dimanche 16 décembre 2018

Peuple des ombres

70.000 personnes mobilisées encore dans toute la France, un cinquième samedi de rang et à une semaine de Noël, ça ne compte pas?

Une mobilisation en baisse? La belle affaire… Il n’aura échappé à personne que les commentateurs les plus savants dans l’art des analyses définitives se gargarisent et ont décrété l’acte de décès du mouvement des gilets jaunes. Entre «clap de fin» et «nombre d’arrestations en net recul» (comme si ce dernier critère était devenu le mètre étalon du calcul quantitatif!), ils veulent nous convaincre que près de 70 000 personnes mobilisées encore dans toute la France, un cinquième samedi de rang et à une semaine de Noël, ça ne compte pas! Françaises, Français, citoyens et salauds de pauvres, circulez, puisqu’on vous dit qu’il n’y a plus rien à voir! Et surtout passez de bonnes fêtes, même si vous n’en avez pas les moyens!

Ce cynisme et cette médiocrité du cœur, de l’esprit et des yeux ont de quoi nous affliger. Par ces excès, par ce matraquage idéologique d’une rapidité stupéfiante, cela témoigne que, décidément, beaucoup refusent de comprendre ce qui se passe vraiment. Oui, la participation fut en recul, en particulier à Paris. Les causes sont multiples. Mais en dépit des basses manœuvres du pouvoir et de sa tentative d’instrumentaliser tous les ressorts intimes de l’émotion suscitée par la tuerie épouvantable de Strasbourg, le mouvement s’enracine et il semble bel et bien que la détermination des citoyens contre un ordre injuste soit intacte, malgré la répression, les arrestations sommaires et les gardes à vue de masse.

Le peuple des ombres prend désormais toute la lumière: cela dérange! N’en déplaise aux donneurs de leçons hâtives qui n’aspirent qu’aux soustractions, l’addition des colères sociales ne se dément pas. Et si certains acteurs de cette insurrection s’interrogent légitimement sur les suites à donner à leurs actions – c’est bien le moins –, les beaux parleurs feraient bien de ne pas oublier que les gilets jaunes et ceux qui les soutiennent n’ont aucune consigne à recevoir, ni du pouvoir, ni des puissants, ni des médias, ni de personne en vérité. Cette révolte citoyenne en tant que processus – dont on ne sait jusqu’où il ira – active tous les sentiments et exalte potentiellement une sorte d’ébranlement. Comme si la peur pouvait changer de camp, durablement. Pour arrêter la course à l’abîme et la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime politico-économique.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 17 décembre 2018.]

jeudi 13 décembre 2018

Irréversible(s)

Regardez, mais regardez la peur des puissants, mesurable à l’aune des violences policières. 

Combat. Sans vouloir donner de leçons, reconnaissons que l’intelligence des circonstances devrait être valable pour tous. Là où il n’y a pas la volonté acharnée de changements profonds afin d’embrasser notre destin collectif, il n’y a qu’indifférence et médiocrité du cœur face à un événement historique qui ne se représentera sans doute pas de sitôt. Voilà où nous en sommes, avant l’acte V de la mobilisation des gilets jaunes. D’accord, ce qui se déroule depuis quelques semaines dépasse les cadres institués traditionnels, modifie les rapports de forces dans les tréfonds mêmes de la société organisée et, surtout, bouleverse les logiques dominantes – celles dont s’accommodent si bien les tenants du « mieux que rien » depuis plus de trente ans. Après les annonces de Mac Macron, perdu dans son opération enfumage (pour mieux préserver l’injustice fiscale et les cadeaux faits aux riches), la situation insurrectionnelle aux ressorts non maîtrisables est non seulement toujours en place mais il semble bel et bien que le climat prérévolutionnaire ne s’érode pas. Au moins pour une raison: rien ne se passe comme prévu. Mieux: nos pensées sur la question sont, elles aussi, dépassées, contraintes au mouvement perpétuel d’adaptation et de dialectique du combat. Cela nous force à puiser dans nos mémoires, non pour comparer, plutôt pour différencier et analyser. Que le bloc-noteur soit ainsi pardonné d’oser semblables références historiques: car, en effet, rien ne se passa comme prévu début juillet 1789, début juin 1848, début octobre 1917, début mai 1968, début décembre 2010 (à Tunis). Décembre 2018: tout paraît méconnaissable, nouveau, étrange à bien des égards, et pourtant enthousiasmant. Comme un parfum d’irréversible. Comme si, par les nuées jaunes, nous assistions à un retour de la politique citoyenne, mais sans en avoir l’air, en tous les cas pas de manière «classique». Cela nous perturbe? C’est normal. Qui peut prétendre ne pas l’être, en pareil moment? Il suffit de voir Paris vaciller. Et se dire qu’il était inimaginable d’imaginer la capitale de la France ressembler à une ville morte un week-end après l’autre, sans courses de Noël ni touristes tranquilles. Et il suffit, dans le même temps, de regarder cette présidence acculée, dépassée, quasi crépusculaire, se transformant en pouvoir d’opérette tenté par la militarisation et la répression aveugle, pour comprendre que l’affaire est d’une extrême urgence sociale, mais aussi ultrapolitique… 


mardi 11 décembre 2018

Ancien régime

Au moins Emmanuel Macron a-t-il raison sur un point, un seul: «Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies.» 

Ni une allocution capable de rehausser une fonction en perdition, ni un discours porteur de réponses à la hauteur d’un événement historique: que retiendra-t-on de la prestation télévisée du chef de l’État, sinon un sermon asséné qui s’apparentait plus à un appel désespéré qu’à l’expression de changements radicaux dignes de la réalité? Au moins Emmanuel Macron a-t-il raison sur un point, un seul: «Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies.» Qu’il se souvienne de ce rare éclair de lucidité, car personne n’oubliera cette sentence dont on ne sait si elle est sincère ou empruntée à des éléments de langage. Le bilan est vite vu par les gilets jaunes dans leur immense majorité semble-t-il. «Des miettes de pain.» Voilà en vérité ce qu’a accordé Macron aux révoltés de France, qui réclament ce que cet homme-là ne saurait leur donner, pas même par ses pensées…

Prisonnier à la fois du carcan libéral dans lequel il a formaté sa vision de notre pays, mais également de la caste des puissants qui l’ont sciemment choisi, Emmanuel Macron est définitivement résumable en une formule: il est et reste le président des riches. Il tremble et vacille, certes, et il le sait. Mais même dans des circonstances dont il ne maîtrise plus l’issue, les riches demeurent ses protégés. Parce qu’il n’a toujours pas pris la mesure de ce qui se passe, il a en quelque sorte paraphé et légitimé l’acte V des mobilisations des gilets jaunes. Les mots nous manquent pour qualifier l’ampleur de sa déconnexion du monde réel. C’est comme s’il incarnait, à lui seul, une sorte «d’ancien régime». Et ça, il ne le sait pas encore…

D’autant qu’il joue les arnaqueurs. Son énorme mensonge sur «l’augmentation du Smic» ne passera pas. Chacun a compris qu’il s’agissait de la prime d’activité, prise en charge par l’État, donc les Français eux-mêmes par les baisses de cotisations, autrement dit sur notre salaire socialisé. Un scandale de plus. Le grand mouvement populaire en cours, dont les actifs ne manquent pas, va se poursuivre. Et l’addition des colères s’amplifier, contre ce «vieux monde» à abattre. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 12 décembre 2018.]

vendredi 7 décembre 2018

Condition(s)

Rien n’est fini. Tout commence. Le meilleur ou le pire.
 
Maturation. Parfois, lorsque plus aucun de nos pas n’a le pouvoir de l’innocence, les rues deviennent les aimants de la mémoire qu’épousent inconsciemment ceux qui s’en emparent. Mémoire pour analyser; mémoire pour se projeter; mémoire pour inventer; mémoire pour tenter de comprendre non pas les raisons de la colère mais les logiques pour lesquelles elles agitent aujourd’hui la société française jusque dans ses tréfonds les plus féconds. Coudre nos regards. Et penser autrement. Facile à dire, n’est-ce pas? Après la sidération d’un mouvement dont personne n’imaginait, en trois semaines, qu’il renverserait bien des logiques et des pratiques en cours, voici venu le temps des vertiges et des suffocations: tout est possible désormais. Le meilleur comme le pire. Fruit d’une longue, très longue maturation que nous ne fûmes pas les derniers à décrire, cette colère façon jacquerie pré-révolutionnaire n’est que le résultat de vingt ans de politiques néolibérales qui, à mesure qu’elles détruisaient tout sur leur passage, ont miné moralement les citoyens au point de produire le plus dramatique des sentiments : la peur de l’à-venir. Et pas n’importe quelle peur. La peur amputée de l’espoir. Vous savez, cette peur qui se résume à une phrase entendue samedi dernier dans la bouche d’un des gilets jaunes: «Nous n’avons plus rien à perdre, puisque nous avons déjà tout perdu ou presque…» Le bloc-noteur ne vous apprendra rien en répétant que cette mobilisation de masse des classes populaires et moyennes trouve en grande partie sa source dans les mesures d’austérité, incluant modération salariale et désengagement de l’Etat. Les dégâts collatéraux sont connus, mais jusque-là sans doute restaient-ils éloignés de la tête des puissants. Chômage de masse, précarité, paupérisation, destructions des services publics: la crise économique et sociale a longtemps paru hors-sol, mais la misère ordinaire dans toutes ses composantes, elle, a des racines si profondes qu’elles labourent et laminent les entrailles des quartiers, des territoires, des grandes villes, des familles, des individus. Combien de fois avons-nous écrit qu’il ne s’agissait pas d’un fantasme né d’esprits défaitistes aux âmes sombres? Beaucoup avaient oublié qu’ils étaient nombreux, dans cette sous-France, à le vivre, tous victimes d’une époque frappée du sceau des injustices et de la déréalisation.
 

mercredi 5 décembre 2018

La démonstration

Quoi que nous pensions de la naissance de ce mouvement, son évolution progressive prouve que les citoyens en lutte peuvent non seulement mettre sur le reculoir un gouvernement mais également aider à abattre des dogmes. 

Sans parler de vacance du pouvoir, admettons néanmoins que nous ne savons plus si l’exécutif a la moindre idée de ce qui se passe dans le pays et, surtout, de ce qu’il peut encore faire pour en circonscrire les conséquences. Bien malin qui, il y a trois semaines, aurait pu prédire semblable scénario. L’ampleur du mouvement de contestation devient si incandescente que nul, pas même les plus emportés des révoltés, n’aurait pu imaginer à quel point le pouvoir allait vaciller à force d’ébranlements successifs. L’incapacité du président et de son premier ministre à comprendre, juste comprendre, ce qui se joue réellement dans les tréfonds de la société française témoigne d’un décrochage qui dit plus que leur incompétence: ils se trouvent à des années-lumière de la vie des citoyens. La Macronie ressemble à un bateau ivre. Et encore, l’image paraît presque impropre: le bateau prend l’eau de toutes parts et rien ne nous dit qu’il n’est pas menacé de sombrer, sous une forme ou une autre, tôt ou tard.

Après avoir annoncé un moratoire sur les taxes – ce qui n’a rien changé à la détermination des gilets jaunes –, Édouard Philippe admet finalement ne pas craindre un débat «nécessaire» sur la réforme de l’ISF. Rendons-nous compte du chemin parcouru en si peu de jours! La démonstration est éclatante. Quoi que nous pensions de la naissance de ce mouvement, son évolution progressive prouve que les citoyens en lutte peuvent non seulement mettre sur le reculoir un gouvernement mais également aider à abattre des dogmes. Celui de l’ISF était constitutif du quinquennat d’Emmanuel Macron. Il n’est désormais plus tabou. Songeons potentiellement à la suite. Car les revendications les plus fortes ne s’arrêtent pas là, elles vont de la hausse des salaires à l’édification d’une nouvelle République, en passant bien sûr par une fiscalité plus juste. Vaste éventail! 

Sans en rajouter dans l’excès d’optimisme, a-t-on le droit de croire que nous assistons, peut-être, à une sorte de mûrissement de la conscience de classe? L’histoire en cours n’est pas mineure. C’est même une page de l’histoire de France qui s’écrit sous nos yeux. Comptons sur l’addition des colères, comme œuvre collective, pour la parapher de la meilleure des manières.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 décembre 2018.]