mardi 30 mars 2021

L'exercice de l’État

Le prince-président s’entête à prouver la légitimité de ses choix. 

La politique n’est pas un jeu ni un pari, encore moins un exercice solitaire. Rattrapé par ce que nous nommons désormais la «troisième vague» due au Covid-19, Emmanuel Macron se retrouve au pied d’un mur qui menace de s’écrouler, emportant avec lui toute sa stratégie. Alors que, depuis un an, la gestion de la crise a révélé de si lourdes failles et faiblesses que la nation a donné l’impression de tomber de son piédestal, le prince-président s’entête à prouver la légitimité de ses choix et affirme même qu’il n’a «aucun mea culpa à faire, aucun remords, aucun constat d’échec», ajoutant : «Nous avons eu raison de ne pas reconfiner la France à la fin du mois de janvier parce qu’il n’y a pas eu l’explosion qui était prévue par tous les modèles.»

Personne n’oubliera ces mots. Car les «modèles» dont il parle avaient précisément prévu ce qui se passe en ce moment. Ne pas reconnaître ses erreurs est un problème ; ne rien apprendre de ses erreurs est une faute grave. À la vérité, puisque les décisions de Macron paraissent échapper à la rationalité scientifique, comment s’étonner que les citoyens ne comprennent rien aux tergiversations et doutent même de l’efficacité des mesures actuelles ?

Notre ici-et-maintenant en dit long sur notre pays, gangrené par des institutions d’un autre âge. Un homme concentre à lui tout seul l’exercice de l’État à son degré le plus essentiel. Regardez à quel point chacun s’impatiente de savoir s’il parlera ou non, et quand ! L’épidémie semble hors de contrôle, les hôpitaux sont submergés, les classes ferment, la vaccination reste apathique et… nous attendons la bonne parole venue d’en haut. Une folie si peu démocratique qu’elle cadre mal avec notre idée de la République. Imaginez d’ailleurs l’éventuelle séquence politique si d’aventure le prince-président, dépassé, annonçait un nouveau confinement obligeant les Français à rester chez eux, après avoir assuré que le virus ne devait pas nous empêcher de «prendre l’air». Comment qualifierions-nous, dès lors, sa gestion d’hier et d’aujourd’hui ? D’un exercice – défaillant – de l’État. Tout simplement. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 31 mars 2021.]

jeudi 25 mars 2021

Sexisme(s)

Pierre Ménès, la beaufitude incarnée. 

Horreur. «De quoi souffres-tu ? De l’irréel intact dans le réel dévasté ?» demandait René Char. Le tourbillon de la vie ne finit pas toujours au siphon. Mais, ces temps-ci, nous nous enfonçons souvent dans le flou et l’affliction, découvrant chaque jour un peu plus – est-ce vraiment une «révélation» ? – l’emprise du sexisme et, pire encore, dans toutes les couches de notre société. Ainsi en fut-il après avoir visionné l’extraordinaire documentaire Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste, de Marie Portolano, diffusé par Canal Plus, mais censuré par ladite chaîne, qui a osé retirer, summum de l’indignité du groupe de Vincent Bolloré, toute référence aux agissements d’un de ses chroniqueurs vedettes : l’ineffable Pierre Ménès. Vous voyez de qui il s’agit ? Le bloc-noteur l’a beaucoup croisé sur les stades jadis, quand celui-ci émargeait dans la presse écrite sportive et incarnait déjà, par ses provocations de couloir, la beaufitude sexiste dans toute son horreur. Vous vous en doutez : il ne brillait pas seul en ce domaine de l’abject, c’était même une seconde nature dans ce milieu-là. Mais, allez savoir pourquoi, lui, il se distinguait déjà, sans jamais «jouer un personnage», puisque ses paroles et ses agissements se confondaient en un «tout» conforme à lui-même. La suite de sa «carrière» à la télévision ne nous démentira jamais. Grande gueule sur les plateaux, dérapages en tout genre souvent mâtinés de racisme. Et puis les femmes, surtout les femmes…

Agressions. Il y a ce que nous avons vu. Le baiser volé à Francesca Antoniotti sur le plateau de feu Touche pas mon sport. Puis une autre embrassade de force d’Isabelle Moreau, lors d’un Canal Football Club, voilà dix ans. Dans le documentaire censuré, une partie du témoignage de cette dernière s’avère éloquent : elle y fond en larmes au souvenir de cet épisode choquant. Et pour cause. Il s’agit bien d’une agression sexuelle. Il y a aussi ce que nous ne verrons jamais, les actes «hors antenne». Et les mots stupéfiants qui vaudraient à n’importe quel employé d’une entreprise des sanctions sévères, sinon irrémédiables. Pierre Ménès à une collègue : «T’es habillée en salope aujourd’hui !» Ou encore : «T’aimes sucer des bites !» lancé à la cantonade. Ou ce message dans lequel il invite Marie Portolano à venir au bureau «avec ses lunettes de secrétaire perverse». Rassurons-nous, juste un «style franchouillard» assumé, que plusieurs de ses confrères journalistes (masculins, donc) «appréciaient plutôt». Dans la même lignée, ou pire on ne sait plus, il y eut également le tournage d’un film de promotion interne sur les coulisses de Canal, au cours duquel il força une maquilleuse à mimer une fellation devant la caméra en appuyant lourdement sur sa tête… Pardonnez ces détails, mais ils font sens. Commentaire d’un salarié de l’époque : «Cela se passait toujours non loin de caméras ou de pontes de la chaîne. On a d’ailleurs toujours fait remonter. Mais rien d’autre que “oui, mais c’est Pierre, ça fait partie du personnage”.»

Odieux. Depuis, le beauf réac vulgaire a fait sa contrition sur le plateau de l’émission de Cyril Hanouna – ils vont bien ensemble. «Ces images sont scandaleuses. Franchement, quelque part, je le mérite un peu», a dit Ménès. On appréciera les «quelque part» et «un peu», lui qui procédait à des castings sauvages pour l’une de ses émissions ainsi : «Que des bombasses d’1,80 m, qui ne connaissaient pas toutes très bien le sport.» Une seule question : combien de victimes de ce type, que l’on dit «tactile» et «un peu libidineux», et par ailleurs «protégé au plus haut niveau». Certains affirment qu’il est «d’une autre époque». Et alors ? Hier serait moins critiquable qu’aujourd’hui ? Car, dans cette nouvelle affaire, il reste le cas Canal Plus. Protection des agresseurs sexuels, censures, licenciements : la tyrannie Bolloré n’en finit plus. Enfin, n’oublions pas une évidence. Dans le paysage médiatique, Pierre Ménès n’est qu’un parmi tant d’odieux. Et ce sont les mêmes qui nous donnent, là comme ailleurs, et depuis trop longtemps, des leçons de philosophie appliquée au football…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 26 mars 2021.]

mardi 23 mars 2021

Dette morale

Annuler la «dette Covid», c'est possible. 

La mise en attente dans un vestibule d’horreurs excite notre appétit pour la solution d’une énigme enfin trouvée. Celle de la dette, qui empoisonne les débats et assigne les citoyens au rôle sans cesse renouvelé de «vaches à lait». C’est un fait : la crise siamoise, sanitaire et économique, a provoqué un rebond de la dette publique à environ 120% du PIB, sans même anticiper d’éventuels nouveaux éléments chaotiques. Le gouvernement considère que plus de 200 milliards d’euros pourraient être isolés comme «dette Covid» à proprement parler, sachant qu’une partie, 75 milliards, concerne les organismes sociaux et pourrait être remboursée – comme par hasard – grâce au prolongement de la CRDS, le fameux prélèvement sur les salaires.

Les libéraux estiment que cette «nouvelle dette» doit être isolée et… honorée. Les peuples seraient une nouvelle fois appelés à s’en acquitter ad vitam, tout en subissant de nouveaux chantages. L’accès à cet argent ne sera en effet conditionné ni au travail ni à la formation ou au progrès écologique, mais bien aux «réformes structurelles» contre les services publics, l’emploi, la Sécurité sociale, les retraites… 

Seulement voilà. Par temps de Covid, alors que des carcans idéologiques ont volé en éclats à la faveur du «soutien» aux économies, les tabous tombent, y compris en Allemagne. La question de la soutenabilité de cette dette et de son remboursement suscite ainsi de vives controverses, certains économistes et élus de gauche défendant son annulation, en grande partie, singulièrement celle détenue par la BCE.

L’affaire ne serait que «technique» ; elle est au contraire éminemment politique. Car parmi ceux qui s’opposent à ces alternatives, qu’ils qualifient de «dangereuses», beaucoup étaient jadis favorables à des règles budgétaires austéritaires qu’ils feront tout pour rétablir dans l’après-Covid, sous les pressions conjuguées des marchés financiers. La France et l’Europe ont donc une dette morale et un rendez-vous avec l’histoire. Pourquoi les peuples devraient-ils payer la facture ?

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 24 mars 2021.]

jeudi 18 mars 2021

Révolution(s)

La Commune de Paris, notre héritage.

Sociale. «Ce n’est pas une miette de pain, c’est la moisson du monde entier qu’il faut à la race humaine, sans exploiteurs et sans exploités.» Les mots de Louise Michel disent, à eux seuls, l’ambition folle et concrète de la Commune de Paris, dont nous célébrons, cette semaine, le 150e anniversaire. Soyons formels : nous ne «commémorons» pas le début de l’insurrection du 18 mars 1871 comme s’il s’agissait d’un cadavre mille fois enterré par les puissants ; non, nous fêtons son avènement avec joie et fierté, nous glorifions sa trace dans l’histoire, ses réalisations politiques, démocratiques et sociales, ses idées révolutionnaires et républicaines, ses avancées pionnières qui enfantèrent tant et tant d’héritiers. Curieuse Commune, n’est-ce pas, qui ne dura que soixante-douze jours et se termina par un échec sanglant, et qui, pourtant, continue de nous inspirer (le peuple de gauche) et de susciter la peur (tous les autres). Car le combat continue. La République, oui, mais la République sociale. Celle qui effraie toujours, quand les communardes et communards inventaient en si peu de temps, tout en marchant vers le danger fatal, une société de justice où chaque humain valait l’autre, un creuset et une matrice où se mêlaient la poudre, les envolées du verbe et les rêves d’un siècle de révolutions avortées. Bref, une démocratie du peuple par le peule dont les enseignements ne s’épuisent pas au XXIe siècle. D’où cette «place à part dans la mémoire», comme l’écrit l’historien Roger Martelli dans le hors-série de l’Humanité.

Peuple. Le bloc-noteur n’étonnera personne en puisant dans Karl Marx quelques références incontournables pour comprendre, à sa juste mesure, l’importance de ce moment, comme écho à notre ici-et-maintenant. Le philosophe écrit : «Merveille de l’initiative révolutionnaire des masses montant à l’assaut du ciel. Il serait évidemment fort commode de faire l’Histoire si l’on ne devait engager la lutte qu’avec des chances infailliblement favorables. (…) Grâce au combat livré par Paris, la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son État capitaliste est entrée dans une nouvelle phase. Mais, quelle qu’en soit l’issue, nous avons obtenu un nouveau point de départ d’une importance historique universelle.» Forme politique enfin trouvée qui permet l’émancipation économique du prolétariat, la Commune, selon Marx, bien qu’il la sache alors condamnée, s’inscrit entièrement dans la question de l’État. Voilà pour lui le premier cas historique où le prolétariat assume sa fonction transitoire de direction, ou d’administration, de la société tout entière. Autrement dit, l’apparition véritable de l’être-ouvrier, du peuple total. En revanche, des possibilités comme des échecs de cette tentative, il en tire la conclusion – déjà formulée auparavant – qu’il convient non pas de « prendre » ou d’« occuper » la machine d’État, mais de la briser. Hélas, comme nous le savons, Marx n’a jamais écrit son grand livre sur «la Révolution et l’État» (espace occupé par Lénine), qui a tant manqué aux marxiens du XXe siècle. Il se contenta, si l’on peut dire, de prophétiser : «La Commune, début de la révolution sociale du XIXe siècle, fera le tour du monde (…) comme le mot magique de la délivrance. (…) Les principes de la Commune sont éternels et ne peuvent être détruits ; ils seront toujours mis à nouveau à l’ordre du jour, aussi longtemps que la classe ouvrière n’aura pas conquis sa libération.»

Honneur. Un autre spectre hante l’Europe : le spectre de la Commune. Sorte de résumé à elle seule d’un pan entier du communisme dont rêvait l’auteur du Manifeste. Car, les communards, nota Marx, ont transformé l’« impossible » en possible. Et il clama : «Que serait-ce, Messieurs, sinon du communisme, du très “possible” communisme ?» L’écrivain Laurent Binet, dans notre hors-série, résume l’affaire d’une formule magistrale et définitive : «L’honneur de la Commune réside aussi dans son actualité brûlante : tout autant que l’Empire, elle est “l’antithèse directe” de la France macronienne.»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 19 mars 2021.]


mardi 16 mars 2021

Macron et le déclassement français

Emmanuel Macron porte une responsabilité écrasante, devenant en quelque sorte l’incarnation absolue de ce déclin tricolore révélé.

La crise… et toutes les crises. Un an tout juste après le premier confinement, nous avons beaucoup appris de notre pays, de ses capacités collectives comme de ses défaillances égoïstes mues par les lois du «marché» en tant que «modèle de société». Nous avons surtout compris que la gestion de la pandémie avait révélé de si lourdes failles et faiblesses que la nation, en mode accéléré, a donné l’impression de tomber de son piédestal, nous renvoyant de manière brutale un sentiment de désillusion. Une certaine idée du déclin, sinon de déclassement.

Pénuries de moyens et de matériels, hôpitaux et écoles sous tension, absence d’un vaccin développé par notre recherche, industries laminées, décisions confuses ou aléatoires conditionnées par une absence de souveraineté sanitaire et économique, etc. La liste est longue, qui renvoie la sixième puissance mondiale à un rôle de seconde zone, simple sous-traitant de la Chine, de l’Asie, des États-Unis et de tant d’autres pays plus innovants. La France, terre de Hugo et de Pasteur, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, est-elle encore maîtresse de son destin ?

Chaque citoyen français, plus ou moins confusément, a désormais pris conscience de l’extrême vulnérabilité de notre organisation collective et de la matrice idéologique qui nous gouverne depuis si longtemps. Qu’il le veuille ou non, Emmanuel Macron porte une responsabilité écrasante, devenant en quelque sorte l’incarnation absolue de ce déclin révélé. Et pour cause : jamais président n’aura concentré autant de pouvoir décisionnaire. Du «quoi qu’il en coûte» à tous les choix fondamentaux, il a accumulé les décisions sous les lambris du Palais, découvrant peu à peu que toute la structuration de son idéologie ordo-libérale venait d’être balayée à l’épreuve de la crise. Il eut même cet éclair de lucidité : «Les Français ont réaffirmé leur volonté de prendre leur destin en main, de reprendre possession de leur existence, de leur nation.» Quelle traduction concrète a-t-il donnée, depuis, à ces mots ? Aucune. Et où en sont ses engagements, singulièrement en faveur de l’hôpital ? Nulle part.

L’«après» tant annoncé, qui serait évidemment «différent» et plus jamais le même, a d’ores et déjà les contours de « l’avant », sans doute en pire. Macron n’est que le continuateur paroxystique d’un cycle entamé bien plus tôt, consistant à ce que la France ne soit plus gouvernée au sens de la planification politique, mais comme une entreprise. Qui veut vraiment de ce «nouveau monde» macronien, sauf l’oligarchie de la caste supérieure, qui l’a installé dans la place ?

Le pays ne tient que par le dévouement des personnels, des salariés de tous ordres, des premiers de corvée, de tous ceux qui chérissent le bien commun et le sens du collectif au bénéfice des plus faibles. C’est avec eux, et non contre eux, que le pays se reconstruira.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 17 mars 2021.]

jeudi 11 mars 2021

Épuration(s)

Quand on veut tuer l’université, on l’accuse d’«islamo-gauchisme»…

Amalgames. Ainsi donc, nos universités seraient gangrenées par toutes les tares idéologiques possibles et imaginables. Professeurs, étudiants, syndicats, tous dans le même sac ! Depuis que la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, a réitéré sa volonté d’une enquête sur «les radicalités», «les études postcoloniales», «l’intersectionnalité» ou encore «l’islamo-gauchisme», nous assistons à un déchaînement politico-médiatique d’autant plus ahurissant qu’il s’abat aveuglément en toute globalité, sans distance ni réflexion, procédant à des amalgames sectaires et grossiers, sans fondement historique, dans le simple but de nuire et de fermer toute possibilité de débat. Mais que se passe-t-il dans ce pays pour que ce «procès» en «islamo-gauchisme» atteigne le monde universitaire, après avoir frappé une partie de la gauche ? Si l’expression même n’a rien d’innovant par son caractère définitivement excluant, elle gagne en visibilité depuis qu’un certain Manuel Valls l’a utilisée. Partant du principe que le supposé islamo-gauchisme «gangrène l’université et toute la société», l’ineffable madame Vidal a ainsi demandé au CNRS de dresser «un bilan de l’ensemble des recherches» qui se déroulent en France, pour distinguer ce qui relève de la recherche académique de ce qui relève du militantisme. Les mots sont choisis, au risque de susciter l’incompréhension de nombreux Marcheurs, le courroux des universitaires, sans parler du recadrage du CNRS lui-même, puisque le Centre national de la recherche scientifique décida finalement de condamner ce qu’il appelait une «instrumentalisation de la science» et «les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche», avant d’asséner le coup de grâce : «L’islamo-gauchisme, slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique.»

Conflit. Fin de partie ? Pas du tout. La polémique gronde, enfle tant et tant que l’«ennemi intérieur» est désigné à longueur d’antenne : l’université. Effarant moment, celui qui consiste à lancer dans ces lieux du savoir une campagne d’épuration en ramassant «dans un caniveau idéologique une épithète aux sinistres résonances, comme l’écrivait cette semaine dans Libération le philosophe Étienne Balibar. On peut se désoler – c’est mon cas – de voir les porte-parole de la “qualité de la science française’’ vouloir interdire à nos étudiants de participer à de grands courants internationaux d’innovation et de pensée critique, censés attenter aux valeurs républicaines, nous enfermant ainsi dans le provincialisme et le chauvinisme». Celui-ci ajoute : «Le conflit fait partie des lieux du savoir. Quel rapport y a-t-il, dans le champ desdites sciences humaines et sociales, entre la nécessité de prendre parti et celle du savoir pour le savoir – le seul qui mérite ce nom en vérité ?» Étienne Balibar, à contre-courant, se veut formel : l’université doit, plus que par le passé encore (malgré une riche histoire depuis Mai 68), «ouvrir ses portes et ses oreilles à l’extérieur de la société ou, mieux, de la cité », assumant ainsi des sujets « irréductiblement conflictuels», puisque ces conflits existent et devraient nourrir les idées jusque dans les «enceintes réservées aux discours», là où, précise-t-il, «l’idéologie est toujours déjà dans la place sous une forme plus ou moins “dominante’’». Le philosophe démontre ainsi à quel point le savoir parvient au concept non pas en se protégeant de la conflictualité, mais en l’aiguisant, en l’intensifiant autour de grandes alternatives «ontologiques». Et il prévient, par ces mots : «L’histoire de la vérité n’est pas dans la synthèse, même provisoire, mais dans l’ascension polémique, vers les points d’hérésie de la théorie.» Islamo-gauchisme, militantisme, pourquoi pas communisme et marxisme : pour noyer son chien, on l’accuse de tous les maux. La caste supérieure prépare-t-elle la liquidation des départements de sciences sociales, et bien au-delà ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 mars 2021.]

mardi 9 mars 2021

Thérapie(s)

Le succès de la série nous parle de notre époque.

Divan. Penser la fin de ce monde-ci, l’anticiper, a-t-il un rapport quelconque avec la psychanalyse ? En somme, quelle serait la part du «je» et du «moi profond» pour y participer, non pas égoïstement mais « individuellement » pour ­concourir, ensuite, au bien commun ? Le phénoménal succès télévisuel de la série En thérapie nous en dit sans doute plus sur notre époque. Le bloc-noteur n’a pas été le seul à s’allonger, depuis son canapé, sur le divan du docteur Philippe Dayan, incarné par l’extraordinaire acteur Frédéric Pierrot. Plus de 10 % de parts de marché la première semaine de sa diffusion sur Arte, près de 17 millions de vues sur le Web. Des huis clos haletants, des drames tout en intimité où défilent dans les mots des protagonistes – et dans nos têtes chercheuses, comme des allers-retours avec soi-même – les blessures, les terreurs, les névroses, les souffrances, les ­solitudes, l’amour, la mort, la vie… Banal, direz-vous ?

Freud. En décembre dernier, des psys alertaient le pays sur cette «troisième vague psychiatrique» à venir, réclamant des moyens pour permettre aux citoyens en difficulté d’avoir accès à des consultations peu coûteuses. Mais il y a un monde entre la fiction et la réalité. D’autant que cette méthode de soin, critiquée et parfois honnie depuis au moins vingt ans, a vécu un renversement historique : elle était passée d’une théorie incontestée à une discipline proche de l’escroquerie – au nom d’une diabolisation de la science, sans comprendre ce qu’est le scientisme, et non pas la science, jusqu’à la dénonciation de l’humanisme, de la philosophie de Freud. Tout dans le même sac. Dans De quoi demain, livre de dialogue avec Élisabeth Roudinesco (Fayard-Galilée, 2001), Jacques Derrida évoquait ce qu’il appelait «les deux avis de décès prématurés, ces deux prétendues morts, celle de Marx et celle de Freud». Il ajoutait : «Elles témoignent de la même compulsion à enterrer vivants les trouble-fête encombrants et à s’engager dans un deuil impossible. Mais les survies de ces deux “morts” ne sont pas symétriques. L’une affecte la totalité du champ géopolitique de l’histoire mondiale, l’autre n’étend l’ombre de son demi-deuil qu’aux États dits de droit, aux démocraties européennes, judéo-chrétiennes, comme on dit trop vite. » Et il demandait : « L’urgence aujourd’hui, n’est-ce pas de porter la psychanalyse dans des champs où elle n’a pas été jusqu’ici ­présente ? Ou active ?»

Politique. La recherche scientifique a fait subir au narcissisme humain, au «moi», trois grandes vexations. Une vexation cosmique : ne plus être au centre du monde (­Copernic). Une vexation biologique : ne plus être semblable à Dieu mais à un animal (Darwin). Une vexation psychologique, la plus douloureuse : ne plus être le maître en sa demeure (Freud). Vivons-nous le retour de la psychanalyse, jusque et y compris dans des sphères insoupçonnables ? Rappelons-nous la définition de la « déconstruction » derridienne, pratique philosophique qui touche aussi, sinon avant tout, au champ politique. Le terme «déconstruction», emprunté à l’architecture, signifie «déposition», «décomposition» ou «désédimentation» d’une structure, qui renvoie à un travail de la pensée inconsciente («cela se déconstruit»), et qui consiste à défaire sans jamais le détruire un système de pensée hégémonique ou dominant. Jacques Derrida confessait : «J’aime l’expression “ami de la psychanalyse”. Elle dit la liberté d’une alliance, un engagement sans statut institutionnel. (…) Cela suppose une approbation irréversible, le “oui” accordé à l’existence ou à l’événement, non seulement de quelque chose – la psychanalyse – mais de ceux et de celles dont le désir pensant aura marqué l’origine et l’histoire. En aura aussi payé le prix.» D’abord penser contre soi-même… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 5 mars 2021.]