jeudi 28 novembre 2019

Génération(s)

Mac Macron, trompe- la-mort?

Conflit. «Renoncer, c’est mourir.» Le langage emphatique de Mac Macron laisse peu de place à l’objet même de toute discussion et s’applique à tout ce qu’il entreprend. Après les gilets jaunes, la «réforme» des retraites est donc devenue son théâtre de guerre, la «mère» de toutes ses batailles. Au moins l’a-t-il compris. Résumons: il décide, et si d’aventure il renonce, c’est l’esprit de la «mort» qui surgira de cette éventuelle abdication, qui signifierait non pas le deuil de quelque chose à propos de sa propre personne, mais bien l’idée d’une certaine France évidemment «trop négative». On croit rêver. Mais à quoi joue le prince-président? Dans le Monde, cette semaine, nous pouvions lire ce commentaire étonnant: «Il y a un côté trompe-la-mort (…), un côté ‘’même pas peur’’.» La mort, toujours la mort. Est-ce le spectre du 5 décembre, qui rejaillit sur le mental du chef de l’exécutif? La perspective d’un mouvement social «historique» agrégeant toutes les colères? Mac Macron était prévenu par deux de ses conseillers «spéciaux», qui avaient tant eu peur durant le long hiver 2018-2019, lorsque le chaos rugissait aux portes de l’Élysée et menaçait le pouvoir: «Surtout, ne pas réveiller la plèbe, ne pas provoquer de nouveau la colère immense du peuple, car ce peuple, nous le sentons de plus en plus régicide.» Mais tout se passe à l’envers. Depuis des semaines, la mobilisation des opposants à la «réforme» des retraites se consolide. Un autre conseiller nous révèle cette confidence, intégrée paraît-il par le chef de guerre: «C’est un conflit majeur en germe. Il survient dans un pays déprimé, en crise profonde, et où ne manquent pas les acteurs qui veulent en découdre jusqu’à la mort avec le président de la République. Ce n’est pas inflammable, c’est déjà très enflammé. Déclencher ce conflit et l’assumer constitue un risque considérable…»

Déluge. La «mort» rôde, décidément… Et avec elle le sentiment que, dans l’opinion publique, l’adhésion à la «réforme» s’éloigne définitivement. Malgré le matraquage idéologique et l’activation de tous les réseaux médiatico-politiques, deux tiers des Français jugent la mobilisation justifiée. Qui l’eut cru? Autant l’admettre, cela nous rappelle la construction puis le déroulement du mouvement social de 1995, quand Alain Juppé, «le meilleur d’entre nous», selon Jacques Chirac, abandonna son projet de réforme des régimes spéciaux au terme de trois longues semaines de combats qui n’avaient pas entamé le crédit des grévistes. Vivons-nous une réplique? Le côté droit dans ses bottes de Mac Macron reste en effet sidérant. Comme s’il s’obstinait par orgueil, nullement pour notre bien. Comme s’il disait: «Le réformateur, c’est moi! Si je recule, je ne suis plus rien.» Comme s’il visait aussi un curieux objectif: à la fois préserver les marcheurs les plus fidèles – donc les plus droitisés – et miser sur le soutien d’une partie des retraités franchement à droite qui, eux, à l’inverse de l’ensemble des citoyens, soutiennent majoritairement le projet Delevoye. Vous avez compris? Si Mac Macron souhaite passer en force, c’est, comme l’écrit le Monde, «pour parachever son OPA sur l’électorat de droite entrepris depuis le début du quinquennat».

Mortifère. Symboliquement, la fameuse «clause du grand-père» explique tout. Vous savez, il s’agit de cette idée surréaliste qui permettrait de renvoyer l’application de la «réforme» aux nouveaux entrants sur le marché du travail à compter de l’échéance de 2025. Pardonnez le bloc-noteur, mais dans quelles têtes malades a-t-on pu imaginer un tel système? C’est donc ça, la solidarité générationnelle? Il y a soixante-quinze ans, nos aïeux du CNR, à la Libération, réinventaient l’à-venir d’un pays ruiné par des années de guerre avec une seule philosophie: se tourner vers l’horizon, avec l’idée inaliénable de construire une vie meilleure pour les générations futures. En 2019, c’est désormais tout le contraire. Certains actifs les plus âgés envoient un message mortifère à leurs enfants, à leurs descendants: «Après nous, le déluge. Démerdez-vous!» Là, vraiment, ce serait renoncer et mourir…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 novembre 2019.]

jeudi 21 novembre 2019

Orchestration(s)

Place d'Italie : Manuel C., un éborgné de plus...
Place d’Italie, le «guet-apens»...

Paris. Que s’est-il vraiment passé place d’Italie, lors du 53e épisode des gilets jaunes, signant là, plus qu’ailleurs sans doute, par une certaine forme d’amertume, l’acte I de l’an II du mouvement? Plus exactement, comment a-t-on pu en arriver à ces scènes de casse dans un espace confiné par les forces de police, comme dans les crocs d’une mâchoire, jusqu’à ce que le piège se referme sur les manifestants, les vrais? Un an de colères, de luttes, de mobilisations hebdomadaires et de revendications. Un an de violences policières, de répression, de mépris et de privation des libertés. Et que retiennent le gouvernement et les médias dominants? Les agissements de quelques-uns détruisant du mobilier urbain ainsi qu’un monument à la mémoire du maréchal Juin dans le 13e arrondissement de Paris. Des dizaines d’individus cagoulés, bien utiles pour décrédibiliser l’action de plusieurs milliers de manifestants, dont on signalera au passage qu’ils furent contraints pour beaucoup, au fil des semaines, d’abandonner leur identifiant, le fameux gilet jaune. Le bloc-noteur s’obstinera à le répéter: ces scènes de casse – gonflées en pseudo-«chaos» par les chaînes d’information en continu – n’apportent rien au combat, au contraire, elles empêchent de précieux «temps de parole» pour parler avec sérieux et gravité de la colère qui continue de secouer les tréfonds de la société. Alors que la mobilisation du week-end a connu un léger regain par rapport aux semaines précédentes, tout semble ainsi orchestré pour nous épargner l’essentiel : la question sociale, écologique et démocratique.

Questions. Mais revenons à la place d’Italie. Notre confrère de Sud Radio, Didier Maïsto, aguerri de ces rassemblements, était présent. Il témoigne par ces mots: «Comme à chaque fois que ça chauffe vraiment, il y a trois catégories d’“hommes en noir”. Primo: des jeunes gens qui veulent en découdre et scandent “Aha aha anti, anticapitalistes”, qui sont absolument contre tout ce qui représente l’État. Secundo: des policiers de la BAC, vêtus de la même façon et qui, par petits groupes, interpellent via la technique du “saute-dessus” avant de se réfugier derrière un cordon de CRS ou de gendarmes mobiles. Tertio: une catégorie que j’appelle des “zonards”, qui cassent tout sur leur passage, sans discernement. Ceux-là, je ne sais pas qui ils sont. Ça fait quand même un peu barbouzes…» D’où d’innombrables questions concernant les circonstances de ce que certains nommèrent un «guet-apens». Pourquoi la préfecture avait-elle choisi une place en travaux, avec des échafaudages et du matériel de chantier à disposition, contre l’avis du maire de l’arrondissement, le socialiste Jérôme Coumet? Pourquoi avoir nassé tout le monde, avec les risques que les manifestants encouraient? Enfin, pourquoi avoir rendu la manifestation illégale au moment où elle devait démarrer, sous les nuages de gaz, alors qu’elle fut déclarée et acceptée? Aucune réponse «politique», sinon le choix assumé par le ministère de l’Intérieur de la répression «organisée» de tous côtés, comme pour étendre et maintenir la tension entre gilets jaunes et policiers. Avez-vous vu les images de ce journaliste grièvement blessé au visage après un tir de grenade lacrymogène? Avez-vous vu cette femme tirée par les cheveux sous les mains d’un agent de la BAC? Avez-vous vu cet homme piétiné? En revanche, vous avez assisté en direct à l’intervention ultra-solennelle du préfet de police, l’ineffable Didier Lallement, ce qui valut, sur BFM, ce commentaire du consultant police-justice, Dominique Rizet, qui ne passe pas pour un révolutionnaire: «C’est plus un discours de chef d’armée que de préfet de police.» En effet, le préfet a choisi «son camp». Celui de sauver les têtes de l’exécutif, qui ne tiennent désormais que par leurs «forces de l’ordre», puisqu’ils n’ont que cette expression à la bouche. Didier Maïsto évoque un «décalage de plus en plus grand entre le légal et le légitime», au service d’une seule stratégie, celle du «moi ou le chaos». Comment lui donner tort? 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 novembre 2019.]

dimanche 17 novembre 2019

Addition des colères

L’addition des colères ne se dément pas. Ajoutons que la peur a peut-être changé de camp. Cette grande peur d’une «coagulation» et d’une «convergence des luttes» en vue du 5 décembre... 

Un an, et une bougie sous forme de barricades et de révolte. Le 53e épisode du mouvement des gilets jaunes a donné lieu à des impressions contrastées, comme si l’acte I de l’an II avait été volé aux protagonistes – médiatiquement du moins. Pourtant, ils étaient bien là, ces citoyens de combats, réunis dans plus de deux cents rassemblements. Au moins 30 000 un peu partout sur le territoire, dont plusieurs milliers dans la capitale, selon les chiffres «officiels» de l’Intérieur. Plusieurs manifestations, même déclarées, n’ont pu se dérouler en raison d’affrontements, en particulier place d’Italie, à Paris, théâtre de «violences» à usage télévisuel. 

Répétons-le: ces scènes de casse et de gazage en règle n’apportent rien à la mobilisation sociale et ne permettent pas de parler avec sérieux et gravité de la colère monstrueuse qui continue de remonter des tréfonds de la société. Au contraire. Nous en avons tous été les témoins, braqués sur les chaînes d’information en continu. De quoi a-t-on débattu toute la journée? Certainement pas du cœur des revendications. D’où notre sentiment d’amertume. À l’évidence, beaucoup s’obstinent à ne pas comprendre ce qui se passe vraiment…

Car les raisons des colères sont toujours là. Et celles et ceux que nous avons rencontrés expriment des fractures si béantes qu’elles ne risquent pas de se refermer de sitôt, comme en témoigne le dernier sondage Ifop: 4 personnes sur 10 se disent encore «révoltées» par la situation économique et sociale, malgré les milliards allongés par Emmanuel Macron, qui n’étaient qu’un arrosoir et une réponse conjoncturelle pour sauver la structure. L’addition des colères ne se dément pas. Ajoutons que la peur a peut-être, depuis, changé de camp. Vous savez, cette grande peur d’une «coagulation» et d’une «convergence des luttes» en vue du 5 décembre, qui pourrait bien ouvrir un nouveau chapitre. 

De plus en plus de gilets jaunes l’évoquent ouvertement désormais: «Tous ensemble, le 5!» Cette peur est donc là, visible, elle tenaille l’exécutif et ses thuriféraires. Une preuve? Plusieurs députés Modem viennent de réclamer une «grande conférence sociale» et souhaitent «une augmentation des salaires, sans attendre le 5 décembre». Vous ne rêvez pas. Cette situation de panique en dit long sur les possibilités d’un mouvement social élargi…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 18 novembre 2019.]

jeudi 14 novembre 2019

Flamme(s)

Et un étudiant s’immole…

Brûlé. Un jeune homme s’immole par le feu ; et une grande partie de notre pays détourne le regard. Un gamin, notre fils, notre frère, notre concitoyen, a choisi la voie extrême, celle de l’inacceptable. C’est un jeune homme, vraiment désespéré et tellement déterminé que les mots – venant de nous – s’épuisent à témoigner de ce que cela peut signifier. Il y a quelques jours, devant le Crous de Lyon, il a tenté de se tuer par les flammes. Imagine-t-on le geste? Peut-on se le représenter? Sait-on que ce fils de la République a été brûlé à 90%, qu’il ne lui reste qu’un souffle assisté pour passer de vie à mort? Nous le prénommons Anas, cet étudiant de 22 ans, venu de Saint-Étienne pour apprendre et avancer, pour que l’enseignement reçu, et ce qui va avec, soit conforme à ce qu’il entrevoyait de l’à-venir possible. L’âge durant lequel le chemin se défriche non par l’insouciance (encore que), mais surtout par la soif de connaissance. L’existence ouverte, comme un fruit à mordre à pleines dents. Sauf qu’il a choisi une place publique pour tenter de mettre fin à ses jours. Avant son passage à l’acte, il a posté une lettre sur son compte Facebook. Non seulement il prévenait, mais il voulait expliquer les raisons: «Aujourd’hui, je vais commettre l’irréparable, si je vise donc le bâtiment du Crous à Lyon, ce n’est pas par hasard, je vise un lieu politique du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et, par extension, le gouvernement.» Pourquoi cet étudiant en sciences politiques cherchait-il à mettre le feu à nos indifférences, par les cris et les douleurs? «Cette année, faisant une troisième L2 (deuxième année de licence – NDLR), je n’avais pas de bourse, et même quand j’en avais, 450 euros/mois, est-ce suffisant pour vivre? (…) J’accuse Macron, Hollande, Sarkozy et l’UE de m’avoir tué, en créant des incertitudes sur l’avenir de tou-te-s. J’accuse aussi Le Pen et les éditorialistes d’avoir créé des peurs plus que secondaires.» Le bloc-noteur loue les mots ; pas le geste! Non, pas le geste! Insupportable geste et intolérable idée : celle que le suicide puisse devenir soit un témoignage ultime de renoncement, soit, en l’espèce, un acte de résistance.

Travail. Anas nous dit tout. Son manque d’argent pour subvenir à ses besoins et poursuivre ses études. Son angoisse d’un futur incertain. Son rejet de la société telle qu’elle est. Ainsi accusait-il les derniers présidents – Mac Macron, Normal Ier, Nicoléon – et leur choix non dit de sacrifier la jeunesse à la loi du marché, les laissant se précariser jusqu’à l’usure totale. De même accusait-il «Le Pen et les éditorialistes» de répandre la haine, sans distinction ni frein, et d’avoir «créé des peurs plus que secondaires». De la conscience politique de haut niveau. Ni plus ni moins. Sauf que, depuis ce passage à l’acte, un torrent d’abominations se répand, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, niant la valeur du témoignage. Pour deux raisons. Primo: la tentative de suicide serait forcément liée à d’autres facteurs «intimes». Secundo: le message serait justement trop «politique» pour signifier autre chose qu’une forme de désespoir sans arrière-pensées. On croit rêver. Si le bloc- noteur répugne à nommer l’innommable – un «sacrifice politique» –, il n’ira pas jusqu’à refuser la portée «politique» de ce qu’il signifie, hélas. Car les racines du mal se trouvent là sous nos yeux, prêtes à ruiner les êtres les plus solides. Osons dire que nous avons «l’habitude» des suicidés du travail, ceux qui se dévouent sans compter et qui se trouvent brisés par les dérives des nouveaux modes de gestion, par le stress, la rentabilité, les mobilités forcées, les objectifs irréalisables, les restructurations, les changements de métier, la détérioration des rapports entre salariés visant à briser tout esprit de corps, etc. Mais qu’un étudiant précaire en parvienne à cette extrémité doit nous réveiller et nous inciter à comprendre. L’humiliation se niche également aux portes et à l’intérieur des universités. En ce sens, Anas est aussi un suicidé du «travail». Et, comme chacun d’entre eux, il a paraphé par son supplice l’arrêt de mort d’une certaine idée de notre société. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 15 novembre 2019.]

mercredi 13 novembre 2019

Raymond Poulidor, une histoire de France

L’«éternel deuxième» du Tour de France s’est éteint à l’âge de 83 ans. Coureur doué au palmarès impressionnant, il fut le sportif français le plus populaire. Sa rivalité avec Jacques Anquetil restera légendaire. 

Une fabrique à mémoire, l’entr’aperçu d’une époque en tant que genre. Un résidu du rêve usiné par la conscience populaire, celle d’un temps si loin et si proche, lorsque, devant leurs yeux et dans leur cœur, les Français prenaient chair par l’intermédiaire des exploits pédalant de leurs semblables, hommes du peuple durs à la tâche, les «forçats de la route». Avec la mort de Raymond Poulidor, terrassé par «une grande fatigue» à l’âge de 83 ans dans la commune limousine où il résidait, à Saint-Léonard-de-Noblat, c’est un peu notre vie «d’avant» qui disparaît dans l’écho du chagrin national, une singulière idée du récit collectif d’après-guerre, comme s’il n’y avait plus sur nous d’autre vêtement qu’un lambeau de rage et de stupeur mâtinée d’une tendresse infinie. Ce qui prend fin en cet instant, alors que pour beaucoup l’invisibilité des exploits du champion garantit sa présence dans les esprits, ce n’est pas ceci ou cela que d’autres générations – nos aïeux – auraient partagé par procuration à un moment ou à un autre, c’est un bout de l’histoire de France même, une certaine origine de notre pays, la sienne sans doute mais celle aussi dans laquelle nous nous façonnâmes sans forcément le comprendre. Ce que Raymond Poulidor emporte avec lui, c’est autre chose que sa personne. C’est la course cycliste en elle-même, à peine plus vieille qu’un homme parvenu au bout de la vie, qui, tel un corps couvert de cicatrices, continue de nous raconter les douleurs et les plaisirs, les échecs et les victoires. Il en fut l’incarnation totale.

«Je rêvais de devenir Marcel Cerdan. »
L’existence joue des tours. Né le 15 avril 1936 dans une famille modeste des Gouttes, hameau d’un petit village de la Creuse, Masbaraud-Mérignat, où, «comme pour tout bon paysan, la pluie était toujours bienvenue», comme il le répétait souvent, Raymond Poulidor ne s’imaginait pas en cycliste, encore moins en idole indépassable du peuple. À propos de sa jeunesse, il nous confia un jour les racines de sa principale blessure: «À 10 ans, les poings entourés de chiffons, je passais mon temps dans la grange familiale à taper dans un sac de farine. Alors que les vaches ruminaient dans l’étable et que mes parents se reposaient des travaux des champs, j’épuisais mon énergie de gamin à frapper un sac aussi grand que moi, les mains en sang. Je rêvais de devenir celui que j’avais découvert dans les pages de l’hebdomadaire sportif Miroir Sprint, Marcel Cerdan.» Et il précisait, ému: «Lorsque j’ai appris sa mort en 1949, j’ai été terrassé. L’espoir m’avait abandonné. J’ai renoncé à ma vocation. Et je suis devenu un petit fermier qui allait faire les courses… à vélo.»

Après une enfance sans confort mais plutôt enchantée à truster les bouquets dans les courses régionales pour «durs à cuire», Poulidor ne passa professionnel que tardivement, accaparé par les travaux des champs puis ses obligations militaires. En 1960, huit années après avoir disputé sa première course, il signa son premier contrat au sein de l’équipe Mercier, dirigée par son futur mentor, Antonin Magne. Les fameuses couleurs Mercier, ancrées dans la mythologie, auxquelles il resta fidèle tout au long d’une carrière qui s’étira sur dix-huit saisons et s’acheva à 40 ans passés. Un autre temps, n’est-ce pas. Celui du général de Gaulle et de Maurice Thorez, celui de Georges Pompidou et des chanteurs yé-yé, celui du dopage « à la papa » qui jamais n’aurait transformé un «cheval de labour en pur-sang», bref, celui d’un cyclisme «à l’ancienne» qui réclamait des forces de la nature – il en disposait – et des caractères à toute épreuve. La France qui se retrouvait alors par lui dessinait les contours surannés d’un Hexagone de salle de classe, carte éclatante et chamarrée d’un territoire saisi dans ses limites et sa grandeur, ses gouffres et ses aspérités, honoré par un peuple uni dans une ferveur chaque année recommencée: le Tour de France, encore narré à l’imparfait du subjonctif par ceux qui firent sa légende, les «écrivants», qu’ils furent journalistes ou écrivains, voire les deux. Douceur du rêve partagé en mode identificatoire, doublée de la violence de l’utopie: selon la façon, naïve ou lucide dont on le considère, le Tour d’alors oscillait entre un doux rêve un rien infantile – «notre Noël en été», comme aimait à le ressasser Louis Nucéra – et une utopie sans merci. Raymond Poulidor personnifia les deux avec une générosité sans limite.

jeudi 7 novembre 2019

Triangulation(s)

La stratégie mortifère de Mac Macron…
 
Dupe. «Le chef de l’État se trouve embarqué dans la dramatisation et la polarisation», pouvions-nous lire cette semaine dans une chronique du quotidien le Monde, qui, comme nous, s’inquiète du face-à-face déjà programmé – et imposé dans l’espace public – entre le prince-président et Fifille-la-voilà. Notez bien les mots utilisés: «Le chef de l’État se trouve embarqué»… Comme s’il convenait de créditer l’idée selon laquelle Mac Macron ne serait pas entièrement responsable de son jeu de dupes qui consiste, depuis de nombreuses semaines, à choisir l’immigration comme thème principal du moment, donnant des signes – et plus que des signes – à l’électorat ultradroitier. Symboliquement, le plus emblématique restera le fameux «tête-à-tête» accordé au torchon idéologique Valeurs actuelles, dont la ligne éditoriale n’a d’autre visée que de rapprocher la droite et l’extrême droite, par tous les moyens, même les plus indignes. Comment Mac Macron, en toute conscience, a-t-il pu accepter un entretien avec cet organe de presse, sinon à des fins d’une perversité que l’Histoire jugera un jour? Dans de nombreux cercles républicains, bien au-delà du spectre de la gauche, ­l’affaire ne passe pas et continue d’émouvoir. D’autant que la parole présidentielle, sans être sacrée, était censée s’exprimer sur trois sujets présentés comme «essentiels»: l’immigration, le communautarisme et le voile. Des questions sur lesquelles l’hôte de l’Élysée a parfaitement le droit d’intervenir, cela va sans dire. Mais, dans le cas présent, l’«émetteur» est aussi important que le «récepteur». Inutile d’imaginer que l’interviewé ne savait pas ce qu’il faisait et à qui il s’adressait. Aucune excuse, donc. Cette entorse grave à l’esprit de la République par celui qui la représente résonnera longtemps comme une forfaiture. Albert Camus écrivait: «Un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas.» Le bloc-noteur ajoutera: un homme digne se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas, et à qui il le dit!

Extrême. Triangulation: voilà la stratégie mortifère de Mac Macron. Mais pas n’importe laquelle. En science ­politique, la triangulation désigne le fait pour une personnalité politique de présenter son idéologie comme étant « au-dessus et entre » la droite et la gauche de l’échiquier politique. Dans le cas qui nous occupe, l’objectif est double. Primo: en vue de 2022, Mac Macron a définitivement choisi sa martingale, elle s’appelle Fifille-la-voilà, quitte à ­brosser dans le sens du poil tous les poujados-nationalistes et leur dresser un tapis rouge. Secundo: une partie de l’électorat «stratégique» de second tour se situe du côté de ­l’électorat de feu François Fillon, dont une partie a depuis rallié ­LaREM, alors que l’autre hésite de moins en moins à basculer dans l’extrême droite ou ses variantes. Depuis la rentrée, Mac Macron les drague ouvertement, quitte à établir des dispositifs anti-immigrés odieux – quotas, délai de carence pour l’accès aux soins, etc. Nicoléon en avait rêvé, Mac Macron le réalise: son «immigration choisie» singe les thèses migratoires prônées par la droite extrême. Du coup, même le Monde s’interroge: «Le jeu n’est cependant pas sans risque, car, sous couvert de les combattre, la triangulation ainsi opérée peut, au contraire, aboutir à les valoriser.» Résultat? Fifille-la-voilà et ses affidés n’ont même plus besoin de parler, d’autres portent à leur place leurs thématiques identitaires. Le bloc-noteur n’ira pas jusqu’à théoriser la formule d’un de ses amis écrivains: «Dans le paysage médiatico-idéologique, en pleine saturation, c’est Marine Macron et Emmanuel Le Pen.»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 8 novembre 2019.]

mardi 5 novembre 2019

Indigne

En confirmant les futures mises en place de quotas et d’un délai de carence pour l’accès aux soins, le pouvoir vient de franchir un pas supplémentaire dans l’indigne, ne reculant devant rien pour stigmatiser une partie de la population, diviser les citoyens et négliger l’essentiel – la crise sociale.

«Quand l'éthique déserte la politique, il n'y a plus de démocratie», nous confessait Costa-Gavras, notre «rédacteur en chef d’un jour». Il évoquait la Grèce, le Chili, les États-Unis… mais pas seulement. Il se disait aussi «atterré» par les décisions d’Emmanuel Macron sur l’immigration. En confirmant les futures mises en place de quotas et d’un délai de carence pour l’accès aux soins, le pouvoir vient de franchir un pas supplémentaire dans l’indigne, ne reculant devant rien pour stigmatiser une partie de la population, diviser les citoyens et négliger l’essentiel – la crise sociale. L’«immigration choisie» façon Macron, c’est à la fois créditer les pires projets de Nicolas Sarkozy en son temps, mais c’est surtout choisir et assumer la politique migratoire de la droite extrême.

La stratégie mortifère du président se confirme. En vue de 2022, il a choisi son assurance-vie: Le Pen. Dans sa volonté de rester en tête-à-tête avec les nationalistes, Macron dresse un marchepied au Rassemblement national. Comme si nos malheurs sociaux et tous les maux de la société venaient des migrants et débarquaient des bateaux perdus de la Méditerranée. En banalisant la réaction identitaire, Macron porte à son tour une responsabilité historique. Il flétrit la République.

Quant aux mesures annoncées, elles s’avèrent cyniques et honteuses au regard de la protection des droits humains, et même irresponsables du strict point de vue de la santé publique. Considérer le migrant comme «l’ennemi», la «menace», n’est-ce pas instrumentaliser le peuple, le renvoyer à des peurs fantasmées et, surtout, tenter de faire oublier que le vrai ennemi s’appelle la finance, et qu’elle se moque des frontières! Ainsi, 28 pays et 500 millions d’Européens seraient dans l’incapacité d’accueillir dans la dignité quelques dizaines de milliers d’êtres humains? Pire, en France, il conviendrait de les trier en fonction des besoins du Medef? Macron se présente comme l’ultime fortification contre l’extrême droite : il en est le pont-levis. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 novembre 2019.]