jeudi 29 octobre 2020

Anticapitaliste(s)

La chasse aux idées révolutionnaires…

Désir. Au milieu des fracas idéologiques et pandémiques, nous devons à Slavoj Zizek une information passée totalement ­inaperçue, mais qui, en tant qu’exemple, nous éclaire sur notre présent. Dans une tribune publiée par l’Obs, le philosophe slovène révèle en effet que le gouvernement britannique de Boris Johnson, fin septembre, «a ordonné aux écoles d’Angleterre de ne pas utiliser les ressources d’organisations ayant exprimé le désir de mettre fin au capitalisme». Soyons précis. La directive publiée par le ministère de l’Éducation à l’intention des directeurs d’établissement impliqués dans la mise en place des programmes classe l’anticapitalisme comme une «position politique extrême» et l’assimile à un «discours contraire à la liberté d’expression, à de l’anti­sémitisme et au soutien d’activités illégales». Vous avez bien lu. Slavoj Zizek, effaré par ces mots, explique: «Pour autant que je sache, il est inédit qu’un ordre aussi explicite soit donné. Rien de tel n’est jamais arrivé, même dans les heures les plus sombres de la guerre froide.» Comment lui donner tort? D’autant que la formule est savamment choisie: «Un désir de mettre fin au ­capitalisme.» Pas un programme de combats politiques au ­service d’une organisation planifiée, non. Un «désir», juste un «désir», comme on le dirait d’un rêve un peu fou. Zizek précise: «À cela s’ajoute la mention désormais habituelle de l’antisémitisme, comme si un désir de mettre fin au capitalisme était en soi antisémite. Les auteurs réalisent-ils que leur interdiction est en elle-même antisémite: elle suppose que les juifs seraient pas essence capitalistes?» En creux, nous devons lire une chose simple: non seulement la guerre idéologique contre les idées communistes et marxistes se poursuit, mais elle atteint de nouveau une incandescence si vive qu’elle ressemble à une réaction d’effroi, en un temps où toutes les «vérités» du libéralisme s’écroulent les unes après les autres. «Serait-ce parce que la pandémie, le réchauffement climatique et les crises sociales pourraient donner à la Chine une chance de s’affirmer comme la seule superpuissance? s’interroge Slavoj Zizek. Non, la Chine n’est pas l’Union soviétique d’aujourd’hui – le meilleur moyen d’empêcher le communisme est de suivre la Chine.» Et il ajoute: «Si l’Union soviétique était l’ennemi extérieur, la menace qui pèse sur les démocraties libérales vient aujourd’hui de l’intérieur, du mélange explosif des crises qui rongent nos sociétés.»

Dialectique. S’appuyant sur l’une des démonstrations célèbres d’Alain Badiou dans ses Logiques des mondes, Slavoj Zizek ­rappelle que nous pouvons classer en quatre moments «l’idée des politiques de la justice révolutionnaire». Primo: le volontarisme, «la croyance que l’on peut “déplacer des montagnes’’ en ignorant les obstacles et les lois “objectifs’’». Secundo: la terreur, «une implacable volonté d’écraser l’ennemi». Tertio: la justice égalitaire, «son imposition brutale, sans compréhension des circonstances complexes qui sont supposées nous convaincre de procéder graduellement». Quarto: la confiance dans le peuple. En dialecticien hors pair, Slavoj Zizek renverse la problématique en l’appliquant aux puissances libérales. Volontarisme: «Même dans les pays où des forces conservatrices sont au pouvoir, des décisions sont prises qui contreviennent clairement aux lois “objectives’’ du marché, comme les interventions étatiques directes dans l’industrie, les distributions de milliards pour prévenir la faim ou pour des mesures de santé publique». Terreur: «Les libéraux sont légitimes dans leur peur, car les États sont contraints d’adopter de nouveaux modes de contrôle social et de régulation.» Justice égalitaire: «Il est communément accepté, même si en réalité cela est et sera violé, que l’éventuel vaccin devrait être accessible à tous – le traitement est soit mondial, soit inefficace.» Confiance dans le peuple: «Nous savons tous que la plupart des mesures contre la pandémie ne fonctionnent que si les gens suivent les recommandations – aucun contrôle étatique ne peut là prendre la relève.» Nous n’avons pas fini d’en débattre… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 octobre 2020.]

vendredi 23 octobre 2020

Forfaiture(s)

Le Sacré-Cœur classé aux monuments historiques. Une provocation.

Expiation. Quand on se permet de jouer avec l’Histoire, les brûlures du passé ne s’apaisent jamais. Ainsi donc, un siècle après sa consécration, la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, dans le 18e arrondissement de Paris, sera prochainement «protégée» au titre des monuments historiques. Cette décision, prise le 13 octobre par le préfet d’Île-de-France, après un avis favorable de la commission régionale de l’architecture et du patrimoine, apparaîtra pour beaucoup comme une heureuse nouvelle. Elle surprend autant qu’elle dégoûte le bloc-noteur, en tant que provocation et insulte à la mémoire des 30 000 morts de la Commune. Érigé pour faire payer aux Parisiens leur résistance aux Prussiens puis aux Versaillais, ce monument mériterait tout au contraire un déboulonnage en règle, une déconstruction historique conduite avec patience et intelligence. Au contraire, on lui réserve une consécration, à quelques mois du cent cinquantième anniversaire de la Commune. Comment rester calme? Rappelons que cette basilique, dite du «Vœu national», avait pour objectif d’expier la «déchéance morale» provoquée par les révolutions égrenées depuis 1789, auquel vint se rajouter l’expiation de la Commune de Paris déclenchée le 18 mars 1871 sur la butte Montmartre, lorsque les troupes d’Adolphe Thiers vinrent enlever les canons de la Garde nationale qui y étaient entreposés. Les batailles d’historiens n’y changeront rien. L’odieux «pain de sucre» de la butte représente tout à la fois le signe tangible de «l’ordre moral» voulu par l’Assemblée monarchiste élue en février 1871 et le symbole par excellence de «l’anti-Commune». Et les autorités de la France républicaine décident de le valoriser…

Honte. Par les temps qui courent, difficile de ne pas y voir une sorte de reprise en main idéologique. Nous savions que la droite versaillaise n’avait jamais faibli dans sa détestation de la Commune, une haine si puissante qu’elle fut toujours «pensée» et «théorisée» dans le prolongement des massacres de la Semaine sanglante. Que cette emprise conservatrice puisse se manifester à nouveau, de cette manière-là et avec cette morgue insoutenable, en dit long sur le moment que nous traversons. L’affront contre tous les combats ouvriers et politiques est tel que tout se passe comme si nos dirigeants se moquaient des décisions de la représentation nationale. Car l’amnésie atteint des sommets: le 29 novembre 2016, l’Assemblée nationale avait en effet voté une résolution «réhabilitant les communardes et communards condamné-e-s», demandant même que des efforts soient consentis pour «faire connaître les réalisations et les valeurs de la Commune». Et depuis? Rien. Alors que le pays traverse toutes les crises possibles et imaginables, y compris dans son propre rapport à son histoire intime, un seul signal semble s’imposer: les massacreurs sont mis en valeur. Honte à la France. «Qu’un lieu de culte soit choisi pour ce déni démocratique n’est digne ni de la République, ni d’une part non négligeable du monde chrétien qui aujourd’hui se reconnaît dans les valeurs humanistes de la Commune», déclare l’association les Amies et Amis de la Commune de Paris 1871, qui s’indigne à juste titre qu’«on salue une nouvelle fois les bourreaux » et qu’« on crache sur les victimes».

Gages. La République est malade de ses forfaitures. En 2021, le Sacré-Cœur deviendra monument historique, alors que la capitale ne possède toujours pas de station de métro au nom de la Commune, tel que le Conseil de Paris l’avait réclamé. Ce choix, éminemment politique, consiste à donner des gages à la part la plus réactionnaire du pays et apparaît aux yeux des authentiques républicains comme une concession inique attribuée aux forces rétrogrades. Le cœur des héritiers de la Commune saigne. Leurs mains tremblent.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 23 octobre 2020.]

jeudi 15 octobre 2020

Matrice(s)

À propos d’une conception universaliste…

Horizon. Parvenus à ce point de bascule du (nouveau) monde qui nous conduit du doute fondamental aux doutes multiples et inouïs, nous regardons la France avec d’autant plus d’introspection que la situation nous afflige. Nous y voilà, à cette «deuxième vague», sournoise et incompréhensible à bien des égards. On nous l’annonce « forte », à l’image des mesures désormais annoncées. Et nos gouvernants nous ont rendus plus faibles. Résumons : politique de dépistage catastrophique ; traçage déficient ; isolement inexistant ; refus dogmatique de rendre les masques gratuits ; naufrage de l’application StopCovid ; culpabilisation des individus… La plupart des réponses restent incohérentes et – surtout – illisibles dans la durée. Comme si l’État, celui de notre République soi-disant chérie, se trouvait dans une totale incapacité à anticiper, à planifier, à regarder ne serait-ce que du bout des yeux cette part d’horizon – qui s’obscurcit désespérément. Notre art du collectif semble même atomisé, tétanisé par la peur des jours d’après, des semaines à venir, des mois qui paraissent des années. Tout devient difficulté, pris que nous sommes dans une tenaille mortifère, entre absence de visibilité et climat anxiogène. La crise d’autorité atteint des sommets, dans tous les secteurs de la vie commune – jusqu’aux sciences, ce qui laissera des traces durables sur notre capacité de citoyens à «avoir confiance» – et elle se double de toutes les crises conjuguées, sanitaires, sociales, économiques, culturelles. Le pouvoir en place est proche du fiasco. Et il le sait, poussant les réflexes de repli, d’égoïsme, transformant les légitimes gestes barrières en barricades. Qui ne verra pas le bout du tunnel? Eux? Nous?


Activisme. Au cœur de cet ici et maintenant si singulier, Noam Chomsky, le célèbre professeur américain, annonçait la semaine dernière: «Nous vivons l’instant le plus dangereux de l’histoire de l’humanité.» Exagère-t-il? Pour lui, la crise climatique, la menace de la guerre nucléaire et la montée des autoritarismes sont la fabrique des temps modernes, qui laisse entrevoir la survenue potentielle de «la» catastrophe. Le linguiste et activiste, âgé de 91 ans, affirme que les périls en question dépassent ceux des années 1930: «Il n’y a rien eu de semblable dans l’histoire de l’humanité. Je suis assez âgé pour me souvenir, de façon très vivante, de la menace que le nazisme puisse s’emparer d’une grande partie de l’Eurasie, ce n’était pas une préoccupation futile. Les planificateurs militaires américains avaient prévu que la guerre se terminerait avec une région dominée par les États-Unis et une région dominée par l’Allemagne… Mais même cela, suffisamment horrible, n’était pas comme la fin de la vie humaine organisée sur Terre, ce à quoi nous sommes confrontés.» Évoquant le premier sommet de l’Internationale progressiste (18-20 septembre dernier), une nouvelle organisation fondée par Bernie Sanders, l’ancien candidat à la présidence américaine, et Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des Finances, avec pour but de contrer l’autoritarisme de droite, Chomsky prend à son compte l’hypothèse: «Internationalisme ou extinction.» Ou pour le dire autrement, il appelle à la naissance d’une coalition mondiale «pour la justice et la paix, pour la participation démocratique, pour des institutions sociales et économiques changeantes, afin qu’elles ne soient pas orientées vers le profit privé pour quelques-uns mais vers les besoins et les préoccupations de la population générale». Une sorte d’activisme constant. Le bloc-noteur ajoutera que ce «signal» prend écho dans la dernière encyclique du pape François, Fratelli tutti, qui nous invite à repenser la question du « peuple » comme construction sociale et culturelle. Pas d’identité figée, mais l’émergence d’une conception universaliste. C’était jadis la matrice de notre République. Nous en avons plus que jamais besoin… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 octobre 2020.]

dimanche 11 octobre 2020

De la dignité

Amalgames caricaturaux, ces poisons de la pensée… «La plupart sont de faux mineurs», «France débordée», «coût exorbitant», «tous voleurs, assassins et violeurs»… Nous connaissons les discours et l’instrumentalisation politique dont font l’objet les mineurs exilés, qualifiés d’«isolés», qui ont traversé des tragédies pour venir jusqu’à nous. Pourtant, loin des fantasmes, se niche une tout autre réalité moins conforme aux harangues de peur. Dans la grande majorité des cas, ces êtres humains trouvent non seulement le réconfort mais aussi l’aide nécessaire pour l’intégralité d’un parcours d’insertion: hébergement, soins, apprentissage de la langue, scolarisation, formation. Autrement dit, la construction ardue et fragile de projets de vie.

Nous ne nierons pas les difficultés. Mais tout de même! Quand ces mômes échouent dans leurs parcours malgré leur désir d’intégration et qu’ils se retrouvent à errer dans les rues, à qui la faute? Nous pourrions égrener sans fin les manquements de la France et les injustices dont sont victimes ces mineurs à qui notre pays, en vertu de la convention internationale des droits de l’enfant, doit assistance et protection jusqu’au jour de leur majorité. Ces dernières années, les structures en charge d’accueillir ces gamins dans les départements, mais aussi l’éducation nationale, la justice ou la police aux frontières ont œuvré chacune à leur manière pour juguler le flux plus important des effectifs, sans jamais rehausser l’offre de soutien ni les moyens. Une entrave insupportable à la légalité. Car l’implacable logique d’exclusion provoque le pire. D’abord, elle laisse des centaines d’exilés livrés à eux-mêmes pour survivre, avec ce que cela suppose. Ensuite, elle devient une machine à briser des vies et des rêves.

L’État a beaucoup de manières pour honorer la patrie des Droits de l’homme. L’une d’elles est de ne jamais rejoindre la cohorte des bourreaux de l’espérance. Une autre est d’épauler plus faible que soi. Dans ce tableau, entre ombres et lumières, la dignité et le courage des bénévoles et de nombre de professionnels imposent au moins le respect. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 12 octobre 2020.]

jeudi 8 octobre 2020

Haine(s)

Zemmour, honte de CNews, honte de la France.

Loi. Tout est affaire de regard et d’écoute. Ceux à qui il reste des yeux pour voir et des oreilles pour entendre se passent très bien de caméras de surveillance et d’instances de moralité. Spectacle bestial, quand un homme danse sur le fumier, tandis que sa pensée en roue libre tend des crocs de boucher. Ainsi, l’ignoble Éric Zemmour revendique sa posture d’authentique factieux d’extrême droite, pour qui les postures fascistes deviennent première nature. Vous connaissez la formule: délinquant et multirécidiviste. Les qualificatifs qu’il emploie dans presque tous ces discours s’appliquent désormais à lui-même. Déjà condamné en 2019 à 3000 euros d’amende pour des propos anti-musulmans, le spécialiste de la France brune écopait, le 25 septembre dernier, de 10000 euros d’amende pour injure et provocation à la haine raciale. En cause, les paroles tenues lors de son discours fleuve sur l’immigration et les musulmans, en septembre 2019, au cours d’une convention de la droite – qui avait tout de l’extrême droite. Sa dernière diatribe sur les mineurs étrangers, «tous voleurs, assassins et violeurs», déclenche – dieu merci – condamnations morales et plaintes à tout va. Et pour cause. Dans l’affaire présente, comme dans beaucoup d’autres, il n’est pas question de «liberté d’expression», comme l’explique Fifille-là-voilà en soutenant son parangon, mais de propos racistes qui tombent sous le coup de la loi…


CNews. C’est que notre expert en haine ordinaire a depuis trouvé une place de choix sur la chaîne de Vincent Bolloré, CNews, où tous les soirs il a table ouverte comme «chroniqueur». Dans l’émission Face à l’info, présentée par l’icône de la mollesse Christine Kelly, l’odieux Zemmour détaille l’intégralité de ses obsessions ultradroitières et xénophobes sans que quiconque ne s’y oppose vraiment. Plus grave, il se trouve que l’émission durant laquelle il insulta les mineurs étrangers – et bafoua la République – n’était pas en direct, ce qui signifie que la responsabilité de CNews dans cette diffusion in extenso apparaît évidente, dans la mesure où la direction aurait très bien pu couper les passages les plus odieux. Depuis, la Société des rédacteurs de CNews a heureusement publié un communiqué pour se désolidariser non pas du polémiste, mais des propos du polémiste. Faute de réaction de la part des dirigeants de la chaîne et du Figaro (où Zemmour poursuit sa collaboration), le parquet de Paris a ouvert une enquête pour «provocation à la haine raciale» et pour «injures à caractère raciste». Sans parler de la cascade de plaintes qui émanent des départements, tuteurs légaux de ces mineurs non accompagnés qui dépendent de l’aide sociale à l’enfance: Loire-Atlantique, Gers, Haute-Garonne, Landes, Pyrénées-Orientales, Gironde, Métropole de Lyon, etc. Sans nul doute, l’homme sera de nouveau condamné. Beaucoup pensent qu’il s’agira d’une sorte de coup de grâce et que nous ne verrons plus le sinistre personnage à l’antenne. En est-on sûr pour autant?


Drumont. Le bloc-noteur l’a déjà écrit ici même: n’est-il pas étonnant que quelques bonnes âmes, réveillées sans doute d’un sommeil profond ou guéries d’une surdité coupable, trouvent aujourd’hui inadmissible ce qui l’était déjà, et depuis si longtemps? Comme si la «France des idées», peuplée de naïfs et de candides, découvrait seulement en octobre 2020 les agissements et les mots de ce Drumont contemporain. On croit rêver. Car l’histrion Zemmour reste cohérent et décline à souhait, sans varier, toutes les grandes thèses identitaires qu’il ressasse dans ses livres – il suffit de les avoir lus pour le savoir. Souvenons-nous qu’il tenta de réhabiliter Vichy et le rôle de Pétain. Et n’oublions pas qu’il osa déclarer, lors de cette fameuse convention de la droite: «Le nazisme est parfois un peu raide et intolérant, mais de là à le comparer avec l’islam…» Raide et intolérant… la honte de la France. À cette même réunion, Paul-­Marie Coûteaux, essayiste et ancien haut fonctionnaire, avait dit pour sa part: «Le nazisme est la modernité totale.» Une idée, en passant. Si d’aventure CNews conservait l’individu fascisant nommé Zemmour, le CSA ne pourrait-il pas suspendre sine die l’émission en question, voire carrément la chaîne?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 9 octobre 2020.]

mardi 6 octobre 2020

Les damnés

Précarité? La meilleure alliée de la pandémie… Si elle ne nous étonne guère, l’étude réalisée par Médecins sans frontières (MSF) entre le 23 juin et le 2 juillet, la toute première du genre en France et en Europe, donne froid dans le dos et éveillera peut-être quelques consciences bien éteintes: plus d’une personne sur deux en grande précarité, pour l’essentiel des migrants, a donc été infectée par le Covid-19. Un taux parmi les plus élevés jamais observés. Ces résultats impitoyables démontrent une prévalence énorme, supérieure à ce que les spécialistes peuvent observer en Inde ou dans les bidonvilles du Brésil. La principale raison fut, bien sûr, la promiscuité des conditions d’hébergement, celles-ci ayant généré des foyers épidémiques à l’aube du confinement généralisé. Ce fameux confinement qui, à travers sa tentative de romantisation, fut souvent vécu comme un privilège de classe…

MSF se veut formel. Le risque d’être infecté au coronavirus dépend de la gestion de chaque site et du profil des individus, perdus dans le très grand dénuement. Dans les centres d’hébergement, les moyennes de contamination varient de 23% à 62%. Elles sont de 18 à 35% pour les sites de distribution alimentaire, là où l’organisation a rencontré des précaires, sans-abri ou simplement des personnes n’ayant pas les moyens d’accéder aux soins. Rappelons que le taux de positivité de la population générale oscille plutôt entre 5 et 10%…

Par ailleurs, toutes les enquêtes sur les inégalités en attestent. Face au Covid-19, la précarité s’avère un facteur grave de comorbidité. Il y a cinq mois, les élus de Seine-Saint-Denis avaient exprimé leur colère devant la «surmortalité exceptionnelle» de leur département, le plus pauvre de France, de 118,4% supérieure aux autres. La brutalité de la crise sanitaire et sociale risque encore de redoubler. La semaine dernière, le Secours populaire français a alerté sur une flambée de la pauvreté, sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous savons désormais que ces mêmes citoyens atteints de précarité sont les plus contaminés. Une sorte de double peine. Ils étaient les damnés de la société, les voilà aussi damnés du virus. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 7 octobre 2020/]

jeudi 1 octobre 2020

Ambition(s)

Sécu, ce déjà-là communiste…

Absolu. Avec une constance inégalable, à chaque fois que le bloc-noteur pense à la naissance de la Sécurité sociale, donc à son créateur Ambroise Croizat, une citation de George Bernard Shaw lui traverse l’esprit: «Dans la vie, il y a deux catégories d’individus: ceux qui regardent le monde tel qu’il est et se demandent pourquoi, et ceux qui imaginent le monde tel qu’il devrait être et qui se disent: pourquoi pas?» L’humanité n’est pas du relatif mais de l’absolu. Voilà comment nous pourrions résumer l’action communiste de cet homme hors du commun, non réductible à sa seule fonction de ministre. À soixante-quinze ans de distance, son énergie continue de nous fasciner. Sans parler de son ambition. L’ouvrier, devenu acteur majeur de l’histoire sociale de notre pays au moment du Conseil national de la Résistance, portait à la sortie de la Libération un projet de société qui dépassait de loin les générations de l’époque. Il voyait plus haut que l’horizon, n’anticipant le monde que pour les générations futures. La Sécu s’érigea sur ce principe universel, qui, selon Croizat lui-même, devait «mettre fin à l’obsession de la misère» et voulait que «chacun cotise selon ses moyens et reçoive selon ses besoins». Cette «trace» n’est pas qu’une trace, mais un héritage. À condition de ne pas oublier que cet « instant » singulier de 1944-1945 fut le fruit de circonstances exceptionnelles ayant permis un meilleur partage des richesses entre le capital et le travail au bénéfice des travailleurs. N’ayons pas peur de parler d’une période révolutionnaire, puisque le mode de production fut mis en cause: ce qui se joua alors n’était pas la répartition de ce qui était produit, mais la production en tant que telle.

Honte. Croizat disait: «Jamais nous ne tolérerons que soit mis en péril un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès.» Depuis notre ici-et-maintenant, la parenthèse en question paraît loin, très loin. Trois générations plus tard, un continuum de plans de casse n’a cessé de mettre à mal cette pierre angulaire de notre pacte social. C’est un peu comme si cette histoire révolutionnaire nous avait été volée par bouts successifs, sans que sa mémoire ne s’altère pour autant. Preuve, les ennemis de classe n’hésitent pas à s’en référer, comme si par ce supplément d’âme (référencé) ils se dédouanaient. Souvenons-nous d’Édouard Philippe, qui, au nom du «peuple», osa déclarer, concernant la réforme des retraites: «L’ambition portée par ce gouvernement est une ambition de justice sociale. (…) Et surtout la seule chose qui compte, c’est la justice.» Et il ajoutait: «Nous proposons un nouveau pacte entre les générations, un pacte fidèle dans son esprit à celui que le Conseil national de la Résistance a imaginé et mis en œuvre après-guerre.» Un pacte fidèle? Sans commentaire. Et comment qualifier la phrase du sénateur LaREM de Paris, Julien Bargeton, qui reprit à son compte une citation d’Ambroise Croizat: «L’unité de la Sécurité sociale est la condition de son efficacité.» Honte à ceux qui dévoient les mots jusqu’à insulter ceux qui les écoutent et savent ce qu’ils entendent. Mépris pour ceux qui s’enveloppent dans le CNR alors que tout préside à la destruction froide et méthodique de ses conquis.

Vision. Reste le déjà-là communiste, que nous ne voyons même plus. Ambroise Croizat et les autres nous ont laissé une genèse et une méthode. Elle est toujours là, sous nos yeux et pas uniquement dans les livres d’histoire: salaire à la qualification, statut de la fonction publique, régime général de la Sécurité sociale, subvention de l’investissement, socialisation de la valeur dans des cotisations ou des impôts permettant le salaire à vie des soignants ou la subvention d’équipements de service public, sortie du travail du carcan de la mise en valeur d’un capital… Repartir de ces bases, les généraliser, les étendre: voici le projet, donc le chemin pour vaincre la contre-révolution en cours. Nos aïeux du CNR visaient haut. Le XXIe siècle réclame la même vision.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 octobre 2020.]