Caste. Scènes vécues en intellocratie snobinarde. En un temps pas si lointain, quand la vie, l’amour, la mort s’invitaient encore par effraction entre la poire et le fromage, beaucoup de littérateurs endiablés continuaient à citer Sartre et Beauvoir, parfois même Aragon ou Blanchot, et il n’était pas rare de s’entendre dire qu’un vrai
«intellectuel est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas». Écrire et décrire le monde, le penser, pour (déjà) le transformer… Tôt converties au libéralo-nihilisme – leurs conquêtes rabougries –, comme rapetissées sur elles-mêmes puisque tout lâchage reste une forme de lynchage de soi, ces belles âmes passèrent aux insultes envers Deleuze, Bourdieu ou Derrida, déclarant que Marx était
«mort» et avec lui la
«gauche de combat», le
«communisme» et toute idée d’
«émancipation collective»… Depuis une dizaine d’années, sous la férule d’Éric Zemmour, Élisabeth Lévy, Ivan Rioufol et autres Michel Godet ou Robert Ménard (liste non exhaustive), citer Maurice G. Dantec fut leur manière – très Œuvre-Française – de s’ériger contre ce qu’ils appelaient
«la pensée unique». Désormais, trustant les places médiacratiques, ils parlent sans précaution oratoire et n’hésitent plus à se révéler tels qu’ils sont: des médias-réacs. Alain Finkielkraut peut se reposer, il a trouvé ses porte-paroles.
Danger. Abruti par la rhétorique des discours-sur-tout et des donneurs de leçons-bien-répétées, perdu en médiacratie rampante qui octroie aux titulaires de la chaire es-conservatrice le passeport du j’ose-tout, bref, révolté par l’air cathodique pestilentiel qui pollue vos écoutilles… vous aussi vous écoutez la radio et subissez les assauts d’émissions comme
On refait le monde, sur RTL ? Vous aussi vous ne supportez plus l’étalage des intellocrates qui confondent les postures dogmatiques avec l’agora, la vraie, qui aurait le mérite de refléter la pluralité du débat public. N’était la présence, de temps à autre, de l’ami Claude Cabanes, reconnaissons que l’émission de RTL est devenue le reflet et le symptôme des mœurs radiophoniques et télévisuelles. On se donne l’apparence du journalisme, mâtiné d’expertise savante, et on se permet de déverser, non les éléments qui concourraient à l’élévation de la pensée, mais bien les ressentiments idéologiques les plus rances, façon épiciers poujadistes, ligues cathos anti-avortement et pro-peine de mort, nostalgiques d’une France fantasmée chez Maurras (au mieux) et où les sentiments ouvertement pétainistes pourraient s’exprimer sans contrefaçon… Attention, danger. Par les temps qui courent, les ex-nationaux-républicains se transforment vite en nationalistes-antirépublicains capables de s’accorder sur l’essentiel avec le Front national…
Occupation. Entendons-nous bien. Il n’est pas question ici d’accuser la médiacratie dans sa globalité de servir mécaniquement la cause libéralo-nationaliste. Mais ce que nous ressentons aujourd’hui s’apparente de près à ce que nous ressentions à la fin des années quatre-vingt, quand l’offensive d’occupation des médias par tous les ultralibéraux devint une stratégie de classe – et nous avons vu où ce conditionnement propagandiste a conduit le débat d’idées… Cette douloureuse expérience doit nous alerter. Au moins pour une raison:
ces éditocrates qui s’octroient tous les fauteuils maîtrisent parfaitement la mécanique audiovisuelle, sa théâtralité, ses jeux, ses dramaturgies, ses poussées d’adrénaline et, mieux encore, sa nécessité de provocation. Quand Élisabeth Lévy parle des quartiers populaires en déclarant
«Enfin, on est en guerre ! il faut y aller avec l’armée !», qu’a-t-elle donc à envier à un Éric Zemmour stigmatisant la couleur de la peau et les origines culturelles ? Rien. Si ce n’est qu’ils se trouvent, l’un comme l’autre, en situation de quasi-monopole de la parole, sans réels contradicteurs face à eux, sauf quelques socialistes bon genre, plutôt sociaux-démocrates, libéraux «modérés» revendiquant leur sainte «neutralité»…
Réel. Il n’y a pas si longtemps, les mystifications et les analyses simplistes étaient balayées par l’intelligence collective d’une profession qui prenait le temps de l’évaluation. Seulement voilà, la passion du temps-long s’est fissurée et l’immédiateté de l’actualité a remplacé la réflexion. La dictature de l’émotion domine et tout s’accélère, s’ébrèche dans la controverse aisée, souvent minable. Nous pourrions presque dater symboliquement la première véritable fêlure dans le ventre mou de la pensée de surface. C’était une phrase de Laurent Joffrin passée inaperçue, en 2003 :
«Devant les plaies sociales cruelles, l’ancien discours libéral-libertaire paraît coupé du réel. Ce n’est effectivement plus la droite qui est réactionnaire, c’est la réalité.» La sentence avait quelque chose de définitif. Comment s’étonner que, quatre ans plus tard, en 2007, les partisans de la dictature de la réalité et des renoncements à l’idéal républicain aient pu aussi aisément dérouler le tapis rouge à toute la clique de Nicoléon, entérinant la fin de la mise en quarantaine des réactionnaires, quelles que soient leurs origines politiques ? Dorénavant, avec l’imprimatur de Fabrice Luchini, les petits valets déclament en chœur et dans le texte du Philippe Muray. Avoir l’apparence du style donne de l’aisance et de l’assurance à ses idées. Le même Muray disait :
«Ce devant quoi une société se prosterne nous dit ce qu’elle est.»
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 5 février 2011.]
(A plus tard...)