jeudi 30 janvier 2020

Conscience(s)

La réforme des retraites et le déterminisme social…

Risque. Réfléchissons bien. «Tout malheur national appelle d’abord un examen de conscience», écrivait Marc Bloch, torturé puis massacré par la Gestapo en 1944. Pourquoi le bloc-noteur songe-t-il au grand historien? Parce que les circonstances du moment réclament aussi un examen d’«émotion», qui soit à la mesure de l’enjeu de civilisation actuel symbolisé par le combat contre la réforme des retraites, exemple emblématique du mode s’opérant à vue dans la vieille Europe : un changement de régime affectif… donc politique. Disons, une modification d’attitude intérieure envers la politique, comme si l’entreprise de conquête des mandats électifs – Mac Macron avec «l’Entreprise France» – tendait à recruter des technocrates de surface dont l’agir et le dire ne mordent plus en profondeur, et donc, par «légèreté» ou «habileté», s’attaquent précisément aux ferments racinaires eux-mêmes de la République. Mac Macron en est l’incarnation. S’il sous-estime la difficulté de vouloir braver l’opinion dans une démocratie d’opinion – péché sans doute mortel –, le cas en question nous interroge sur l’imposture de la posture, lui qui représente un peuple et non un public, des citoyens et non des clients. À en croire les indiscrétions de palais, le risque de la «réforme de trop» fut sérieusement évalué. L’ampleur de l’exercice devait devenir le «marqueur» définitif de l’ambition transformatrice de Mac Macron. Et c’est en toute «conscience», visiblement, qu’il prit le risque de dévitaliser un peu plus sa verticalité théorisée, tout en accentuant le décalage entre sa personne et la masse de la population. Soyons simple: comment un «président des riches» peut-il être crédible quand il parle d’«égalité» et d’«universalisme»?

Valeurs. Puisque les attaques contre le projet de loi viennent parfois d’où on ne les attend pas, il fallait découvrir, cette semaine, l’étonnante tribune de Marc Le Fur et Xavier Patier, publiée dans le Figaro. Le premier est député LR, l’autre ancien collaborateur de Jacques Chirac. Leur pedigree en témoigne, c’est donc au nom de leurs valeurs de droite et du principe que l’ascenseur social, l’effort et bien sûr le mérite restent une donnée essentielle de notre République, qu’ils dénoncent le système par points. On en pense ce qu’on veut, mais tout de même, lisez plutôt ceci: «Il y a autre chose que la méthode, écrivent-ils. Un système de retraite, c’est une vision de la vie (…). Un mécanisme de retraite récapitule implicitement, plus encore que les lois dites “sociétales”, le sens qu’une nation donne à l’existence humaine.» Et ils ajoutent: «Que dit notre système actuel? Au-delà de la diversité des régimes, il repose sur l’idée que chacun peut conjurer le sort et s’élever. Que ce soit en prenant le compte des 25 meilleures années de cotisation comme dans le privé, ou des 6 derniers mois chez les fonctionnaires, l’inspiration fondatrice est que chacun peut dépasser le déterminisme dont il est issu. Tous ne naissent pas avec les mêmes chances, mais tous ont droit à un avenir. Voilà ce qui fonde notre système.» La réforme par points prend en compte, en effet, la totalité de la carrière professionnelle. Résumons: dans le système actuel, un ouvrier devenu cadre perçoit une pension calculée sur ses 25 meilleures années, de la même façon que celui qui sort d’une grande école. Idem entre un professeur devenu recteur et un agrégé ou un normalien. Et nos deux auteurs s’en indignent par des mots que le bloc-noteur ne renierait pas: «Désormais, le retraité sera irrémédiablement rattrapé par la façon dont il est entré dans la vie professionnelle. Le mérite qu’il aura acquis au fur et à mesure de celle-ci ne pèsera plus grand-chose. On lui rappellera, lors de son départ en retraite, qu’il a commencé son métier au bas de l’échelle. Il ne pourra pas prétendre à la même pension que ceux qui ont commencé plus haut que lui : tu as commencé ta carrière modestement, on ne l’oublie pas.» ​​​​​​​Philosophiquement et politiquement, l’argument s’avère imparable. Il n’était pas vain de se l’approprier. En toute conscience.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 31 janvier 2020.]

lundi 27 janvier 2020

Le fiasco et la défiance

Les éléments à charge s’accumulent et donnent du crédit au front syndical en action. La réforme des retraites n’a rien d’«universel», ni d’«égalitaire». Chacun l’a compris: l’insincérité est avérée!

Ainsi donc, pour qualifier cet étrange moment de notre histoire où un projet de loi s’attire à la fois les foudres de l’opinion publique et du très sérieux Conseil d’État, quelques bonnes âmes évoquent l’«amateurisme» d’un texte «mal ficelé» et, bien sûr, ce «manque d’explication pédagogique» grâce à laquelle tout aurait été différent… Attention aux mots réducteurs, ils ne traduisent qu’imparfaitement la réalité. En l’espèce, ils masquent surtout l’insondable fatuité de l’exécutif, qui, depuis des semaines, dispense mensonges et manipulations – dignes d’une forfaiture à l’idée que nous nous faisons de la République. L’affaire est grave et entachera durablement Emmanuel Macron. Car les éléments à charge s’accumulent et donnent du crédit au front syndical en action, que ce soit le projet de loi lui-même ou la fameuse «Étude d’impact» (un véritable outil de propagande pourtant). La vérité saute aux yeux avec éclat. La réforme des retraites n’a rien d’«universel», ni d’«égalitaire». Chacun l’a compris: l’insincérité est avérée!

Prenons bien la mesure du fiasco gouvernemental. Alors que tous les affidés du pouvoir cherchent – en vain – à démontrer que le système serait puissamment redistributif et qu’il ne viserait pas à programmer des économies sur le dos des assurés, tout prouve le contraire désormais. Nous savons même que la trajectoire fixée pour la part des retraites dans le PIB ne sera plus de 14%, mais en deçà de 13% en 2050. La réforme intègre bel et bien une baisse des dépenses progressive…

Tout cela signifierait une rupture de civilisation avec l’esprit de la retraite par répartition, celle héritière du CNR, qui constitue l’un des éléments fondamentaux d’une organisation d’un monde commun par lequel les choses essentielles de la vie de tous doivent rester la propriété de tous. Voilà ce dont les libéraux ne veulent plus: du collectif concret. Ce qu’ils tentent de nous imposer de force, c’est la disparition de cette solidarité collective au seul profit d’une logique d’individualisation, chacun « possédant » pour lui-même une force de travail comptabilisable en points, sorte d’exploitation par l’autoexploitation. La défiance grandit… contre la préfiguration de ce futur-là!

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 28 janvier 2020.]

jeudi 23 janvier 2020

Classe(s)

Le XXIe siècle sera celui de la lutte des classes, selon Emmanuel Todd.
 
Lutte. Une France plus homogène que nous ne l’imaginons… mais au bord de l’explosion sociale. Le démographe Emmanuel Todd, célèbre pour sa posture de prospectiviste, nous revient. Et il cogne. En parcourant avec attention "les Luttes de classes en France au XXIe siècle", publié aux éditions du Seuil, nous passons par tous les sentiments bruts et analytiques: énervement (parfois), amusement (souvent), contentement (toujours) en tant que nourriture de l’esprit qui offre – à ceux qui acceptent l’expérimentation intellectuelle et une part de spéculatif – de quoi mûrir notre réflexion en additionnant les grilles de lecture. Toujours en guerre contre l’euro (cet «échec absolu», cause de tous les maux de l’économie française), Emmanuel Todd puise dans les grandes références marxistes et s’appuie sur une relecture de livres du grand Karl, singulièrement "les Luttes de classes en France" (1850) et "le 18 Brumaire de Louis Bonaparte" (1852). L’essayiste en vient donc, tout naturellement, à rédiger ces mots comme un résumé de son opus: «La lutte des classes est notre identité. Beaucoup plus que la chasse aux Arabes ou aux homosexuels.» En préambule, il écrit: «Parmi les acteurs de nos nouvelles luttes de classes du XXIe siècle, nous n’allons pas trouver seulement le capitalisme mondialisé, des financiers aux dents longues, mais aussi des petits-bourgeois, très nombreux, des policiers, des enseignants et surtout l’État profond (celui des énarques, des technocrates et des oligarques – NDLR), dont nous observerons la montée régulière et menaçante. Nous décrirons des classes sans conscience et aussi des classes en grand état de fausse conscience.» Et il persiste et signe: «La lutte des classes, c’est la France. Marx a certes étendu le concept à l’échelle planétaire, mais il ne faisait aucun doute pour lui que le lieu de naissance des luttes de classes modernes, c’était la France.» 

Reconstruction. Dans le détail, et pour la bonne compréhension, Emmanuel Todd distingue désormais «quatre nouvelles classes sociales». Au sommet: ce qu’il appelle «l’aristocratie stato-financière», le fameux 1% du haut de l’échelle qui, selon lui, «se fait piétiner par les Allemands et les Américains, et se venge sur les Français», tout en étant les grands gagnants du capitalisme globalisé. Au milieu: la «petite-­bourgeoisie» des cadres et professions intellectuelles supérieures, «fière de sa pratique des musées» qui se pense «winneuse et a porté Macron au pouvoir». Toujours au milieu: ce qu’il nomme la «majorité atomisée», réunissant 50% de la population et qui rassemble «les agriculteurs, les employés qualifiés, les artisans, les professions intermédiaires». Enfin, tout en bas, «le prolétariat, ouvriers et employés non qualifiés», soit 30%, les seuls «capables de comprendre que le libre-échange et l’euro sont une catastrophe», sachant qu’ils ont «ce défaut de souvent se passer les nerfs sur les immigrés». Et voilà. Alors, Emmanuel Todd sombre-t-il dans la caricature quand il affirme que, au milieu de tout cela, Mac Macron «réactive sans cesse la lutte des classes par son mépris typiquement petit-bourgeois du peuple»? Ou encore quand il estime que «les classes supérieures manifestent un sadisme social envers les classes populaires»? Voire quand il assène que «l’objectif des énarques incompétents et violents qui nous dirigent n’est plus vraiment d’améliorer la situation mais de gérer la baisse de niveau de vie»? L’essentiel est bien là et il le clame: «Le cycle annonce le retour de la lutte des classes. Nous sortons du sociétal et des valeurs identitaires pour retrouver le socio-économique.» Certains se moqueront, mais Todd voit dans cette séquence «le début d’une reconstruction morale du pays» et dans «le saccage des magasins des beaux quartiers» un combat pour «chasser les marchands du temple». Nous n’avons pas fini d’en parler…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 janvier 2020.]

dimanche 19 janvier 2020

Le Versaillais de la finance

Le président des riches reçoit, à Versailles, l’entre-soi de la finance mondiale et régalera 200 PDG de l’hyperpuissance capitalistique globalisée...

L’orgueil de classe est sans limite et exonère de tout état d’âme. Symbole dévastateur: ce lundi, à Versailles, Emmanuel Macron reçoit donc l’entre-soi de la finance mondiale et régalera 200 PDG de l’hyperpuissance capitalistique globalisée, des milliardaires en route sur le chemin pavé d’or de Davos, assumant jusqu’au mépris absolu ce que nous nommerons «le choc des mondes». L’ancien banquier de l’Élysée n’est pas le moins légitime pour mettre en cohérence son attention en faveur des «premiers de cordée» et une opération de com de prestige, fût-elle gênante en plein mouvement social. Le peuple, lui, sait à quoi s’en tenir depuis longtemps: le «président des riches» porte bien son épithète…

Le tapis rouge ainsi déroulé a quelque chose d’obscène. Comme si Macron incarnait mieux que quiconque cette célèbre phrase de Karl Marx: «Toute classe qui aspire à la domination doit conquérir d’abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l’intérêt général.» Tandis que, jamais à ce point, le système économique et financier mondial, inégalitaire et climaticide, n’a été autant remis en question, certains se contentent des intentions de notre ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, en partance lui aussi pour Davos, qui ose appeler à un «nouveau capitalisme» censément «plus juste». On connaît la musique, façon pipeau, à l’heure où l’organisation non gouvernementale Oxfam publie un rapport accablant. 1% des plus riches ont déjà capté près de 30% de la croissance des revenus en quarante ans. Et ils continuent de voler l’humanité sans vergogne: 2 153 milliardaires détiennent désormais l’équivalent de… 4,6 milliards de personnes. Les crises sociales et écologiques puisent bel et bien leurs racines dans ce pillage éhonté et dans des décennies de politiques d’affaiblissement des acquis sociaux, d’absence de redistribution et de partage des richesses.

Ne nous trompons pas. Ces puissants-là théorisent et organisent ce «choc des mondes». Macron, le Versaillais de la finance, en est la preuve active.


[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 20 janvier 2020.]

jeudi 16 janvier 2020

Décivilisation(s)

Mac Macron, la «révolution» conservatrice.

Legs. Il y avait, jadis, pour nous libérer des chaînes de la tradition et s’affranchir des étouffoirs de la domination capitaliste, une formule que le père du bloc-noteur répétait souvent en dressant le poing: «Le meilleur est la moindre des choses.» L’humus de nos valeurs et de nos legs, quoi qu’en disent nos forfanteries libres-penseuses, continue de nous obliger – quel que soit le prix à payer… Sans forcément traquer l’idée de Rédemption dans celle de l’émancipation, ni quêter des goûts d’Apocalypse dans l’image sainte du Grand Soir, nous savons une chose essentielle qui détermine toutes les autres: nous ne nous en sortons pas tout seuls, les humains se sauvent et progressent ensemble ou pas du tout. Le culte de l’aventure collective ne nous est pas tombé du Ciel, mais nous avons une créance politique et philosophique sur nos beaux emballements. Une certaine éthique; un fil d’Ariane. Voilà, en vérité, ce que nous disent les grévistes depuis le 5 décembre. Et si certains en doutent, ces militants de l’espoir soulèvent quelques montagnes que nous n’imaginions même plus possible au fond de nous. Leur combat social est devenu un combat de civilisation sociale.

Destruction. Puisque nous évoquons cet enjeu de «civilisation», parlons-en justement. Dans une tribune remarquable publiée par Libération cette semaine, signée par un collectif d’intellectuels, d’économistes, d’historiens, d’écrivains, etc., nous pouvions lire ces mots pertinents: «Nous prenions pour un coup de com le titre du livre du programme du candidat Macron, Révolution. Nous avions tort. Élu président, Emmanuel Macron développe avec son gouvernement une révolution libérale autoritaire sans précédent depuis Margaret Thatcher.» La comparaison n’est pas nouvelle, le bloc-noteur l’ayant déjà testée. Mais les auteurs (parmi lesquels Jacques Bidet, Patrick Chamoiseau, Annie Ernaux, Frédéric Lordon, Gérard Mauger, Gérard Mordillat, Gérard Noiriel, Monique Pinçon-Charlot, etc.) précisent une évidence qu’il convenait de pointer crûment: «Le gouvernement d’Emmanuel Macron décivilise.» Déciviliser: le verbe est lâché, dans toute sa dureté. Car, en effet, la «révolution» de Mac Macron vise à abattre toutes les régulations publiques qui furent la gloire – jalousée de par le monde – de nos héros du Conseil national de la Résistance. À l’aune de la loi travail, de la «réforme» des APL, de celle sur l’assurance-chômage, que signifie le dispositif supposément «universel» de la retraite à points? Une régression historique supplémentaire, qui met en cohérence, déjà, l’ensemble de l’œuvre de destruction massive ainsi assumée par Mac Macron. N’ayons donc pas peur de l’expression: en libérant, partout, les intérêts de la finance, il s’agit bel et bien d’une «révolution» conservatrice d’une ampleur terrifiante.

Durée. Faute de mieux pour l’instant, Mac Macron joue la montre, lui qui se revendiquait «maître des horloges». Le dossier explosif des retraites lui pose désormais un problème de taille, dont il risque de ne pas sortir indemne politiquement: avant les fêtes, il pensait que les contestataires de sa réforme de classe rentreraient en douceur dans les clous. Mais l’enlisement est là. Tout ce que le «marcheur» redoutait par-dessus tout, la menace de l’immobilisme. D’autant que le retour de la conflictualité sociale, authentique, est probablement acté, contredisant ainsi bien des analyses dominantes qui prédisaient sa fin temporaire, sinon sa mort définitive. N’oublions pas que la «trêve», défendue par les syndicats qualifiés de «réformistes», est quasiment restée sans effet sur la base. Six semaines plus tard, Mac Macron n’a toujours pas obtenu le blanc-seing qu’il espérait. Et l’opinion publique ne fléchit pas. Du jamais-vu. Cela confirme que la durée reste, depuis le début, une des données essentielles du mouvement en cours. De quoi avoir le temps, espérons-le, de relire Mark Twain: «Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 17 janvier 2020.]

jeudi 9 janvier 2020

L’enjeu

Tous les affidés du pouvoir et autres éditocrates misaient sur un essoufflement, sur la division et la fatigue des grévistes. Il n’en est rien. 

Et dans l’air, comme le chant commun d’une détermination, quelque chose de puissant nous étreint. Les porte-flambeaux du trente-sixième jour de grève continuent de toiser crânement l’histoire sociale. Ils délivrent un message en ampleur. Le combat du possible, mature et responsable face à toutes les générations. Tous les affidés du pouvoir et autres éditocrates misaient sur un essoufflement, sur la division et la fatigue des grévistes, imaginant que l’opinion publique allait flancher elle aussi. Ces âmes insensibles parleront, commenteront, minimiseront, bref, elles diront bien ce qu’elles voudront: il n’en est rien! Ce 9 janvier dresse face à elles un «cercle de la raison» qu’elles feraient bien d’entendre, maintenant.

Un million et demi de personnes ont encore manifesté partout en France. Public, privé, le nombre de grévistes dépasse d’ailleurs les prévisions. Le vent déjà levé depuis début décembre décoiffe cette fois les plus pessimistes. Emmanuel Macron et Édouard Philippe, avant même les nouvelles mobilisations prévues ce samedi, ont désormais un problème de taille dont ils ne sortiront pas indemnes politiquement. S’ajoutant à leur attitude provocatrice et à leur manière de transformer toute négociation en mascarade, ils ne peuvent plus tabler sur la mise en douceur dans les clous des contestataires à leur réforme de classe, qui ouvrirait la voie à une retraite à points d’individualisation forcée, antichambre d’un système par capitalisation.

À en croire la petite musique qui nous saoule les oreilles depuis les fêtes, nous savons déjà ce qu’ils pourraient tenter. Le fameux «âge pivot» serait ainsi la clef de voûte d’un éventuel «apaisement», et l’assouplissement de ses principes une «porte de sortie» honorable afin de rallier ce qu’ils nomment les «syndicats réformistes». Mais la vérité nous oblige: l’âge pivot n’est que l’arbre qui cache l’ensemble de la forêt, celle d’une réforme si régressive qu’elle en est devenue un enjeu de civilisation – qui mériterait un vaste débat redéfinissant ce que pourraient être un progrès partagé hérité du CNR, une justice sociale, une solidarité, un recul des inégalités… et un partage des richesses.

Car, pendant ce temps-là, le «ruissellement», lui, continue, tel un geyser, d’abonder vers le haut sans aucune conscience du péril symbolique qu’il délivre. Le Noël des premiers de cordée arrive mi-janvier, mais il s’annonce sous les meilleurs auspices: avec 60 milliards d’euros, les liquidités restituées aux actionnaires du CAC 40 dépassent, en 2019, le record de 2007. Une orgie financière. Ces puissants-là continuent de se gaver en toute impunité et ne rêvent ni de cortèges ni de poésie. Eux n’ont pas besoin de se mettre en grève pour sauver leurs régimes (très) spéciaux. Ils s’enrichissent sans même travailler, juste en dormant.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 10 janvier 2020.]

Langage(s)


Détourner les mots, la marque symbolique de ce pouvoir…

Peuple. Quand vous entendez le mot «peuple», et vous l’entendez souvent, n’oubliez jamais de demander duquel on vous parle exactement, car ce totem sacré sinon pieux, selon l’usage même du langage qui lui est consacré, possède un envers et un endroit. Vous connaissez la formule: «Le gouvernement du peuple par le peuple», que nous pourrions nommer «Démocratie». Selon le lexique grec référencé, qui octroie parfois un surcroît de «mise à distance» approuvée par l’Histoire, deux définitions peuvent se disjoindre. D’abord: demos, soit les habitants d’un territoire, en somme sa population, les gens dits «de peu» par opposition aux personnes détenant les biens, le pouvoir et la puissance d’argent. Ensuite: ethnos, autrement dit toutes les classes d’êtres disposant d’origines similaires, ethniques, nations ou phrasées. Pour résumer massivement – on pardonnera au bloc-­noteur sa cuistrerie –, affirmons que la droite libérale et ses ultras se chargent depuis toujours de l’ethnos, la gauche du demos. D’un côté, la préservation de l’état existant au nom de la réaction et de la nation, sans société et sans lutte des classes. D’un autre côté, la défense du « populaire », afin d’abolir les privilèges et de tendre vers l’égalité de tous. Chacun son creuset, ses tragédies. Et tant pis s’il existe encore des citoyens pour croire et clamer la singularité de la France qui, depuis de Gaulle au moins, selon eux, jouirait pleinement des deux particularités, ce qui aiderait à son aura universelle dans le monde. Notre dépit comporte souvent sa part de naïveté et de fatuité. Mais comme on le dit dans ces cas-là: choisis ton camp camarade, et fixe l’horizon de ton destin choisi!

CNR. Drôle d’époque, n’est-ce pas, celle où paradent sans vergogne ceux qui insultent le langage et pervertissent, profanent, pourrissent le sens de ce qui doit être entendu et compris. Quand certains utilisent donc le mot « peuple », sans réelle définition, au point d’en distordre la réalité, nous ne sommes plus très loin du dépôt de bilan côté salut public et nobles causes à la traçabilité exemplaire. Le pire n’étant pas la langue de la gestion comptable et financière que nous entendons à longueur d’antenne, mais bien quand celle-ci s’empare (sans romantisme aucun) de la nôtre, celle qui construisit de ses mains et ses esprits les combats collectifs émancipateurs. Quand Édouard Philippe, au nom du «peuple», ose déclarer concernant la réforme des retraites: «L’ambition portée par ce gouvernement est une ambition de justice sociale. (…) Et surtout la seule chose qui compte, c’est la justice», comment doit-on réagir? Surtout quand il ajoute: «Nous proposons un nouveau pacte entre les générations, un pacte fidèle dans son esprit à celui que le Conseil national de la Résistance a imaginé et mis en œuvre après guerre.» Comme en écho, nous ne sommes pas près d’oublier non plus la phrase du sénateur LaREM de Paris, Julien Bargeton, crevant le plafond de l’ignominie en reprenant à son compte une citation d’Ambroise Croizat: «L’unité de la Sécurité sociale est la condition de son efficacité.» Tout est permis, même l’autosuffisance qui prétend incarner la vérité. Où est le «message», derrière la «communication» déjà consommée et consumée sitôt énoncée? Ce type de propos signe la marque symbolique de ce pouvoir, qui dévoie les mots jusqu’à insulter ceux qui les écoutent et savent ce qu’ils entendent. À partir de quand parle-t-on de «propagande»? En l’espèce, s’envelopper dans le CNR alors que tout préside à la destruction froide et méthodique des acquis sociaux du CNR, n’est-ce pas, déjà, la plus sombre des propagandes? «Jamais nous ne tolérerons que soit mis en péril un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès», disait Ambroise Croizat en 1950. Cette histoire, c’est précisément celle du peuple…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 janvier 2020.]

dimanche 5 janvier 2020

Irresponsable

Par la décision d’un président irresponsable, la première puissance militaire du monde attaque directement un général iranien. Une déclaration de guerre ouverte...

L’infatué narcissique a encore frappé. Et cette fois, Donald Trump ne menace pas seulement les intérêts démocratiques fondamentaux de sa propre nation, mais bien l’équilibre de toute une région – le Moyen-Orient – et, par prolongement, une partie de la paix mondiale. L’histoire nous a enseigné que certains assassinats enflamment parfois des continents, et anéantissent tous les espoirs de dialogue. L’élimination surréaliste du général Qassem Soleimani, figure majeure du régime iranien, chargé des sombres opérations extérieures et sorte de proconsul de Téhéran à Bagdad, marque une escalade inconsidérée dans le conflit «de l’ombre» que se livrent les États-Unis et l’Iran. Quoi que nous pensions du régime iranien, cet acte restera comme une pure folie pouvant conduire à un irréparable engrenage aux conséquences impossibles à mesurer. Le meurtre assumé d’un haut responsable, dignitaire d’un État constitué, n’est en effet rien d’autre qu’une déclaration de guerre ouverte.

Résumons. Par la décision d’un président irresponsable, sans consultation du congrès, la première puissance militaire du monde attaque directement un général iranien et, désormais, des groupes au service de l’Iran combattent ouvertement pour venger ce général: il ne s’agit plus d’une guerre par procuration, mais bien d’une guerre directe, qui révèle le chaos du Bureau ovale comme son besoin de diversion dans la perspective d’un procès en destitution au Sénat. Même en y réfléchissant par l’absurde, l’éventuelle part de «stratégie» dans cette attaque semble, une fois encore, ensevelie sous les tonnes d’impulsions contradictoires de Trump, mû par ses instincts les plus vils.

Cette poudrière infernale annonce un nouveau désastre dans ce Moyen-Orient meurtri par quarante années de destructions, en particulier pour le peuple irakien. Si la communauté internationale doit réagir vite et mieux, Emmanuel Macron se grandirait s’il exigeait sans attendre une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU pour dénoncer les agissements de Trump et tenter d’éviter un embrasement mortifère – promesse d’une guerre et d’une nouvelle course aux armes nucléaires.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 janvier 2020.]