Nous ne céderons pas!», «Dehors les assassins!», «Nous voulons un nouveau système politique!» Chacun le sait: les puissances occidentales, et tout particulièrement la France, ont soutenu à bout de bras ces caciques du pouvoir qui, avec l’aide des institutions financières internationales, ont semé la ruine, détruit l’appareil productif, les services publics de l’eau, de l’électricité, de la santé, etc. Le peuple n’aspire qu’à une chose: reprendre son destin en main. Aidons-le à rester debout!


[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 12 août 2020.]