lundi 27 décembre 2010

Flamme(s) : sommes-nous déjà les victimes du sous-venir ?

Fantasmes. «Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents», disait Georges Bernanos. 
À ce propos. À quoi rêvent nos adolescents ? Une étude réalisée par l’Observatoire de la parentalité auprès de jeunes âgés de 14 à 17 ans, donc cette «génération Internet» dont on mesure assez mal la réceptivité ou non au consumérisme ambiant, 
nous donne des indications significatives et angoissantes. À la question: «Quelles sont les personnalités dont vous aimeriez avoir la vie professionnelle ?», nos jeunes placent sur le podium Bill Gates, Steve Jobs et Zinédine Zidane. Quant aux entreprises plébiscitées, Apple, Microsoft et Google tiennent le haut du pavé. «Réalistes face au monde du travail, les jeunes ont intégré les nouveaux codes sociaux» : ainsi sont dépeints nos ados dans cette enquête impitoyable. Dans un monde 
où les patrons du CAC gagnent jusqu’à deux cents fois le smic, où 43% des jeunes actifs des quartiers populaires restent sans-emploi, faut-il s’étonner qu’on veuille ainsi singer l’Amérique et/ou envier les effets sonnants et trébuchants d’une gloire sportive ou pipolisée ? Jadis, on ambitionnait une trajectoire à la Jack London, à la Saint-Ex. Aujourd’hui, on veut finir à Wall Street ou au Qatar… Bienvenue au XXIe siècle.

États-Unis. Retour vers le futur. Depuis plusieurs semaines, quelques démographes attentifs nous mettaient 
en alerte et nous annonçaient la probabilité d’une information que nous n’imaginions pas possible. Mais voilà. C’est fait. L’espérance de vie des États-Uniens a officiellement régressé. Vous avez bien lu. Si l’on en croit le très sérieux Centre national des statistiques de santé du pays, en 2008, la durée de vie moyenne était de 77,8 ans, soit 1,2 mois de moins 
qu’en 2007… Aussi incroyable que cela puisse paraître, notre étonnement à la vue de ces statistiques stupéfiantes n’est en rien partagé par les spécialistes qui nous annoncent pour bientôt d’autres surprises de ce genre. Alors, est-ce conjoncturel ou non? «Probable», répond-on outre-Atlantique, puisque cette augmentation inquiétante ne serait due qu’à l’accroissement de la mortalité chez les plus de 85 ans, phénomène déjà constaté dans les années quatre-vingt-dix, mais si prononcé cette fois qu’il inverse la tendance générale. Les responsables de la santé publique s’interrogent néanmoins sur les motifs de cette régression historique. Progression d’Alzheimer, des pneumonies, des grippes, des problèmes rénaux et sanguins, etc. : les effets de la crise sociale sont évidemment passés par là, plongeant dans la grande misère des centaines de milliers de familles dénuées de protection santé ou mal protégées. Mais notons que cet événement rarissime depuis les années quarante est cette fois d’autant plus étonnant qu’il frappe majoritairement les Blancs : en effet, l’espérance de vie des Noirs continue de progresser, même si elle reste en moyenne inférieure de huit ans… Sans tirer de conclusion hâtive, rappelons que le démographe et historien Emmanuel Todd avait prédit la décomposition de la «sphère soviétique», dès 1976, dans la Chute finale (Robert Laffont), en s’appuyant notamment sur les statistiques de l’espérance de vie. Serez-vous étonnés d’apprendre, très prochainement, que cette même espérance de vie (dont on nous a tant rebattu les oreilles au moment du débat sur l’avenir de nos retraites) est en recul dans les quartiers populaires de nos grandes villes françaises ?

Rêves. Les masques de l’éphémère épousent 
donc toutes les formes. Puisque la solitude n’a pas son pareil pour rendre les choses vaines, il nous faut chercher, non sans difficulté depuis que la vie sociale de nos quartiers s’est déshumanisée, les ultimes lieux de dernières grandes aventures de disputes encore acceptables – la philosophie, l’exploration, la politique, la littérature – qui, jadis, prêtaient à controverse dans tous les bars populaires. Où est aujourd’hui la «terra incognita», la vraie, celle qui faisait voyager en-dedans de nous jusqu’aux nobles utopies de progrès et de lointains, en nous embarquant dans la connaissance radieuse et audacieuse – à peu près situé entre l’idéal mallarméen et la ligne de fuite valéryenne, pour que toujours survienne la vérité houleuse d’un jour de mer. L’aventure. Les idées. Et les actes. Rien à voir, n’est-ce pas, avec ces «terres inconnues» scénarisées pour prime-time et plateau-télé, émotions par procuration, une pilule et au lit… Quel est désormais notre roman intime, notre roman collectif ? Dans cet ici-et-maintenant s’évapore confusément le magistère des chantres de la Raison, qui, sur les bancs de la République, nous enseignaient le goût de l’avenir et du risque. Exit le savoir cumulatif, récitatif, dialectique, historique ? Exit, la transmission critique par le texte et son commentaire ? Exit, nos mythiques histoires, l’Égypte, la Grèce, Rome, qui cheminaient vers le temps et nous en posant leurs pierres sur l’échafaudage de notre propre construction ? Exit l’Idée française de République universelle ? Las sont les continuateurs, les transmetteurs, les initiateurs. Faute de moyens, de confiance, de considération. Relégués au rang d’accompagnateurs d’une époque où flaire la flamme de la déréalisation. Victimes du sous-venir ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 décembre 2010.]

(A plus tard...)

vendredi 24 décembre 2010

Une petite citation pour Noël...

"Christ représente primitivement :
1° les hommes devant Dieu ;
2° Dieu pour les hommes ;
3° les hommes pour l'homme.
Ainsi, par définition, l'argent représente primitivement :
1° la propriété privée pour la propriété privée ;
2° la société pour la propriété privée ;
3° la propriété privée pour la société.
Mais Christ est le Dieu aliéné et l'homme aliéné. La seule valeur de Dieu lui vient de ce qu'il représente Christ : la seule valeur de l'homme lui vient de ce qu'il représente Christ. La même chose vaut pour l'argent."
KARL MARX, L'Argent et le Christ (notes de lecture)

(Bonnes Fêtes à tous. A plus tard...)

mercredi 22 décembre 2010

Contre la "précarité énergétique", oui ! à un droit à l'énergie...

L’époque brutalise. Voyez un peu l’évolution des mots : «précarité énergétique», terme pudiquement employé pour évoquer l’une 
de ces réalités douloureuses en pleine croissance. À savoir l’impossibilité de se chauffer ou de s’éclairer, faute de pouvoir payer ses factures. Jusqu’à ces toutes dernières années, le phénomène était resté marginal. Mais, depuis 2008-2009, il est d’abord devenu endémique, avant de connaître une véritable explosion. Officiellement, environ 3,5 millions de personnes sont entrées dans cette nouvelle classification de la pauvreté, qui n’est, comme chacun le sait, qu’une sous-classification de la grande pauvreté tout court…

En 2000, les moins aisés consacraient 7% 
de leurs revenus à leurs factures d’énergie. Ce pourcentage atteint les 15% aujourd’hui. Et demain ? N’oublions pas que la lutte contre cette précarité énergétique est l’une des innombrables promesses non tenues du Grenelle de l’environnement. Par grand froid, dans certaines régions, un ménage sur quatre vit quotidiennement cette galère, souvent tenue secrète. Car, en matière 
de logement, tous les indicateurs affichent le rouge ! Pas moins de 4,5 millions de personnes sont mal logées, auxquelles il convient d’ajouter le 1,5 million en situation d’impayés et les 6,7 millions en situation dite de «réelle fragilité»… Conjugués, ces éléments forment une spirale descendante : impayés, endettement, restriction ou coupure d’énergie, problèmes de santé et isolement social… Et pendant ce temps-là ? Les Français subissent de plein fouet les augmentations des tarifs 
de l’électricité et du gaz, qui ne sont pas une fatalité mais le résultat mécanique des politiques menées 
par le pouvoir. Avec l’épouvantable loi Nome, le gouvernement a résolument fait le choix de financer les opérateurs privés au détriment d’EDF, ce qui entraînera de nouvelles hausses. Sans parler des tarifs du gaz, qui, pour satisfaire les appétits des actionnaires du groupe GDF Suez, ont grimpé de plus de 50% depuis la privatisation. Oui, 50%...

Au même titre que le logement, le droit à l’énergie est indispensable à la vie et doit être reconnu comme tel ! Des mesures immédiates et d’ampleur doivent donc s’imposer aux logiques financières : la baisse des tarifs du gaz, un moratoire sur ceux de l’électricité et l’interdiction pendant la trêve hivernale de l’ensemble des coupures de fourniture énergétique, comme l’a proposée récemment la communiste Marie-George Buffet au Parlement, sous forme de projet de Loi. L’État, premier actionnaire de GDF Suez et majoritaire dans le capital d’EDF, en a le pouvoir et le devoir. Mais le sarkozysme connaît-il encore l’existence de la notion même de «service public» ?

(A plus tard...)

lundi 20 décembre 2010

Jacqueline de Romilly : pour l’amour du grec (ancien)…

« Si les langues anciennes ont pour le moment perdu la bataille à l’école, elles n’ont pas encore perdu, et ne doivent pas perdre, celle de la culture. » Lire et relire Jacqueline de Romilly, inlassablement, avec la fraîcheur d’hier et la hardiesse de demain… Comment témoigner avec justesse et modestie l’émotion qui fut la mienne, ce week-end, en apprenant la disparition de cette grande dame, qui, sans le savoir, inspira une partie de mon parcours de jeunesse et, plus encore, ouvrit quelques portes vers un savoir acquis si fondamental qu’il scintille pour jamais…

Jacqueline de Romilly nous a quittés. Elle avait 97 ans. Et l’on ne savait plus bien ce qu’il fallait principalement retenir d’elle – sinon, bien sûr, qu’elle fut l’helléniste la plus connue et la plus importante du XXe siècle. Elle était la Grèce incarnée. Mais pas n’importe quelle Grèce. D’abord la langue grecque. Puis la pensée grecque. Puis la philosophie grecque. Puis toute l’histoire grecque en bloc. Les Grecs eux-mêmes se rendirent à l’évidence : Jacqueline de Romilly était tellement grecque qu’elle aurait dû naître Grecque. Alors, en 1995, pour saluer son combat en faveur de l’hellénisme, le gouvernement d'Athènes signa un décret qui fit de cette française une citoyenne grecque à part entière. C'était une question de nationalité. C'était une question de justice. C'était pourtant bien plus que cela en vérité !

Car De Romilly fut première en tout : première femme reçue à l’Ecole Normale supérieure ; première femme élue professeur au Collège de France ; première femme élue à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; première Concours général, première à l’agrégation ; etc. La liste est longue. La seule exception notoire fut son élection en 1988 à l’Académie française – la deuxième femme de l’histoire après Marguerite Yourcenar (1980).

Elle, le savait mieux que personne : dix ans de grec ancien et de latin, ça laisse des traces… mais ça vous forme un homme ! Pour le jeune étudiant que j’étais, nourri quotidiennement par des jésuites scrupuleux dans l’art d’une transmission la plus parfaite possible, les travaux de Jacqueline de Romilly furent une base incontournable pour découvrir comment les Athéniens inventèrent la démocratie tout en s’efforçant d'en combattre les dérives : la démagogie, l'inculture, le soupçon, la négligence de transmission, l'oubli du bien commun… Longtemps les Grecs anciens furent pour moi des maîtres inégalés. Et Jacqueline de Romilly, un phare grâce auquel nous pouvions nous diriger pour découvrir les grands textes, devenus accessibles à tous. C’était la fin des années soixante-dix, le début des années-quatre-vingt, en somme la fin de l’insouciance et des scolarités paisibles, adossées sur le savoir et l’intelligence des savoirs, les chemins (presque) tout tracés. Mais déjà, le mal rôdait. Et l'enseignement du grec ancien disparaissait de plus en plus des écoles ! Tout comme le latin d’ailleurs…

De Romilly ne put rester en dehors de ce combat, qu’elle jugeait essentiel, pour que les jeunes générations ne soient pas coupées des racines de la culture européenne. Contre le désarroi que provoquent la perte des racines, la méconnaissance des langues-mères et des valeurs de nos Anciens (quels qu’ils soient !), Jacqueline de Romilly partit en guerre. En 2000, elle publia avec Jean-Pierre Vernant Pour l’amour du grec (éditions Bayard). Elle écrivait : «Ces valeurs ne s’acquièrent vraiment que dans un contact prolongé avec tous les hommes qui nous ont précédés, et surtout ceux qui ont médité ces valeurs, qui en ont parlé, qui les ont illustrées. Qu’il s’agisse du refus de la violence, de l’hospitalité, du but de l’existence, tout cela est présent dans les textes de nos littératures classiques, et déjà avec force dans les textes grecs.» Sans en faire une affaire «politique», elle en fit néanmoins un débat public, apportant son nom à des appels, à des pétitions : combattre pour l’enseignement du grec et du latin dans les lycées, pour éviter que les jeunes générations ne soient coupées du «rapport à une réalité vivante et précieuse». La guerre, la violence, la loi, la démocratie, la concorde, la liberté, la citoyenneté, le vivre-ensemble… Au lieu d’en appeler au sauvetage d’un enseignement des humanités au bord de l’abîme, elle loua haut et fort la grandeur de la langue grecque.

Car oui, il y avait, il y eut, il y a toujours cette langue grecque… Merveilleuse langue grecque. En cette époque où les mots sont galvaudés, affaiblis dans leur évocation, tellement utilisés et si mal, comment faire comprendre le bonheur qui fut le nôtre de parcourir ce « grec ancien » si décrié et pourtant si accueillant, si richement éveillé au monde d’aujourd’hui ? Et puis comment ne pas regretter ici-maintenant d’avoir lâchement abandonné les études supérieures avec cette langue grecque qui nous tendait les bras, l'agrégation et tout le reste ? Comment ne pas en être mélancolique - presque meurtri ? - désormais qu’une autre vie s’est emparée de moi ?

Il y a un an, pratiquement jour pour jour, Jacqueline de Romilly, dont l'oeuvre écrite fut si féconde et si abondante, reçut chez elle un jeune professeur de grec ancien, Augustin d’Humières, auteur du très remarquable Homère et Shakespeare en banlieue (éditions Grasset), un livre, comme son nom l’indique, qui relate dans le détail son expérience dans les quartiers populaires pour la survie (c’est le mot) des disciplines classiques. La grande dame avait dit à son interlocuteur : «Toute ma vie, j’ai attendu quelqu’un comme vous.» Confession rarissime, ultime, indispensable... Pour elle, l’enseignement du grec et du latin permet l’attention aux mots, à la logique, au raisonnement. L’étymologie s’avère indispensable à la bonne compréhension du français : qui ose encore en douter ? Et pourquoi nos ministres de l’Education nationale successifs ont-ils à ce point renoncé à l’essentiel et à l’admirable ?

Erudite férue du monde grec des Ve et IVe siècle, Jacqueline de Romilly n’arrêta jamais de dire sa reconnaissance qui l’animait pour le berceau athénien de la démocratie. Mélange de clarté et de rigueur pour le citoyen contemporain. Fille d’un père philosophe mort au champ d’honneur lors de la Première Guerre Mondiale et d’une mère romancière (Jeanne Malvoisin), elle était la Grèce éternelle incarnée, un symbole pour beaucoup de femmes. Le 23 janvier 1997, j’eus l’honneur d’assister à l’un de ses moments d’éblouissement : son entrée sous la coupole de l’Académie française. Dans son habit vert, déjà presque aveugle (elle le fut quelques mois après), elle avait déclamé le discours qu’elle avait préparé et appris par cœur, faute de pouvoir vraiment le lire malgré les lunettes qu’elle avait dignement chaussées. La grande helléniste du Collège de France recevait les honneurs de la nation savante - l'honneur de la France universelle. Et l’hommage infini de tous ceux qui l’avaient admirée…

Depuis, elle ignorait sa cécité, écrivait ses lettres à la main, se faisait lire le journal et les livres à voix haute, en récitait de nombreux de mémoire. Ce n’était pas une coquetterie. Mais un combat. Le combat d’une vie d’excellence. Le combat contre l’ignorance. Un combat que nous partagerons toujours.

(A plus tard…)

jeudi 16 décembre 2010

Mélancolie(s) : l'humanité déserte-t-elle le champ des civilisations ?

Matin. Bref instant de grâce et lune sous le vent. Une brume incertaine qu’assigne l’hiver neigeux – des odeurs de ville encore ensommeillée, des lueurs naissantes et puis quelques effluves en-amourachés, entre le suave et l’aigre, le brutal 
et le doux. Tous les mystères indéchiffrables semblent soudain ressusciter dans l’espérance vague d’une aube éternelle… Curieux quand même. Un petit matin. Juste un petit matin. 
Et s’éveillent en nous toutes les frontières auxquelles l’homme 
se heurte et devant lesquelles il s’élance ou se résigne. Puisque «la vie, c’est ce qui arrive quand on est occupé à d’autres projets», comme le disait John Lennon (où étiez-vous il y a trente ans ?), doit-on refuser la promesse d’un émerveillement, n’y voir qu’un leurre, qu’une faiblesse d’âme, qu’une volupté arrachée à l’agonie d’un monde trop désarmant et si indéchiffrable ? Ces aubes ne sont-elles que des masques éphémères, l’allégorie d’une dépossession sans équivalent que nous sentons plus 
ou moins confusément : celle d’un monde révolu dont nous portons le deuil sans le savoir ? Mais qui peut avoir encore 
la force de nous dire de quel monde nous parlons là ?

Forme. L’humanité déserte le champ des civilisations – ce phénomène n’est pas réversible. Le penseur, l’auteur, le philosophe ou l’élu de la cité ne sont pourtant pas que les gardiens somnolents du musée des cultures. Nous savons depuis Freud les accointances du deuil et de la mélancolie. Mais nous savons depuis Chateaubriand les difficultés de se retrouver entre deux siècles «comme au confluent de deux fleuves», plongeant «dans les eaux troubles», s’éloignant «à regret du vieux rivage» mais nageant «avec espérance vers une rive inconnue». Nous ne tiendrons pas ici la chronique de l’irréparable abandon, même si, entre l’ancien et le nouveau, dans nos tentatives réelles de conciliation, domine cette étrange impression (erronée) de délabrement à la fois insinuant et irrésistible. Une sorte de morosité crépusculaire. Une espèce de dégradation si nette qu’elle nous paraît plus-que-réelle et d’autant plus attristante qu’elle s’habille de fatalité, à l’abri de toute intervention humaine collective. Devant la brusquerie de volonté de rapidité de notre époque et, surtout, faute d’accéder aux bonheurs de l’altérité, le psy, l’anxiolytique, le yoga, la diététique, le fitness, la thalasso, le Club Med et la télé nous aspirent à «être bien dans sa peau». Voyez l’exigence revendicative : mécaniquement bien dans sa peau. Comme un vulgaire moteur dans sa carrosserie. Le «moi-je» tourne à l’ego comme le vin au vinaigre. Embastillé dans son désert intérieur, l’individu, frappé d’immobilité, ne se perçoit plus comme le maillon d’une chaîne, le prénom d’une généalogie, 
la séquence d’une narration. Juste exister en soi pour soi.
«La forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans – c’est-à-dire de créer», écrivait Jacques Derrida.

Tourmentés. Pouvons-nous encore brûler nos propres feux, anéantir le court-termisme, fuir la frénésie superficielle que nous impose la r-évolution des nouvelles technologies de l’information ? Pouvons-nous dépasser nos rêves les plus sombres, se dresser et parler dans la bouche du monde – dans nos bouches mais ouvertes au monde ? 
Cherchons le chemin pour ne pas nous sentir en exil permanent, incompris, délaissés tels de vulgaires bateaux ivres laissant derrière eux les rives où sèchent les larmes. Les tourmentés, empêcheurs de tourner en rond, sont dévisagés – jamais envisagés. Perdus dans un quelconque Cabaret de la dernière chance, retrouvant dans les saveurs d’un Jack Daniel’s les ornements sentimentaux d’une certaine jeunesse perdue, quand les rêves duraient toute une nuit et les chemins pour y aboutir toute une vie. Le trop-plein ne se vide jamais 
tout à fait…N’est-ce pas ?

Marchés. Et vous ? Vous êtes plutôt Cantona, avec son goût irraisonné de la désobéissance civile, belle et imparfaite, politiquement juste et économiquement friable dans sa contestation de l’ordre institué ? Ou plutôt Zidane, défendant jusqu’à l’absurde – et 15 millions de dollars – la candidature du Qatar pour le Mondial 2022 ? Vous retrouvez-vous dans ce tremblement de temps du profit à la va-vite ? On sait trop peu par exemple que la durée moyenne 
de détention des actions dans le monde est de onze secondes ; que sur cent transactions financières, seulement deux sont supportées par des transactions économiques ; que sur les marchés des matières premières, les spéculateurs de la planète opèrent trente-huit fois plus que la consommation réelle desdites matières premières… Les actionnaires ont muté en investisseurs de passage, préférant l’irresponsabilité et le virtuel à l’affectio societatis d’antan. Cornelius Castoriadis écrivait : «C’est par la société que l’individu “fou” devient un homme mais la “folie” chaotique n’est-elle pas toujours au seuil de la conscience ?» Si nous n’écrivons pas seulement pour conjurer notre fuite dans le temps, nous quêtons néanmoins, et pour cause, les instants de grâce et de lune sous le vent – mais pourquoi le mot de la fin devrait-il toujours être «bref» ?


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 décembre 2010.]

(A plus tard...)

mercredi 15 décembre 2010

1871-2011 : les 140 bougies de la Commune de Paris

«Un idéal pour un monde plus juste ; l’ambition d’une démocratie populaire directe, laïque, sociale…» En présentant, mardi 14 décembre, lors d’une conférence de presse, les initiatives des Amis de la Commune de Paris 1871 pour l’année 2011, les coprésidents de l’association, Claudine Rey et Jean-Louis Robert, n’ont pas caché leur ambition – et l’idéal de modernité qui les anime. Le 140e anniversaire de ce grand moment de l’histoire de France ne sera «ni passéiste ni exclusivement commémoratif», mais visera au contraire à «rendre plus que jamais vivantes des valeurs tellement actuelles qu’elles font peur aux puissants et au pouvoir de l’argent».

Le calendrier 2011, duquel nous pouvons retenir quelques dates clés, devrait être à la hauteur de l’exigence ainsi formulée. Exemple, le vendredi 18 mars, jour du 140e anniversaire, le peuple sera appelé en masse dès 17 heures à célébrer l’événement sur la place de l’Hôtel-de-Ville de Paris, où seront donnés de nombreux spectacles et où, solennellement, sera réitérée la demande de réhabilitation des membres de la Commune envoyés à la mort ou au bagne par une «justice» militaire expéditive… Peu de temps après, du 30 mai au 19juin, une grande exposition organisée par la Ville de Paris occupera la salle des Cordeliers (6e arrondissement), tandis qu’un cycle de huit conférences sera donné au Petit Palais, du 29 avril au 17 juin, tous les vendredis à 14 heures. Signalons que la traditionnelle montée au mur des Fédérés, fin mai, prendra cette année une importance particulière, sans parler de la trentaine (au moins) de manifestations historiques d’ores et déjà recensées partout en France…

Dès le mois de mars et jusqu’au rendez-vous de la Fête au parc de La Courneuve, l’Humanité s’associera pleinement et activement à toutes ces initiatives : numéros spéciaux, hors-séries, portraits d’été, etc. Je vous en reparlerai très prochainement…

(A plus tard...)

lundi 13 décembre 2010

Face au sarkozysme et à Le Pen, quelle gauche pour demain ?

Ces temps-ci, le microcosme politico-médiacratique a de quoi nous inquiéter. Il suffisait de regarder À vous de juger, jeudi soir sur France 2, pour en percevoir toute la perversité. Ce fut d’abord le honteux tapis rouge déroulé sous les pieds de Marine Le Pen, qui, durant une heure et demie et sans vrais contradicteurs, eut le loisir de surfer à sa guise sur la crise économique, sur les ruines d’une France en atomisation sociale avancée, sur le pourrissement ultra-droitier du sarkozysme, sur les misères du monde libéral et les méfaits de l’Europe… la bonne blague ! La tentative de ripolinage opérée par la leader d’extrême droite fut une nouvelle fois grossière, pourtant, l’animatrice Arlette Chabot tomba dans le piège : «Vous parlez comme la gauche ?» demanda-t-elle naïvement à la fifille de papa. Servir ainsi de porte-plats aux revendications de haine de l’autre, à la destruction souhaitée des liens sociaux et des solidarités républicaines, était plus qu’indécent. C’était une insulte à l’idée que nous nous faisons 
des services publics et de la parole publique en général, dévaluée, maltraitée. Et si le danger FN existe, comme en témoignent tous les sondages, il faudra le combattre avec courage et non en gobant passivement les paroles plus ou moins adoucies d’une Le Pen en voie de banalisation…

Mais ce n’est pas tout. Après la tribune libre accordée aux âmes noires de l’«œuvre française» pseudo-moderne, nous avons eu le droit à une séquence surréaliste consacrée au Parti socialiste, façon ultra Ve République. Nos éditocrates réunis semblaient plus disposés à évoquer 
la question des primaires que celle du programme. Reconnaissons que, en ce moment, certains protagonistes du PS se prêtent volontiers à ce type de réflexes. Si, pour une majorité de militants socialistes, les primaires sont attendues avec bienveillance, beaucoup expriment leurs craintes qu’une vulgaire «guerre des chefs» ne vienne anéantir la construction des idées. La bataille des ego aurait débuté et avec elle, comme un vieux film tôt rembobiné, la machine à désillusionner le peuple de gauche… Entre nous, ces débats de postures sont-ils à la hauteur des enjeux actuels ? Il n’y a pas de quoi sourire. La France va mal. Et si les classes populaires se demandent légitimement : «Comment en finir avec le sarkozysme ?», c’est d’abord parce qu’elles expriment leurs souffrances sociales après des années de sacrifices… Refuser la spectacularisation de la politique et la personnalisation à outrance est donc une question de dignité citoyenne. Toute la gauche doit y réfléchir – non comme un défi, comme une exigence.

Le sarkozysme est en crise et le socle sur lequel le prince président avait construit son succès s’est profondément effrité. Quand on est de gauche, il y a tout lieu de s’en féliciter. Mais s’en contenter ne suffira pas, ce serait même mortifère. Après la séquence sociale que les Français viennent d’imposer au pouvoir, nous savons que nos concitoyens sont durablement ancrés dans une contestation du système, qu’ils critiquent désormais sans modération les «logiques du capitalisme financier» ou les solutions du FMI… Comment douter que c’est évidemment sur cet idéal d’égalité et de justice que doit 
se construire une dynamique de gauche ? Pour répondre 
à la révolte (massive) contre les injustices, la gauche 
doit préparer et inventer bien plus qu’une «alternance» douce et paisible, mais bel et bien un changement 
de société qui refonderait la République elle-même. 
Un enjeu de civilisation, rien de moins. En ce domaine, la responsabilité du Front de gauche est immense. Pour bousculer l’hégémonie du PS et réinstaller une espérance crédible, qui a tant fait défaut depuis une génération…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 11 décembre 2010.]

(A plus tard...)

vendredi 10 décembre 2010

Chômage : la "tête de l'emploi"...

Pour comprendre les dynamiques qui sous-tendent les transformations en profondeur d’une société frappée d’atomisation sociale, rien ne vaut la somme d’exemples si particuliers qu’ils témoignent d’un pourrissement durable. Les sociologues de l’exercice appellent cela «les zones grises d’une société», là où se jouent des destins humains, la vie des familles. Et sans doute bien plus encore, l’esprit d’un pays. Ainsi, en lisant le stupéfiant témoignage d’Éric, que nous publions aujourd’hui, on pourrait croire sinon à un gag du moins à un cas si singulier qu’il ne saurait à lui seul résumer ce qui se passe dans les bureaux d’accueil de Pôle emploi. Pensez donc. Est-il possible de proposer à un chômeur de longue durée de cinquante-six ans un poste d’«animateur Web» pour «divers services de charme pour adultes sur Internet» ? Eh bien, oui. Et si cette «offre d’emploi» indigne et offensante
n’a rien d’«illégal» (sic), elle en dit long sur la difficulté de reclasser les plus de cinquante ans…

Tous les témoignages que nous recueillons le confirment. Depuis sa création, l’établissement public né de la fusion ANPE-Assedic se montre incapable de répondre à l’afflux de nouveaux chômeurs. Plus grave, il vit lui-même une crise sociale et morale sans précédent. Pôle emploi ? Synonyme de drame social pour les demandeurs, de drame professionnel pour les agents, comme en témoignent les tentatives de suicides qui se sont dramatiquement accélérées ces derniers mois… Conditions de travail épouvantables. Visites aux entreprises ajournées. Plate-forme téléphonique sous tension. Report des rendez-vous avec les inscrits. Agents débordés, auxquels on demande de gérer les conséquences de la crise économique, avec une remontée exponentielle du nombre de chômeurs – près de 4% en un an, soit près de 500 000 nouveaux inscrits… Néanmoins, en 2011, les crédits de fonctionnement seront gelés. Et 1 800 postes supprimés !

L’«amortisseur social» n’est plus qu’une expression vidée de son sens. D’où cette question à la fois simple et terrifiante : un individu auquel manquent les ressources minimales pour pouvoir conduire ses projets et être maître de ses choix est-il encore un citoyen ? La réponse est non. La gigantesque entreprise de dé-citoyenneté engagée par le sarkozysme et le Medef atteint des sommets. Non seulement l’intérim vient d’exploser de près de 14%, mais la part des CDI dans les rares emplois encore créés est désormais dépassée par le nombre de CDD. Cette précarisation croissante du marché du travail fragmente et désagrège les offres d’emploi. Quant à l’instauration de «l’offre raisonnable d’emploi», elle contraint les demandeurs à accepter n’importe quelle offre, loin de chez eux, quelques heures par semaine… Au royaume du néocapitalisme, le chômage de masse a bel et bien une fonction : faire pression sur les salaires et les conditions de travail, raréfier l’emploi, baisser les coûts, séquencer les horaires, déréguler les contrats, bref, développer un sous-prolétariat utilisé comme variable d’ajustement.

Chacun le constate. La radicalisation et la multiplication des phénomènes d’exclusion 
ne peuvent plus être masquées. Il n’y a plus «une» mais «des» fractures sociales, symbolisées par l’émergence d’économies «sauvages», telles que les nouveaux chiffonniers, et des formes inédites de précarité dont la catégorie des nouveaux pauvres, désorientation d’une frange de la jeunesse désormais sans promesses, dépourvue de repères éthiques, etc. La montée de telles incertitudes insulte l’avenir. Les simples protestations morales ne suffisent plus.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 7 décembre 2010.]

(A plus tard...)

lundi 6 décembre 2010

Secret(s) : à propos de l'affaire Wikileaks...

Wikileaks. «Un secret qu’on est vraiment seul à détenir, un tel secret rendrait malades les plus robustes, et on peut même se demander s’il existe une conscience assez intrépide pour supporter ce tête-à-tête, sans en mourir…» Au fil de sa longue et patiente réflexion sur l’existence – ou non – de la conscience dans le temps, nous nous demandons ce que Jankélévitch, disparu voilà vingt-cinq ans, dirait de certains tourments de l’actualité, lui le penseur réputé du mensonge, de la vie morale, du sérieux, du pardon… Par exemple, comment aurait-il confronté sa métaphysique du «je-ne-sais-quoi» et du «presque rien» au gigantesque buzz mondial que constitue la divulgation par Wikileaks de documents diplomatiques dont «le pouvoir de nuisance pourrait s’avérer dévastateur», pour reprendre des termes entendus cette semaine dans une annexe du Quai d’Orsay par un conseiller diplomato-juriste ayant traîné ses guêtres dans quelques chancelleries de la planète. Avant d’ajouter, avec cet air faussement sérieux que prennent les vieux de la vieille : «Vous savez mon jeune ami, il s’agit là pour nous de la plus grande catastrophe diplomatique de l’histoire… et dire que les journalistes collaborent à cette forfaiture mondiale !» Le bloc-noteur sentit souffler sur ses frêles épaules le vent de la coresponsabilité. Jusqu’à un certain point.

Réseaux. Puisque «philosopher c’est se comporter vis-à-vis de l’univers comme si rien n’allait de soi», reconnaissons d’abord que la divulgation de documents confidentiels du département d’État américain par Wikileaks, ce site Web dit «de ressource et d’analyse politique et sociétale», ne bouleversera pas les relations internationales et embarrasse plutôt les détenteurs de secrets d’États que la masse des citoyens tenus à l’écart des grands choix stratégiques de leurs dirigeants. Au moins une chose est sûre. Dans ce monde globalisé, où l’information de moins en moins média-dépendante circule à la vitesse des réseaux, autrement dit en hyper-accéléré, la notion même de confidentialité n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle fut jadis. D’où le questionnement de quelques penseurs de la modernité, pour lesquels une forme de «poujadisme participatif» serait le prix à payer de la révolution informationnelle. Sommes-nous entrés de plain-pied dans la société de l’information, avec ses conséquences, ses risques, ses dérives éventuelles ? Ou pénétrons-nous dans la société de la divulgation sur tout et n’importe quoi, avec la volonté affichée d’un pseudo-égalitarisme devant les secrets, velléité aussi naïve qu’improbable ? Jankélévitch : «Si tout est permis, rien n’est permis.»

Crime. Mais revenons un instant à notre vieux diplomate chafouin. Que dit-il, au fond, lorsqu’il redevient calme ? Ceci : «L’essence de notre politique étrangère, c’est notre capacité à dire les choses franchement à nos homologues étrangers et à maintenir ces conversations hors du domaine public. Cette fuite massive vient de ruiner, pour longtemps, ce principe de base des relations diplomatiques.» Faisons nôtres un instant ses interrogations légitimes. Wikileaks ne reste-t-elle pas une organisation opaque (sic) aux intérêts potentiellement controversés ? Pourquoi les contenus en ligne ont-ils été sélectionnés et expurgés, et à quelles fins ? Ces fuites font-elles avancer sinon la démocratie du moins la transparence ? Faut-il s’habituer à ce Big Brother d’un nouveau genre accroché en permanence à nos ordinateurs ? Enfin deux questions suprêmes. Primo : découvrons-nous là, non sans délectation, le miroir sans tain de ceux qui prétendent dominer le monde par la force et les manipulations les plus inavouables ? Secundo : à qui profite le crime ? Que les lecteurs pardonnent la prédominance interrogative, mais, pour répondre à la dernière question, il convient d’en poser une autre : puisque peu de chose que nous ne sachions déjà sont révélées dans ces documents sur les principaux chefs d’État ou de gouvernement (Poutine brutal, Merkel insensible, Berlusconi mafieux, Nicoléon autoritaire… quels scoops !), pourquoi les seules informations «pertinentes» diffusées dans ces documents concernent le Moyen-Orient ? Pas de crédulité. Pour les Américains, les «hasards» font parfois bien les choses. N’est-ce pas…

Karachi. Venons-en aux commentateurs assermentés, qui, à longueur d’antennes, nous jouent leur petite musique critique de défense des pouvoirs ainsi «violés», étant eux-mêmes, souvent, dans les alcôves d’où on leur donne l’impression d’être importants… Oseront-ils défendre l’auteur présumé des fuites, le brave militaire Bradley Manning, victime de discriminations et qui, rappelons-le, n’est pas en détention depuis des mois pour avoir révélé la haine entre Netanyahou et Ahmadinejad (!), mais bien pour avoir diffusé une vidéo montrant une bavure de l’armée américaine en Irak… Alors ? Ces outragés de salon défendront-ils les courageux et tous les contre-pouvoirs ? À ce propos. Les mêmes fieffés de la médiacratie courbée ne réclament-ils pas (à juste titre d’ailleurs) la levée du secret-défense concernant le dossier de Karachi, les sous-marins Agosta, les commissions pakistanaises, les rétrocommissions libanaises, etc. ? En matière de «transparence», décidément, certains ne sont pas à quelques grands écarts près…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 décembre 2010.]

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vendredi 3 décembre 2010

Soumission(s) : à propos du corpus dominant...

Pourrissement. Les ravages du consumérisme atomisent-ils tous les rapports humains ? «Tout ce qui est utile est laid», disait Théophile Gautier. On le sait, depuis Adam Smith, l’économie ne cesse de définir la société comme une société commerçante, tout se passe entre marchand et marchand, comme si le langage humain était devenu binaire – un chiffre, 
une statistique… L’air du temps répugne à l’audible philosophique et diffuse la vulgarité ambiante de ceux 
qui disposent de tous les leviers du pouvoir politico-financier. Les saigneurs du CAC 40 paradent. Les marquis du show-biz s’amusent et se gorgent sur les antennes et les ondes. 
Et pendant ce temps-là, Nicoléon insulte et dispense aveuglément son indignité coutumière. Le dernier épisode en date («il semblerait que vous soyez pédophiles», adressé aux journalistes présents à Lisbonne) n’étant qu’une preuve supplémentaire du pourrissement au sommet de l’État. Entre-nous. Puisque «les preuves fatiguent la vérité» (Georges Braque), une «preuve supplémentaire» était-elle encore utile pour se convaincre que le petit-prince élu
ne méritait ni la fonction ni ses honneurs ?

Destination. Le tout-venant nous servant de rince-doigts, nous cheminons comme nous le pouvons, à contre-vents, poussés par on ne sait quelle force d’autant plus rageuse qu’elle porte en elle la conviction qu’il est temps d’en finir avec les usurpateurs qui négligent le présent 
pour mieux oublier le passé – ne parlons même pas du futur… Quelle option ? Tout droit ? Un pas de côté ? Un autre à gauche ? Quelle destination ? Et si nous ne savons plus d’où nous venons, où allons-nous ? Il faudrait refuser de (se) regarder derrière. L’amnésie des heures collectives. Ignorer jusqu’aux idées nourricières, les renier. Et suivre le sens du vent, quitte à choisir le destin d’une feuille morte. Adieu conquêtes et combats ? Adieu Himalaya, rêves, quêtes, sens avérés ?

Norme. Pour dire la vérité, avec la séquence sociale exceptionnelle que nous vivons, avec le retour d’une grille de lecture de classes (eh oui) et une meilleure expression-compréhension des maux de la société française qui labourent les entrailles de ce vieux pays, en vérité donc, nous pensions sincèrement avoir dépassé le stade des injonctions 
aux renoncements. Seulement voilà, le corpus dominant 
des pseudo-intellectuels de la caste séparée sévit toujours. 
Sitôt le «chaud» passé et les menaces d’insurrection sociale (ça reste à voir d’ailleurs, tant la contestation reste forte), 
les voilà réunis de nouveau pour nous inviter à «l’au revoir» de nos convictions, à «l’adaptabilité au monde qui change», au passeport digitalo-libéral et à la connexion en free-live 24 h/24 h pour bouffer du marché libre et non faussé…

Chiens. Sucés au biberon médiacratique, tous 
les circuits de la parole ressemblent de nouveau à une escalade à la fois dérisoire et préoccupante, quand le plus petit dénominateur commun, compréhensible dans l’immédiateté, devient la norme admise passivement, quand la démocratie des «moi je» remplace la vision et le projet collectif, quand les nobles corporations élitaires se regardent au miroir («que peut-on faire?»), calculant 
leurs entrées en scène comme autant d’attendrissements 
de leur propre condition… L’Histoire en majuscule est une recherche toujours à compléter. Ce n’est pas un terrain de jeu idéologique. Ne sommes-nous pas bien placés pour le savoir ? L’absence d’Histoire ou, plus grave, l’atrophie d’Histoire revisitée pour les besoins de la propagande sont deux frénésies très contemporaines aussi aliénantes l’une que l’autre. La France souffre-t-elle à ce point des douleurs de l’amputé ? D’une trace bientôt manquante ? D’une grandeur devenue minuscule ? Tout le laisse croire. Car l’époque est aux chiens errants – chiens quand même ? –, où n’importe quoi peut se lire ou s’entendre dans la grande cuve de la révolution informationnelle. Ils aboient. Ou se couchent. Dans ce monde désormais glissant, que devient dès lors l’autorité ? Celle des savants, des experts, des intellectuels, des historiens, des élus et même – pourquoi pas – des médias ? Avec la crise des représentations – toutes les représentations ? –, le temps, les formats, les styles, les publics 
ne sont pas (ou plus) les mêmes. Faut-il encore s’étonner d’entendre un philosophe comme Alain Finkielkraut dire sans 
se soucier des conséquences : «Le monde n’est plus à transformer mais à sauver.» Quand le penseur, quel qu’il soit, 
se transforme en agitateur autoritaire et liberticide, tournant 
le dos au doute et à la re-formulation, il ouvre la porte à l’horreur des soumissions.

Crocs. Sans r-évolution des consciences, aucune chance que la concorde en nous se fasse. Et puisque la «vérité doit s’imposer sans violence» et que «la tristesse pure est aussi impossible que la joie pure», comme l’écrit Tolstoï dans Guerre et Paix, nous aimerions réclamer répit, calme, mais aussi démesure poétique qui mettrait à distance le brouhaha d’une époque accélérée où tout se dit et tout se vaut dans les discontinuités d’une «opinion publique» érigée en option fondamentale… Qu’on se le dise. Encore et encore. L’Histoire rattrape toujours à coups de crocs ceux qui cherchent à lui échapper.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 27 novembre 2010.]

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mercredi 1 décembre 2010

Crise européenne : signez l'appel de l'Humanité !

Après la Grèce, l’Irlande se voit prescrire une cure de super d’austérité, qui va aggraver la pauvreté et augmenter le chômage. Le Portugal, l’Espagne, puis l’Italie et la France sont menacés. Ce n’est pas aux salariés de payer les conséquences d’une crise provoquée par une politique ultralibérale qui a été présentée longtemps comme le seul modèle à appliquer.
Signez la pétition mise en ligne par l'Humanité, que j'ai personnellement signée, et dont voici le texte intégral :


L’avenir de l’Europe est
l’affaire des peuples européens
L’avenir de l’Europe doit devenir l’affaire des peuples européens et non des spéculateurs. L’Union européenne est aujourd’hui minée par les attaques des marchés financiers, de connivence avec le FMI et les institutions européennes. Après la Grèce, l’Irlande se voit prescrire une cure de super d’austérité, qui va aggraver la pauvreté et augmenter le chômage. Le Portugal, l’Espagne, puis l’Italie et la France sont menacés. Nul n’est à l’abri de cette thérapie de choc qui, faute d’être stoppée, ruine l’idée européenne elle-même.
Ce n’est pas aux salariés de payer les conséquences d’une crise provoquée par une politique ultralibérale qui a été présentée longtemps comme le seul modèle à appliquer dans toute l’Union européenne. La solidarité entre les peuples européens à la merci des agences de notation doit s’exprimer avec force.
Dans l’immédiat,
- Il est indispensable de créer un fonds de développement humain social et environnemental financé par la Banque centrale européenne qui impulsera la création d’emplois, le développement des services publics, la réduction des inégalités de développement au sein de l’UE, l’éducation l’innovation environnementale.
La Banque centrale européenne doit pouvoir aider les Etats en difficulté en leur permettant d’emprunter par création monétaire et par des refinancements à des taux quasi nuls pour lancer
des projets utiles et créateurs d’emplois.
- Une taxation des mouvements de capitaux, réclamée régulièrement par le Parlement européen, permettrait de doubler le budget de l’Union européenne et commencerait à limiter la spéculation qui étouffe l’Europe.
L’Union européenne ne sortira de la crise que si elle s’affranchit de la pression des marchés financiers et si elle s’attèle à la construction d’une Europe sociale, solidaire et démocratique telle que le réclame
la Confédération européenne des syndicats.


POUR SIGNER CET APPEL : http://jesigne.fr/leurope-est-laffaire-des-peuples-europeens

Pour lire la liste des signataires : http://jesigne.fr/leurope-est-laffaire-des-peuples-europeens/list

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Crise irlandaise : décor en carton-pâte...

«Si tu te trompes de chapeau, assure-toi au moins qu’il te va.» Les vieux proverbes irlandais n’ont plus la saveur d’antan. Après une petite décennie de frénésie libérale aussi aveugle que coupable, le pays du rugby et des landes de pierres a perdu son fighting spirit légendaire. L’Irlande va mal. Très mal même. Frappé par une double crise, financière et immobilière, le «Tigre celtique» se révèle tel qu’il est : un décor en carton-pâte grâce auquel ont pu prospérer quelques profiteurs et autres banquiers rapaces. Depuis, le mirage est passé. Le PIB s’effondre, le système bancaire s’asphyxie, le déficit dépasse les 30%, les chiffres du chômage, les 14%. Même l’émigration repart à la hausse…

Après la Grèce, l’Irlande devient donc le deuxième pays de la zone euro à passer sous les fourches caudines de l’Union européenne, du FMI et des marchés financiers : 90 milliards d’euros vont être consacrés à ce qu’ils nomment un «plan de sauvetage» mais qui ne sera qu’une «destruction» de son économie avec l’austérité qui va avec. Pourtant, souvenons-nous. Avec la bienveillance de l’UE, l’Irlande avait cru jusque-là pouvoir fonder son développement sur un dumping social et fiscal éhonté, devenant au passage la référence – avec l’Espagne ! – des thuriféraires du néocapitalisme… Quelques années à peine après cette illusion du low cost économique vanté à cor et à cri par tous les libéraux, qu’ils soient de droite ou sociaux-démocrates, l’Irlande perd aujourd’hui sur tous les tableaux. Non seulement de nombreux capitaux sont allés voir ailleurs pour quérir une rentabilité encore plus accueillante, mais, désormais, les Irlandais ne sont plus maîtres de leur destin économique. L’UE et le FMI sont à la manœuvre tandis qu’une crise politique majeure débute dans le pays. Le pire est à craindre pour le peuple irlandais, qui doit amèrement regretter d’avoir cédé au chantage d’un nouveau vote pour l’approbation du maudit traité de Lisbonne…

L’Europe craint la faillite de l’Irlande, ce qui mettrait en péril l’ensemble de la zone euro ? Soit. Cette «crise irlandaise» n’est toutefois en aucune manière une «affaire celte» isolée, mais l’une des conséquences du pourrissement structurel de la construction européenne telle qu’on nous l’impose. Preuve, les charognards n’ont pas tardé, hier. Sitôt connue la logique du plan d’aide, dans un contexte de guerre des monnaies qui contribue à pousser à la hausse les taux de financement des dettes publiques, l’agence de notation financière Moody’s a immédiatement indiqué qu’elle allait abaisser «de plusieurs crans» la note souveraine de l’Irlande… Le laminoir capitaliste dans toute sa splendeur ! Il n’y a pas de hasard si les pays les plus en difficulté de la zone euro et les plus attaqués par la guerre spéculative sont précisément ceux où le coût du travail est le plus bas, où le marché de l’emploi est le plus déréglementé. Grèce, Portugal, Irlande, bientôt Espagne…

La France, dont les députés viennent d’adopter un budget d’hyperaustérité pour 2011, n’échappe pas aux traitements de choc si terribles qu’ils réduisent à néant toute idée de croissance – même le FMI le redoute, c’est dire… Dans ce contexte, la nouvelle journée de mobilisations contre la réforme des retraites, aujourd’hui, prend une saveur toute particulière avec des initiatives inédites. N’en déplaise à certains, le mouvement social actuel, d’un genre nouveau et installé dans un temps durable, n’a pas dit son dernier mot. Le bouillonnement populaire «à la française» entre dans une nouvelle phase. Tous les Européens l’observent.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 23 novembre 2010.]

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lundi 29 novembre 2010

Changement(s) : quand Nicoléon joue son pire rôle...

Nicoléon. «Tout entreprendre pour que la mystique ne soit pas dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance.» La phrase de Péguy, par son pouvoir historico-intrusif, a ceci de particulier qu’à chaque re-visitation intensive, nous apparaît plus grande encore son implication allégorique. Allez savoir pourquoi, mais ce sont ces mots et nuls autres qui ont hanté notre esprit l’autre soir, après la prestation de Nicoléon à la télévision. Comme une «esquive» nécessaire, un «pas de côté», tant fut grande notre affliction et intense notre dégoût. Autant par ses propos que ceux de quelques éditocrates peu honteux de leurs va-et-vient idéologiques depuis trois ans. Lisons-les pour le croire. Ainsi donc, le petit monarque-élu, «avant de remanier le gouvernement», se serait «remanié lui-même» en «fendant l’armure» de sa personnalité profonde au prétexte qu’il aurait admis avoir vécu «de brefs moments de découragement devant la dureté de la vie politique»… Ainsi donc, il aurait montré une «certaine force tranquillisée pour ne pas dire une force tranquille», apparaissant «humain et humble»… Ainsi donc, il aurait imposé le «retour du “nous”» et «de la modestie», trouvant «le chaînon manquant avec ce chiraquisme avec lequel il nous promettait une rupture spectaculaire et flamboyante». N’en jetez plus !

Inconscient. Quand les commentateurs perdent à ce point les pédales et le sens non seulement de la mesure mais de la réalité, comment s’étonner que la paresse des valets l’emporte sur l’ivresse des douteux. D’ailleurs, avez-vous regardé attentivement les trois intervieweurs des trois chaînes choisies par le Palais ? Pour un peu, ils se seraient presque excusés d’être là, de poser des questions pourtant nullement dérangeantes, obséquieux jusqu’à l’effacement devant les innombrables mensonges et imprécisions d’un Nicoléon plus cynique et joueur que jamais… Ne boudons pas notre plaisir : le seul moment intensément drôle survint lorsque, interrogé sur son rapport au pouvoir, ce fut son inconscient qui s’exprima bien involontairement. «Ma détermination n’a rien changé», lâcha le monarque, perdu en lui-même. Nous supposons qu’il voulait dire : «Ma détermination est inchangée.» Admirable.

Logiciel. «Il a changé ! Il a changé son logiciel !» Voilà ce qu’on tente de nous faire croire à nouveau. Jusqu’à un certain point du moins. Face à ce chaos surréaliste, avez-vous ressenti, vous aussi, cette cruelle impression de revenir en arrière ? Souvenons-nous. En 2007, le mot à la mode était précisément ce «logiciel», qui avait dominé la campagne électorale au point qu’une partie de la gauche – vous savez, les «modernistes» de tout poil comme Bernard Kouchner qui vantaient la candidature de Ségolène Royal – ne cessait d’évoquer un «problème de logiciel», réclamait un «changement de logiciel», affirmait qu’il fallait «inventer un nouveau logiciel», etc. Cette métaphore empruntée à la machine et à l’usinage technologique nous renvoyait à notre ambition journalistique et littéraire. On ne parlait plus de «projet» mais de «résultats». On n’osait plus la «philosophie» mais le «parler vrai». Les «idées» venaient brutalement d’être remplacées par le «logiciel». Plus de «sens», que de la posture. Nicoléon campait et campe toujours parfaitement le rôle… Mais, franchement, qu’avez-vous entendu, mardi soir, sinon le même personnage annonçant toujours des cadeaux aux plus riches et méprisant les plus pauvres ?

Népotisme. L’époque nous convoque au «no limit» de la frénésie du grand n’importe quoi, du tout et son contraire. « Plus de limites “à” parce que plus de limites “entre”», pour reprendre une expression de Régis Debray. Version décomplexée et amorale des affaires publiques, plus de limites entre l’engagement dans la cité et les affaires privées, entre l’administré et le copain, le citoyen et l’individu, le nous et le moi-je. Ces liaisons dangereuses et autres conflits d’intérêts installés au cœur des mécanismes d’État résultent d’une confusion des sphères (qui fait quoi, comment, et pourquoi il le fait) qui désagrège l’éthique et rend admissible aux yeux de tous l’inacceptable. Tout sombre dans l’affairisme et l’exhibitionnisme. Et autant le dire : l’indécence de notre époque ne provient pas que d’un excès, mais bien d’un déficit de bornes acceptables (donc a priori acceptées par tous) pour le bien-commun. Voilà d’ailleurs l’une des principales hérésies du national-libéral Nicoléon, celle d’imposer un autoritarisme quasi népotique à tous les étages de la société, tout en laissant claquer à tous vents les portes de l’ultralibéralisme, qui se sert comme dans un supermarché, renverse tout, pille, déforme et avilie.

Guépard. «Tout change pour que rien ne change.» Chacun d’entre nous connaît la célèbre phrase symbolique de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dans le Guépard. Personne ou presque ne se souvient des mots conclusifs, en forme d’épitaphe que beaucoup devraient plutôt considérer comme exorde. «Nous fûmes les Guépards, les Lions : ceux qui nous succéderont seront les Chacals, les Hyènes. Et tous tant que nous sommes, Guépards, Chacals, Brebis, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre.» Mais qui est dévoré par une quelconque mystique républicaine, de nos jours ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 novembre 2010.]

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lundi 22 novembre 2010

Frontière(s) : quand Régis Debray ose l'éloge incertaine...

Debray. «Je viens pour ma part d’une terre ferme, toute ridée d’histoire, d’une Europe fatiguée d’avoir été longtemps sur la brèche, qui pense aux vacances et rêve d’une société de soins.» Dès la première partie de son nouveau livre, Éloge des frontières (Gallimard), qui reprend le texte d’une conférence qu’il donna à Tokyo en mars 2010, Régis Debray éprouve le besoin de re-sédimenter son propos, replaçant dans l’histoire (la grande mais également la sienne) le sens des mots qu’il nous livre sans sommation. Une fois n’est pas coutume, l’essentiel n’est plus seulement le récepteur (nous) mais aussi l’émetteur (lui). Par l’érudition au service de l’audace, le philosophe-médiologue nous bouscule encore et nous ne sortons pas indemnes de cette lecture… Le bloc-noteur, reconnaissant, n’éprouve aucune honte à arpenter le chemin ainsi défriché… Que veut donc nous dire Régis Debray ? Voici le postulat : «En France, tout ce qui pèse et qui compte se veut et se dit “sans frontières”. Et si le sans-frontiérisme était un leurre, une fuite, une lâcheté ?» Vacarme dans nos têtes d’internationalistes invétérés… Debray insiste : «En bon Européen, je choisis de célébrer ce que d’autres déplorent : la frontière comme vaccin contre l’épidémie des murs, remède à l’indifférence et sauvegarde du vivant.» Quelques éditocrates continueront d’affirmer que le philosophe «rame à contre-courant», lui, l’«amoureux des vieilles lunes» (sic). Qu’importe. Pour ramer à contre-courant, encore faut-il qu’il y ait courant dominant…

Guérilla. Debray le sait : par aveuglement du présentisme, la mondialisation des techniques et des échanges permet l’hégémonie de la globalisation (la gouvernance globale). Par devoir envers l’à-venir, par goût du combat, il distille du doute. «Puisqu’il faut tenter de vivre, écrit-il, relançons la guérilla. Face au rouleau compresseur de la “convergence”, avec ses consensus, concertations et compromis, ranimons nos dernières forces de divergence – travers et malséances, patois et traducteurs, danses et dieux, vins et vices» (p.87). «L’esprit fort de mon canton, qui a remplacé le “hourra l’Oural” par un “vive la ville-monde”, se croit en avance. J’ai peur qu’il ne soit en retard d’un retour du refoulé» (p.19). Comment ne pas être troublé ? «La douleur elle-même, dans nos sociétés tarifées et chronométrées, ne fait plus cortège, mais désordre» (p.86). Tout ce qui vit, en effet, a besoin d’être circonscrit, a besoin de membranes, de délimitation. Le définir, c’est «dire» la vie – sauf à refuser la contrepartie de ce que l’on veut, la diversité…

Collectif. «Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, disait Paul Valéry, c’est la peau.» Debray pousse son avantage : «La vie collective, comme celle de tout un chacun, exige une surface de réparation. Emballage d’abord. La profondeur suit, comme l’intendance» (p.37). Et alors ? Où veut-il en venir ? «À quoi sert la frontière en définitive?», demande-t-il. «À faire corps», répond-il. «Le prétendu combat du clos contre l’ouvert, tandem en réalité aussi inséparable que le chaud et le froid, l’ombre et la lumière, le masculin et le féminin, la terre et le ciel, continue d’amuser notre galerie» (p.62). Et s’il fallait n’évoquer que notre vieux pays, posons à Régis une question en forme de controverse : la France est-elle une personne ou un corps collectif ? Façon gaullienne ou façon jacobine ? Sanctuarisée ou sacralisée ? Identitaire ou universelle ? Si la mondialisation provoque une balkanalisation inattendue, devons-nous assister oui ou non au retour des géographes et de la géographie ? Le vivant a-t-il horreur de l’indifférencié ? La peau est-elle toujours poreuse ? Et la frontière, est-elle vraiment ce «vaccin contre le mur», une manière de dire modestement «je ne suis pas partout chez moi» mais «vous êtes les bienvenus» ?

République. Autant de questions complexes. Auxquelles il convient d’ajouter celle-ci : l’éloge des frontières ne risque-t-il pas de déraper vers l’apologie des identités ? Debray s’en défend : la frontière est au contraire reconnaissance de «l’autre», meilleur ami du cosmopolitisme. «C’est comme s’il existait une sagesse du corps, le social y compris, comme si le besoin d’appartenance avait son thermostat caché. Quand on ne sait plus qui l’on est, on est mal avec tout le monde – et d’abord avec soi-même» (p.58). Ou encore : «Quiconque manque de se reconnaître un “dessus” n’assume pas son “dehors”. Ne tolère pas jusqu’à l’idée d’avoir un dehors. Et ignore donc son “dedans”. Qui entend se surpasser commence par se délimiter. L’Europe a manqué prendre “forme” : ne s’incarnant dans rien, elle a fini par rendre l’âme» (p.64). Et puis : «Il est des pays-entreprises où, par un américanisme mal compris, le réagir tient lieu d’agir et où la soif de modernisation fait la chasse au moindre cérémonial comme à du gaspi. Confondant décorum et décoratif, le contrôleur de gestion taille dans les dépenses de protocole aussi sûrement que dans les crédits de la culture» (p.87). Au fond, et si Régis nous parlait alternativement d’un pays proche (la France) et d’un monde lointain (l’idée républicaine universelle) ? Claudel disait : «Rien ne s’ouvre que pour se refermer.» Malicieux, Debray nous suggère : rien ne se ferme que pour se rouvrir…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 13 novembre 2010.]

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vendredi 19 novembre 2010

Nouveau gouvernement, ou la gangrène sarkozyste...

«Le sol d’une nation où fleurit l’immoralité n’est pas de granit, mais de sable.» Avant de se rendre à Colombey, la semaine dernière, pour piller l’héritage du général, Nicolas Sarkozy aurait dû relire quelques passages de Vercors, en particulier l’un de ses textes de janvier 1945 intitulé la Gangrène… D’ordinaire, dans notre vieux pays qui «vient du fond des âges», comme disait de Gaulle, les mots engagent autant que les actes. Or, il y a tout juste une semaine, lors de son discours, la vedette du Fouquet’s ne prenait sans doute pas conscience de ce qu’elle lisait à toute la nation recueillie : de Gaulle «avait montré que l’on pouvait aspirer à la grandeur de son pays sans jamais asservir les autres» ; «jamais le sentiment national ne s’était confondu chez lui avec la tentation du repliement» ; «il avait voulu que le chef de l’État soit l’homme de la nation et non d’un parti» ; «décider sur le seul critère de l’intérêt général»...

Relire ces phrases au lendemain de la nomination de son nouveau commando paraît bien cruel pour le monarque élu. C’est pourtant la signature, une fois encore, de son style de gouvernance et du caractère grossier et brutal de son projet ultralibéral. Mensonges et injustices. Tandis qu’il s’apprête à gouverner le G20 «main dans la main», selon ses propres mots, avec le patron du FMI, Dominique Strauss-Kahn, Nicolas Sarkozy a donc décidé de presser le pas de sa guerre de classes. Comme si le temps lui manquait. Comme si le sale boulot contre le peuple réclamait ni répit ni sentiments… Depuis l’été, les éditocrates nous avaient affirmé qu’il envisageait une pause dans les réformes sous la forme d’un «virage social». Fumisterie ! Exit le «nouveau gouvernement» dont l’audace nous avait été prévendue depuis des mois ! Place à un remaniement de campagne, avec son cortège d’idéologues – plus nombreux qu’hier, c’est dire si le pire est peut-être encore devant nous...

On peut penser à juste titre que les «surprises» de ce casting n’en sont pas, que la mise en scène imaginée par le Palais a de quoi nous faire sourire. Mais ne perdons pas de vue que cette équipe de combat, ultradroitière, rassemble des doctrinaires qui font froid dans le dos. L’arrivée des «aboyeurs», Lefèbvre, Lellouche et Mariani, récompensés pour leur zèle outrancier et souvent ordurier, témoigne que les dix-huit mois à venir seront pavés d’infamies, avec pour but de draguer l’électorat frontiste – non seulement par mimétisme avec le FN, mais aussi par conviction. Besson et Hortefeux se sentiront moins seuls. Rappelons à ce propos que le ministre de l’Intérieur, toujours installé place Beauvau malgré sa condamnation en première instance pour injure raciale, récupère au passage le portefeuille de «l’immigration». Un symbole de plus.

Sarkozy n’a jamais été l’homme «de la rupture» mais le serviteur d’une «fuite en avant» autoritaire, le serviteur des puissants de la finance et du Medef, d’une vision clanique de la société, des copains et des coquins… Qui en doute alors qu’il vient de fermer la porte aux attentes populaires, exprimées depuis des mois sur tous les tons et à tous les âges, jusque dans les tréfonds de ce pays en révolte ? On nous dit, avec une assurance crâne, que «Sarkozy a perdu la main», que Fillon «devient un hyper premier ministre», que «Borloo sera un adversaire». La belle affaire. Qui tire(ra) vraiment les ficelles sinon le président lui-même, comme il le montrera dès ce soir, en direct, sur trois chaînes de télévision ? Ne l’oublions pas. Si Sarkozy est aujourd’hui affaibli, ce n’est pas à cause de son camp mais grâce au mouvement social, qui a réussi à le placer sous surveillance. Seul le peuple peut s’opposer à cette gangrène mortifère qu’on nomme le «sarkozysme».

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 16 novembre 2010.]

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mardi 16 novembre 2010

Sarkozy à la tête du G20 : une vraie mise en abîme...

«Dans les grandes crises, le cœur se brise ou se bronze.» On ne sait si les chefs d’État ou de gouvernement les plus puissants de la planète (globalisée) ont lu Balzac, mais leur propension à conduire (globalement) les affaires économiques du monde avec un tel degré d’arrogance et de mimétisme nous pousse à croire qu’ils ont au moins appris par cœur les sermons de Milton Friedman, qui, il y a longtemps, affirmait que seules les crises majeures avaient la capacité enviable – pardi – d’éprouver la résistance des peuples et que c’était le meilleur moment de pousser les feux de l’ultralibéralisme… D’ailleurs, jamais dans notre histoire contemporaine la scène internationale n’a autant ressemblé à un théâtre d’ombres ; ses formes ressemblent à une mise en abîme crépusculaire. À l’image du sommet du G20, dont il ne faut retenir qu’une chose : ils se moquent du monde !
C’est dans ce contexte surréaliste que Nicolas Sarkozy a pris la présidence de ce G20 qui le fait tant fantasmer. Et pour cause. Se jouent là 80% du commerce mondial et plus de 90% du PIB de la planète… Comme à son habitude, le monarque élu français annonce qu’il va «casser la baraque» : réforme du système monétaire, gouvernance mondiale, lutte contre la spéculation sur les matières premières… Le caïd de l’Élysée a même prévenu que la France poursuivrait «la moralisation 
du capitalisme, la stricte surveillance de la rémunération des traders, la stricte surveillance des paradis fiscaux». Vous avez bien lu ! À ce point de schizophrénie, nous n’avons plus seulement affaire à un double langage, qu’ont pu pratiquer à merveille quelques-uns de ses prédécesseurs, mais carrément à un dédoublement de personnalité totalement assumé ! Outre sa vulgarité coutumière, Nicolas Sarkozy possède tous les registres 
du vocabulaire de la mauvaise foi et du mensonge.

Il condamne les excès de la finance ? Ceux du capitalisme ? De la spéculation ? Des paradis fiscaux ? Il va vanter le «courage de l’action» et se transformer en grand humaniste ? La bonne blague. Que valent ces mots face à la réalité ? Après plusieurs mois d’une séquence sociale française sans précédent, avec ses cortèges par millions, son esprit de résistance revisité et de conquête sociale retrouvé, Nicolas Sarkozy n’a certes rien concédé mais il a surtout donné à voir la vraie nature de son idéologie. Rester l’ami des financiers. Et travailler «main dans la main avec le FMI», comme il l’a déclaré hier. Sa loi sur les retraites symbolise à elle seule l’éradication de ce qu’il reste du «modèle social à la française» –autrement dit plus grand-chose. La privatisation de la France avance. Sarkozy n’incarne pas la «rupture» mais la fuite en avant…

Au moins est-il parfaitement taillé pour le rôle dévolu au G20 : tromper les peuples ! Et puisqu’il n’est pas à une mystification près, son objectif affiché d’éviter une «guerre des monnaies» ressemble d’ores et déjà à de l’affichage verbal. La Chine mise sur la faiblesse du yuan. Les États-Unis font tourner la planche à billets, 600 milliards de dollars. Et la BCE poursuit son «occupation économique» à l’intérieur de la zone euro. Qui trinquent ? Les économies des pays émergents… Depuis l’éclatement au grand jour de la crise financière mondiale, le spectacle destructeur de ces saigneurs 
de l’humanité nous conforte dans l’idée que les peuples, localement et mondialement, doivent amplifier leur résistance pour imposer des réformes alternatives radicales. C’est une urgence absolue.
[Editorial publié dans l'Humanité du 13 novembre 2010.]

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samedi 13 novembre 2010

Conseil de lecture : le christianisme, une machine de coercition ?

La Religion des seigneurs. Histoire de l’essor du christianisme entre le Ier et le VIe siècle, d’Éric Stemmelen. Éditions Michalon, 320 pages, 22 euros.

Comme les trois mousquetaires, ils sont quatre. Quatre athées et agnostiques scrutant les textes chrétiens des origines. Mordillat et Prieur, les plus provocateurs, ceux dont les séries pour Arte (Corpus Christi, l’Origine du christianisme, l’Apocalypse) et les essais (Jésus contre Jésus, Jésus après Jésus, Jésus sans Jésus) (1) ont fait se dresser contre eux la clique catholico-traditionaliste qui prospère à la Sorbonne et dans certains journaux. Pierre-Antoine Bernheim, le plus méthodique, dont le Jacques, frère de Jésus (2) est devenu une référence mondiale malgré les remarques désobligeantes («juif Bernheim»). Et maintenant, Éric Stemmelen, le lecteur infatigable, dont la Religion des seigneurs (3) attaque l’histoire du christianisme par le versant économique et social, remettant en question l’apologétique qui voudrait que ce mouvement religieux ait été le produit d’une immense ferveur populaire, un soulèvement de foi et d’espérance…

Le livre d’Éric Stemmelen fait face aux textes. À l’origine, au IIIe siècle, il y a la crise profonde de l’esclavage. L’empire s’est tellement étendu qu’il devient impossible de capturer de nouveaux esclaves, main-d’œuvre ordinaire des grandes propriétés agricoles, qui, elles aussi, se sont étendues sur d’immenses territoires, les latifundiums. De l’effondrement économique des villae esclavagistes va naître le système du colonat – l’établissement de «colons» dans des fermes. Le colonat n’est qu’une forme abâtardie et plus hypocrite de l’esclavage. Dès lors, les nouveaux maîtres vont trouver chez les auteurs chrétiens les justifications morales et théologiques à l’exploitation des hommes, des femmes et des enfants qui travaillent sur leurs propriétés. Car le christianisme prône depuis toujours l’obéissance et la soumission. Paul, dans l’épître aux Romains : «Que chacun se soumette aux autorités qui sont au-dessus de nous.» Sans oublier la lettre de Pierre : «Vous, les domestiques, soyez soumis à vos maîtres…» Éric Stemmelen l’indique : «Le christianisme, à l’opposé de toutes les morales antiques, valorise le travail contraint, qu’il ne juge pas dégradant et incompatible avec la condition d’homme libre.»

Vers 312, à partir de l’adoption par Constantin 
du dieu chrétien, jusqu’à Théodose (379), on va assister 
à une christianisation forcée de la population. Une christianisation qui n’est pas montée de la plèbe vers les élites mais, au contraire, du haut vers le bas – ce que l’Église et ses thuriféraires se refusent encore à reconnaître. Le christianisme n’est pas une religion populaire, c’est une religion qui a été ordonnée au peuple et, avec elle, son exaltation de la souffrance, sa glorification de la résignation, son goût morbide pour le sang, sa haine du corps, sa morale sexuelle répressive, etc. D’une foi rebelle à tout pouvoir née dans une petite secte juive, le christianisme, se confondant avec l’empire, va devenir la plus grande machine de coercition jamais apparue sur terre. Comme on peut le lire dans l’évangile selon Matthieu : «Ce sont les violents qui l’emportent.»

(1) Jésus contre Jésus, Jésus après Jésus et Jésus sans Jésus, 
de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur (Points/Seuil). (2) Jacques, frère de Jésus, de Pierre-Antoine Bernheim (Noesis). (3) La Religion des seigneurs, d’Éric Stemmelen (Michalon).

[Avec Pascale Lagniot]

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lundi 8 novembre 2010

Âge(s) : quand un spectre hante la France...

Particules. Avez-vous déjà réfléchi à ceci. Lorsque vous êtes connecté au web, vous lisez. Même beaucoup. Mais de quelle lecture s’agit-il? Est-elle intensive? Passive? Totalement libre qu’elle dissuade toute aridité? Est-ce celle entendue comme exercice spirituel préparant à la méditation ou à la connaissance, telle que Sénèque ou d’autres ont pu la décrire pour que ces textes circulent «dans notre intelligence, non dans notre mémoire». Avez-vous l’impression, parfois, que votre cerveau bricole dans les limbes de la médiasphère? «Pensez»-vous aussi intensément qu’avant? Avec le même «esprit»? La même intention? Comment faites-vous face aux particules qui s’écoulent à la vitesse de l’instantanéité? Transmettre, selon Régis Debray, «c’est faire traverser le temps à une information, d’hier à demain». Communiquer, «c’est lui faire traverser l’espace d’ici à là-bas». Nuance.
Lèche-bottes. C’était à l’heure de l’apéro – l’instant enfin retrouvé de délaisser l’ordi surchauffé. Dehors, un épais brouillard enfouissait l’horizon, tandis qu’au loin le long murmure de la ville bruissait de son écho douloureux, nous enveloppant d’une empreinte incertaine. La télé crachotait l’une de ces émissions savantes où conversent sur tous sujets quelques éditocrates germanopratins. Il y était question de «la fin du conflit social». «Victoire totale de Sarkozy», entendit-on. «La fièvre est terminée et la France entre enfin dans un nouveau modèle social», affirma-t-on. Quelqu’un demanda : «Restera-t-il quand même de l’amertume chez les ‘’vaincus’’ ?», présupposant qu’il y ait déjà vainqueurs et vaincus. «Non», répondit un autre, sûr de lui. L’un d’eux, riant aux éclats, annonça qu’il allait citer deux fois Tocqueville, le maître à penser de tous les libéraux de la haute. La sentence tomba. Primo: «L’esclave est un serviteur qui ne discute point et se soumet à tout sans murmure. Quelquefois il assassine son maître, mais il ne lui résiste jamais.» Secundo: «Les hommes ne sauraient jouir de la liberté sans l’acheter par quelques sacrifices.» Pestant devant notre petit écran, nous aurions voulu rajouter une autre citation que nos lèche-bottes de la médiacratie ne connaissent sans doute pas: «En politique, ce qu’il y a souvent de plus difficile à apprécier et à comprendre, c’est ce qui se passe sous nos yeux.» Encore Tocqueville…

Frayeur. Depuis quelques mois, un spectre hante la France. Celui de la révolte et de l’insurrection sociale. Puisqu’il ne sera pas dit que le bloc-noteur se refuse à puiser chez Tocqueville pour sonder les peurs enfouies des dominants lorsque les dominés finissent par se dresser, prenons l’exemple de la révolution de 1848. Dans ses souvenirs, celui-ci rapporte la frayeur d’un confrère député qui surprit les propos de jeunes domestiques rêvant à voix haute d’en finir avec le pouvoir des maîtres. Inutile de préciser que l’homme en question attendit prudemment que l’insurrection fût écrasée pour les congédier… Le même Tocqueville se souvient aussi d’avoir croisé, rue Saint-Honoré, une «foule d’ouvriers qui écoutaient le canon». Et il écrit : «Ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux, comme on sait, l’habit de combat aussi bien que l’habit de travail. Ils remarquaient avec une joie à peine contenue que le bruit de la canonnade semblait se rapprocher, ce qui annonçait que l’insurrection gagnait du terrain. J’augurais déjà que toute la classe ouvrière était engagée, soit de bras, soit de cœur, dans la lutte ; cela me le confirma. L’esprit de l’insurrection circulait en effet, d’un bout à l’autre de cette vaste classe et dans chacune de ses parties, comme le sang dans un seul corps ; il remplissait les quartiers où l’on ne se battait pas, comme ceux qui servaient de théâtre au combat ; il avait pénétré dans nos maisons, autour, au-dessus, en dessous de nous. Les lieux mêmes où nous nous croyions les maîtres fourmillaient d’ennemis domestiques…»

Contradiction. Drôle d’époque. Tout communique, tout est en «lien», en «relation», tout permet de la «compréhension», bref, jamais dans l’histoire humaine le savoir n’aura été à ce point mis à la disposition du plus grand nombre, et pourtant, le malaise d’incompréhension (précisément) qui nous étreint semble s’accroître davantage, comme si une cruelle frustration, née du décalage entre les possibles et les réalités, s’imposait à nous, immanquablement. Évidente ambivalence d’une mondialisation qui accroît les échanges, les communications et les intercompréhensions entre les humains, mais qui comporte aussi un processus diabolique d’homogénéisation, de mécanisation, d’uniformisation destructeur des diversités culturelles. Ce qu’Edgar Morin, pessimiste, appelle «l’alliance de la barbarie venue du fond des âges historiques et de la barbarie anonyme et glacée venue des développements technobureaucratiques». L’univers globalisé (la gouvernance mondiale) du capitalisme roi utilise tous les recours modernes pour sa propre propagande, tandis que notre univers consumériste évolutif ressemble aux pires cauchemars qu’on pouvait imaginer. Le capitalisme sauvage tel qu’il le demeure : un monde dans lequel les hommes sont sacrifiés à la survie des choses fétichisées, érigées en idoles barbares sanguinaires qui n’hésitent pas à vouer les hommes à la misère pour perpétuer leur propre règne.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 novembre 2010.]

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mardi 2 novembre 2010

Présent(s) : quand le conflit social nous parle d'ici-et-maintenant...

Combat. «Ce qu’il faudrait désormais, c’est moins un goût de révoltes individuelles qu’une volonté collective copernicienne… en sommes-nous si loin ?» D’un pas assuré, le rouge au front, les yeux pétillants et ce quelque-chose dans la valeur des mots qui porte loin, le vieux bonhomme arpentait, ce jeudi, les rues d’une petite ville de province d’où émergeaient, plutôt vaillantes, des centaines de personnes. Carnet en main, le bloc-noteur en vadrouille constata depuis les tréfonds vivants-souffrants d’une France révoltée que cette volonté populaire, déniée et méprisée par le pouvoir, n’avait rien d’une fable et «pensait» haut et fort la structuration de ses colères, avec ses éclats et ses limites, sans fantasme, ni repli. «Bien creusé, vieille taupe», comme disait Hamlet, nous sentions là l’intensification d’un présent d’autant plus humain qu’il avait dépassé tous les préavis. De notre ici-et-maintenant s’ouvre un espace plus vaste d’intervention humaine qui s’oppose frontalement à «l’économisme» étouffant des logiques de domination. En verve, notre vieil homme ajouta pour tout au-revoir une espèce de mise en demeure : «Le monde des possédants redécouvre l’existence des possédés, les dominés se retournent contre les dominants. Au fond, l’aspiration à l’égalité est toujours présente dans ce vieux pays. Malgré les années d’individualisation à marche forcée, il était temps qu’on sorte de cette nuit d’insomnie. Et si ça ne faisait que commencer ?»

Événement. Loin des «lendemains» qui chantent, qui furent, dans la mythologie occidentale, 
plus usités par les adversaires de toutes pensées révolutionnaires ou communistes que par ses acteurs, il n’est pas inutile de se rappeler à l’urgence du présent comme source de motivations. Tandis que nous assistons cette semaine à toutes les interprétations possibles et imaginables sur le reflux ou non du mouvement social actuel, chacun, donc, devrait se rendre à l’évidence : la temporalité effective de l’action inventive, qui vise non à accompagner le monde tel qu’on veut nous l’imposer mais à y faire surgir des possibilités jusque-là inconnues, est toujours celle d’ici-maintenant. Même placé sous l’emprise d’une représentation de l’à-venir, le temps réel
du conflit reste ce présent à embrasser, car celui-ci, en réinventant une transcription symbolique «de la» politique, donc une forme de réappropriation de l’action publique dans la Cité, redonne goût au surgissement de l’événement voulu par un collectif – et non plus subi. Ce à quoi nous assistons depuis des mois a d’ores et déjà contredit l’arsenal de normalisation libéralo-capitalistique dont on nous rebat les oreilles depuis au moins une génération. Partout émergent de nouvelles espérances plus ou moins assumées, au moment même où le capitalisme globalisé, loin de se «moraliser» (sic), favorise la misère psychique et économique, et la promotion des États adossés à des logiques ouvertement inégalitaires. Nous venons de loin : longtemps, la marginalisation de la classe ouvrière, qui s’accompagnait, de fait, de la disparition du concept de lutte des classes dans le débat public, n’a pas été le fruit du hasard mais la condition sine qua non pour une adhésion massive – ou une passivité non moins massive – des Français au libéralisme politique. Ses promoteurs ont tenté de mettre à la poubelle de l’histoire l’idée même de r-évolution, Mai 68, le Front populaire, affirmant que les individus (versus les citoyens) seraient plus heureux
dans un monde dominé autant par la spéculation financière que par un hygiénisme consumériste. N’ayez que des devoirs, surtout plus de désirs. Ne pensez plus. Soyez pragmatiques…

Héritages. Et voilà que la réalité – oui, ce fameux «principe de réalité» pour une fois inversé – vient contredire 
la propagande officielle. La bataille des idées ne serait 
donc pas vaine, ni perdue. Alors que chacun redoutait que la crise sociale ne frappe notre société en ses points les plus fragiles, exacerbant les tendances de fond, réactivant
les névroses des refoulés, bref accélérant les rancœurs et les réflexes basiques du populisme aggravé, le peuple français a préféré réinstaller sur sa table des valeurs l’aspiration à une autre forme de vie. Au point de s’enthousiasmer pour 
une séquence de luttes dont la casse des retraites, pointe avancée de la destruction de nos droits, est devenue un emblème majuscule. Par les temps qui courent, «nous» et «bien commun» ne s’improvisent pas. On voulait nous faire croire que ces héritages, supports hier d’affirmations collectives, étaient dépassés, pris en tenaille entre les revendications identitaires par en bas et les processus actuels de la mondialisation dans le cadre de l’hégémonie du système capitaliste néolibéral. C’était compter sans l’insurrection 
des consciences et, pourquoi pas, sur le réveil d’un idéal de transformation de la société. Soyons toujours avec Gracq: «Point de ‘’monde’’, quel qu’il soit, sans un principe interne d’organisation, sans une sorte de ‘’vouloir-être-ensemble’’ au moins sommeillant, sans un point de fuite, même infiniment éloigné, vers lequel convergent les lignes de sa perspective.» Et toujours avec Aragon: «Hommes de demain, soufflez sur les charbons / À vous de dire ce que je vois.» Ce qu’il faudrait désormais ? Que chacun soit capable de bien plus de choses nouvelles que ce qu’il imaginait…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 octobre 2010.]
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vendredi 29 octobre 2010

Quand Pierre-André Taguieff insulte Stéphane Hessel…

On trouve décidément de tout sur les « murs » de Facebook. Il y a peu, sur celui de Pierre-André Taguieff, philosophe, historien et directeur de recherche au CNRS, nous avons eu le déplaisir de lire des propos qui, cette fois, ont dépassé les bornes – loin s’en faut. Coupable à ses yeux de se montrer « hostile » à Israël en ayant récemment appelé à la campagne de boycott des produits israéliens fabriqués dans les territoires occupés, Pierre-André Taguieff a osé paraphraser un texte de Voltaire pour évoquer la figure de Stéphane Hessel, diplomate, ambassadeur, ancien résistant français et l'un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Je cite Pierre-André Taguieff :

« Un soir au fond du Sahel,
un serpent piqua le vieil Hessel,
que croyez-vous qu'il arriva,
ce fut le serpent qui creva. »

Vous avez bien lu… Et Taguieff d’ajouter, sans ambiguïté :
« Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu'on ait envie de lui écraser la tête.»

Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces mots n’ont provoqué que très peu de réactions, si ce n’est celle du MRAP, en la personne de Mouloud Aounit, qui, dans un court entretien donné au JDD.fr, a jugé ces propos «inacceptables de la part d'une autorité scientifique du CNRS» et «offensants à l’égard de celui qui avait partiellement rédigé la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948».
Pierre-André Taguieff a depuis refusé de réagir, renvoyant ceux qui tentent de le contacter à la lecture du dernier commentaire posté sur son « mur » Facebook concernant Stéphane Hessel : «Il aurait certainement pu finir sa vie d'une façon plus digne sans appeler à la haine contre Israël joignant sa voix à celle des pires antijuifs.»

Rappelons que Stéphane Hessel, qui est l’une de nos consciences occidentales, n’a jamais, absolument jamais, appeler à « la haine contre Israël », bien au contraire. Réclamer aujourd’hui le boycott des produits israéliens fabriqués dans les territoires occupés – et non pas tous les produits israéliens – est un devoir pour tous les citoyens soucieux de justice internationale et favorables à une solution de paix au Proche Orient. Chacun sait que la situation faite aux Palestiniens ne peut plus durer… Stéphane Hessel a raison !

Mais ce n’est pas tout… Interrogé il y a une semaine sur Radio J, Pierre-André Taguieff a d’abord tenté de relativiser cette polémique en indiquant que «Facebook n’est pas une publication CNRS» : «On ironise, on lance des formules sarcastiques», a-t-il indiqué. Comme si tout y était autorisé… Mais ça ne suffisait pas. Taguieff n'a pas hésité à profaner la propre histoire de l'homme : «Si Stéphane Hessel a bien été déporté politique - triangle rouge - à Buchenwald et à Dora, sa maîtrise de la langue allemande lui a permis d'obtenir rapidement un emploi au sein de la hiérarchie au service des gardes-chiourmes du camp et il n'a partagé en aucune manière le sort des détenus juifs- triangle jaune- voués quant à eux à des tâches exténuantes jusqu'à leur extermination. Donc quand on le présente comme un rescapé de la Shoah c'est une imposture.» Et Taguieff d’ajouter : «Son identité juive inexistante, il l’utilise quand ça lui sert pour légitimer ses appels à la haine contre Israël.»

Voilà ce dont a été capable Pierre-André Taguieff. Pour lui, Stéphane Hessel serait donc un imposteur qui se serait mis au service des gardes-chiourmes des camps de la mort… Pour lui, Stéphane Hessel ne serait pas même juif et usurperait le monde… Pour lui, critiquer la politique xénophobe des dirigeants israélien revient à se montrer anti-israélien – et pourquoi pas antisémite tant qu'on y est ?

Inutile de dire que nous sommes solidaires de Stéphane Hessel et il serait bien que l’indignité des propos de Monsieur Taguieff soit reconnue. Par le CNRS d'abord, d’ordinaire sourcilleux des agissements de ses membres. Par la justice ensuite, si nécessaire.
Depuis des années, Stéphane Hessel a mis sa notoriété et son prestige personnel au service de la reconnaissance des droits des Palestiniens. Plus que jamais, nous sommes à ses côtés.

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mercredi 27 octobre 2010

Bête(s) : quand Angela Merkel fait du sarkozysme...

Dérives. Jusqu’alors nous n’avions jamais osé l’écrire – les circonstances nous y poussent. Depuis 2007, les occasions d’indignations anti-Nicoléon se sont tellement présentées 
à nous, que, parfois, nous avons songé à quelques phrases-chocs. Leur symbolique même, empreinte de références historiques exagérées, nous avait souvent maintenus dans 
la prudence. Mais pas toujours. Ainsi les mots « pétainisme » 
ou « dérives vichystes » ont pu, de-ci de-là, se glisser dans 
les aléas bousculés des commentaires d’une actualité brûlante et/ou nauséeuse. Un jour, n’en pouvant plus d’entendre parler « d’identité nationale », du « ministère » qui s’y rapportait, de « bons patriotes », de « valeurs chrétiennes » et autres relents maurrassiens aux échos glaçants, heurté par ce climat plus proche de l’Action française que de la République, le bloc-noteur prononça cette phrase en conférence de rédaction : « Que ne dirait-on pas si ce n’était pas la France mais l’Allemagne qui parlait ainsi ! » L’argument valait ce qu’il valait. C’était il y a un an.

Allemagne. Puisque « l’avenir est rare » et que « chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence », comme l’écrivait Maurice Blanchot, nous fûmes donc, cette semaine, rattrapés par la réalité. Et le coup est venu… de l’Allemagne. D’où on ne l’attendait pas. La chancelière Angela Merkel, devant les Jeunesses conservatrices des chrétiens-démocrates (tout un programme), a en effet enfoncé une barrière morale en affirmant que le modèle d’une Allemagne « Miltikulti » avait « échoué, totalement échoué ». Entendez par « Miltikulti » : multiculturelle, multireligieuse, hétérogène, tolérante, etc. Un concept qui 
a toujours servi d’élément fédérateur et presque fondateur sur 
les ruines du IIIe Reich. D’où notre malaise, notre très grand malaise, au point de considérer cet événement comme 
un moment de basculement symbolique important. Car, dans cette Allemagne toujours hantée par son passé nazi et si peu laïque que l’expression n’y a quasiment aucun sens (n’oublions jamais que la référence à « Dieu » figure dans son préambule constitutionnel), les dirigeants s’emploient d’ordinaire à manier les sujets sur les « étrangers » et les « minorités » avec une infinie prudence, et pour cause. Angela Merkel, fille de pasteur, jusque-là restée sur la réserve idéologique, a-t-elle tout fait voler en éclats ? « Nous nous sentons liés aux valeurs chrétiennes, a-t-elle ajouté. Celui qui n’accepte pas cela n’a pas sa place ici. » Traduction. « Nous » : les chrétiens. « Celui qui… » : les musulmans.

Malsain. La suspicion des « étrangers » dans la bouche de sa principale dirigeante a-t-elle sa place en Allemagne, pays où vivent quelque 4 millions de musulmans et où, voilà dix ans, l’accès au droit à la double nationalité avait bousculé le sacro-saint droit du sang germanique ? Et Angela Merkel, prise en flagrant délit de radicalisation conservatrice anti-immigration, vient-elle de rejoindre le club très fréquenté d’un populisme d’un nouveau genre à l’échelle du continent : l’ultra-libéralo-nationalisme ? Poser la question, n’est-ce pas déjà y répondre… D’autant qu’à l’origine de ce débat malsain, la lecture d’un livre, intitulé L’Allemagne court à sa perte, avait choqué de nombreux Allemands, car son auteur, Thilo Sarrazin, n’est autre qu’un des ténors du Parti social-démocrate (vous avez bien lu) et, accessoirement, l’un des membres du directoire de la Banque centrale, contraint depuis à la démission. 
Ce pamphlet aux accents xénophobes, écoulé à près de 700 000 exemplaires, dénonçait le déclin de « l’identité culturelle » allemande et « l’invasion islamique », le tout mêlé à l’une des peurs les plus enfouies dans l’inconscient du pays en ce début de XXIe siècle : le déclin démographique. De quoi frémir.

Dangers. Pour une fois qu’un sujet de consensus le rapproche de la chancelière, le national-libéral Nicoléon ne se plaindra pas de ce renfort inattendu. Depuis son discours de Grenoble et la stigmatisation infâme des Roms, qui valut à la France une mise en demeure de l’Europe, les chiens sont lâchés et, après la déchéance de la nationalité, quelques députés UMP n’hésitent pas à évoquer la suite du programme : la suppression du droit du sol ou de la double nationalité… Une enquête révélait cette semaine que 37 % des enfants de naturalisés français déclarent « ne pas se sentir reconnus comme tels ». Comment s’en étonner, quand on tient à distance le « Maghrébin » ou « l’Arabe » au point qu’à la quatrième génération on parle encore de l’« origine des beurs » ? Qu’en pense Nicoléon, pourtant fils direct de l’immigration ? « La France, tu l’aimes chrétienne ou tu la quittes ? » Ce serait donc ça, la République d’aujourd’hui ? Oublieuse qu’elle s’est aussi construite en rupture avec la France chrétienne, délivrant un message républicain universel, par-delà ses frontières et reconnu comme tel ? Et l’Europe ? « Tu l’aimes chrétienne ou tu la quittes ? » Elle aussi ? Du Nord au Sud, de l’Ouest à l’Est, la crise sociale attise la haine de l’autre. En 2010, entre 20 
et 30 % de l’électorat du Vieux Continent se déclare ouvertement opposé à la diversification culturelle. Il est un peu tôt pour (re)parler de la bête immonde, mais il est un peu tard pour totalement l’ignorer. Il n’y a pas si longtemps, nous disions, exténués et à bout d’argument : « Que ne dirait-on pas si l’Allemagne parlait ainsi ! »

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 23 octobre 2010.]

(A plus tard...)

samedi 23 octobre 2010

Retraites : les citoyens dressent un mur de lucidité...

«Lorsqu’il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit.» Le rappel est un peu aisé, mais la solennité de certaines phrases se retourne parfois contre leurs auteurs. Personne n’a oublié – et n’oubliera – ces mots de Nicolas Sarkozy, prononcés le 5 juillet 2008. Tout transporté qu’il était encore par l’exposition de sa propre gloire, le monarque-élu n’imaginait pas qu’une saillie verbale inspirée par un scribe bien connu se transformerait en illusion qui pèserait des tonnes sur son dos – si ce n’est sa conscience... Bien qu’il serait imprudent de prédire l’avenir du conflit social qui laboure la France jusque dans ses entrailles, ensemençant de fertiles espoirs, nous savons au moins une chose à la veille des vacances de la Toussaint : la fuite en avant autoritaire du pouvoir ne bride en rien l’énergie du mouvement. Au contraire.

Malgré les coups de force contre le droit de grève, comme à la raffinerie de Grandpuits, réquisitionnée manu militari, malgré les coups de force antiparlementaires, comme au Sénat, où le déni de démocratie y a atteint des sommets de césarisme, la solidité de l’intersyndicale, son esprit de responsabilité forcent le respect. Les appels à participer aux deux nouveaux rendez-vous de mobilisations s’élargissent encore, d’autant que, n’en déplaise aux éditocrates germanopratins, les salariés en masse qui se mobilisent avec les jeunes ne puisent plus uniquement les raisons de leur combat dans le caractère injuste de cette réforme emblématique. Non, c’est aussi le discours gouvernemental et les actes dans leur ensemble, qui, progressivement, ont alimenté les révoltes et l’ampleur d’un ras-le-bol plus idéologique qu’on ne l’imagine. Si personne dans ce combat ne doit perdre de vue le dossier des retraites, pointe avancée de la destruction sociale, nous devons reconnaître aujourd’hui que la contestation va bien au-delà. Le climat actuel nous livre une indication stratégique : une majorité de Français refuse l’idée qu’on puisse nous imposer une régression sociale généralisée… Nous en avions rêvé. Nous y voilà.

Car il s’agit bien d’une « régression sociale ». Jusque-là, les membres du gouvernement l’admettaient en privé non sans délectation. L’un d’eux, l’obscur secrétaire d’État au Logement, Benoist Apparu, vient de le faire en public et l’on ne sait si l’on doit au courage ou à la naïveté cet excès de sincérité. Ledit M. Apparu vient en effet de déclarer que le relèvement à 62 ans de l’âge légal du départ à la retraite était « une forme de régression sociale » et qu’il fallait « l’assumer ». Quand le discours de défi et de mépris s’ajoute à celui du cynisme, au moins nous savons à quoi nous attendre… Seulement voilà, les citoyens disent « non ». Hier, une enquête BVA a confirmé la tendance. Le soutien global au mouvement social est toujours massif (69 %), tout comme l’approbation des grèves dans les transports, soutenues par 52 % (+ 2 points). Vous avez bien lu !

Sans fantasmer on ne sait quelle r-évolution populaire, au moins pouvons-nous suggérer que le long travail de propagande ultralibérale se heurte dorénavant à un front du refus. Dressé, ce mur de lucidité fait vaciller bien des croyances. Non seulement Nicolas Sarkozy a définitivement perdu la bataille de l’opinion, mais il a, peut-être, perdu celle des idées… Hier, Jean-François Pillard, patron des patrons de la métallurgie, la toute-puissante UIMM, a osé ruer dans les brancards : « Il y a un problème de méthode : la concertation n’est pas “je dis ce que je veux, j’obtiens ce que je veux”. » Ces temps-ci, la peur n’est plus le privilège des dominés…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 23 octobre 2010.]

(A plus tard...)

mercredi 20 octobre 2010

Révolté(s) : les citoyens n'ont jamais tort d'avoir raison...

Souffrance. «Et moi, vous croyez que je suis un citoyen “normal” ?» Soir de manif(s) au coin du zinc. L’œil de notre interlocuteur, rougi par des effluves de lacrimo, vira au sombre très sombre, comme l’expression tout en rage d’une formulation ayant du mal à s’affirmer. Nous sentions là tout le mal intellectuel qu’il lui avait fallu pour oser énoncer cette question le concernant, en vertu de quoi, il s’obligea à préciser son propos. «Pensez-vous vraiment qu’un chômeur de longue durée, ce qui est mon cas, qu’un allocataire du RMI, bref qu’un jeune qui galère depuis des années soit reconnu et traité comme un individu à part entière ? Non !» Bientôt vingt-cinq ans, plus de trois ans sans emploi stable, pas de perspectives rapides. Quant à la retraite : «Si on ne se bat pas aujourd’hui pour sauver nos derniers droits, après ce sera trop tard… et moi je serai mort bien avant 65, 67, voire 70 ans !» Face à ces mots de souffrance portés par une émotion si sincère, le chronicœur se demanda deux choses. Que dire qui ne soit que compassion, quand tout nous invite à l’insurrection ? Par quel miracle ces victimes de l’insécurité sociale traduisent encore leur colère par les voies ordinaires, alors qu’ils ressemblent tant aux exclus de la société préindustrielle ou aux prolétaires du début de l’industrialisation ?

R-évolution. Chacun aura compris l’importance – la gravité – de la dernière question posée. Dans cette société de l’excès marchand, où les bornes «classiques» de l’injustice nous paraissent toujours plus éloignées, où le mot «crise» en cache tant d’autres, où la course effrénée contre la précarisation de nos vies épuise tous les recours au calme, il semble que l’expression même «luttes dures» ait été une bonne fois pour toutes bannie. Nous ne parlons pas là de «violence», encore que sa possibilité même, au-delà de la peur qu’elle suscite légitimement, ne saurait être exclue, en général, et plus particulièrement lorsqu’un conflit social de grande ampleur se cherche un point d’aboutissement. Les «luttes» font peur quand elles deviennent «dures». À qui la faute ? Comment les éviter ? Qu’est-ce qu’une action de «droit» et une qui ne l’est plus ? Et qui le décrète quand l’État lui-même, moins républicain qu’il n’y paraît, octroie la légitimité des pensées et desdites actions selon que celles-ci se soumettent non plus seulement au droit mais au diktat de sa volonté d’airain ?

Régime. Poussons le bouchon et notre avantage théorique : qui dit «luttes sociales dures» dit «révoltes» ; qui dit «révoltes» peut très bien dire «révolution» (qu’elle soit «citoyenne», «populaire» ou orthographiée «r-évolution»). Pas de procès d’intention : qui se laisserait tenter aujourd’hui par une r-évolution au point de penser qu’elle doive en passer par la violence ? Question : puisque beaucoup d’observateurs depuis une semaine craignent une «ambiance pré-Mai 68», voire carrément «un climat pré-révolutionnaire» (ce que nous ne croyons pas, cela va sans dire), n’est-ce pas significatif du fait qu’ils se sentent tous plus ou moins dans une sorte d’Ancien Régime ? Le révolté aurait-il tort d’avoir raison ? Revenons aux victimes de l’insécurité sociale et à leur «statut», non plus de citoyens, mais d’individus, puisque paraît-il le citoyen serait désormais une valeur désuète… Le processus de promotion (version pub) de l’individu, en effet, se prolonge et s’intensifie à mesure que l’égocentrisme et le chacun pour soi devient la dernière valeur refuge du consumérisme.

Conscience. Alors ? Ces individus précarisés dans la masse sont-ils encore des individus ? La réponse 
est non. S’ils ont certes des affects, des désirs, des angoisses 
et des envies, qu’ils éprouvent de l’amour et des plaisirs 
de vie (la vraie richesse), il leur manque ce que la République soi-disant soucieuse de l’intérêt général devrait leur devoir : les ressources pour pouvoir conduire leurs projets et être maîtres de leur avenir. La vie au jour le jour dans la dépendance 
du besoin n’est pas une vie, au point qu’on peut se demander si ces exclus involontaires de la communauté républicaine appartiennent oui ou non au «régime commun», à des années-lumière de la conception de l’individu libre et responsable que nous célébrons dans la lignée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ! Alors que faire face à cette société dans laquelle l’incertitude augmente d’une manière exponentielle parce que les «régulations» collectives sont au mieux défaillantes au pire pulvérisées ? Ici-maintenant : participer activement au mouvement social, dont la puissance et la sérénité ont de quoi effrayer Nicoléon. Et dans le même temps : ne surtout pas renoncer à notre histoire sociale commune en participant à la prise de conscience politique (c’est le mot), pour que peur et violence potentielle se transforment en objectif collectif capable de renverser les dominants, qui, eux, contrairement aux classes populaires, n’ont pas besoin de manifester pour accroître leur condition. Ne l’oublions jamais. Les puissants ne formulent qu’un rêve immuable à travers les âges : que l’effondrement des consciences et la soumission des peuples soient massifs. Les occasions de le contester tout aussi massivement sont trop rares – pour ne pas en profiter.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 octobre 2010]

(A plus tard...)