Le siège du club de Saint-Etienne. |
«Vas-y, reprends la phrase doucement.» Les pupilles mutines s’échappent et se replient sous les
meurtrières de ses paupières. «Détache
les syllabes, essaie encore.» Les
footballeurs, même jeunes, restent d’épouvantables mélancoliques qui ne cherchent dans le regard d’autrui
que leur performance avérée. «Pense à l’accent, c’est un “u”, pas un “ou”.» Depuis six mois qu’il a installé ses valises et ses brassées
d’espoirs au centre de formation de l’Association sportive de Saint-Étienne
(Asse), Kenny Dos Santos, 16 ans et des poussières de vie, ne pense qu’au Cap-Vert, le pays qu’il a quitté
pour tâter du ballon chez les professionnels du continent européen, avec la
perspective sinon la promesse d’une carrière dans l’un des championnats les
plus réputés du monde. «Voilà, c’est mieux…
tu vois quand tu veux!» Le gamin, cheveux frisés
hirsutes, lève la tête et montre sa bouille caramel, avec une
nonchalance si naturelle qu’elle pourrait paraître coupable à un visiteur
inattentif. Pas à son «professeur» qui se trouve face à lui, studieux et
calme, d’une douceur exquise. Jacques Barthez, 66 ans, lui dispense des cours
de français deux à trois heures par semaine, au siège même de l’Asse, à
L’Étrat, l’une des proches bourgades stéphanoises, où près de deux cents
salariés veillent aux destinées du grand club forézien.
Comme
les quarante-cinq bénévoles de l’association Lire à Saint-Étienne, Jacques Barthez, ancien directeur dans la grande
distribution, n’était pas destiné à devenir un jour un «enseignant» dans le
cadre de l’opération «Salut les mots»,
lancée en 2005, qui organise tous les ans 1 500 heures de leçons particulières
à une centaine d’«élèves» étrangers, venus d’au moins vingt-six pays
différents, selon les années. «Kenny
est footeux jusqu’au bout des ongles, explique
Jacques. Il ne veut parler que de foot, mais
moi, je m’en fous du foot. Et comme au début il ne parlait que le portugais, une langue étrangère pour moi, il a fallu, comme
à chaque fois, prendre tout depuis le début. “Bonjour”, “merci”, “s’il vous
plaît”, quelques mots techniques indispensables sur les terrains, définir les
objets usuels, etc. Les progrès ont été lents… parfois ça va plus vite.»
Ce fut
le cas avec Maria Karlsson, une grande blonde suédoise de 31 ans,
professionnelle dans l’équipe féminine de l’Asse depuis août 2015. «Je ne connaissais pas un mot de français, dit-elle avec une aisance confondante. Il m’a fallu deux à trois mois pour commencer à m’exprimer à
peu près normalement. Mais nous, les Suédois, on aime les langues étrangères.
Je pratique déjà l’italien et l’anglais. Partout où j’ai joué, j’ai appris la
langue du pays.» Sa «professeur», Chantal Lachat, 70 ans,
qui fut manageuse dans l’export, dans l’automobile, puis propriétaire d’une
boutique de
chaussures à la fin de sa vie professionnelle, ne cache pas sa fierté après
huit mois d’apprentissage, elle qui s’occupa durant quelques mois de
l’attaquant de l’équipe première, le Slovène Robert Beric, avant sa grave
blessure. «J’affirme aujourd’hui que Maria
maîtrise le français presque aussi bien que certains nés en France. Pourtant, aucun des bénévoles n’a la même méthode. En fait, ce sont
les élèves qui déterminent nos formes d’enseignement, on s’adapte à eux, d’abord et avant tout. Nous ne prétendons
pas leur apprendre un français parfait, mais plutôt de les mettre sur le chemin
pour que leur existence ici leur soit facilitée. Tout est bon pour y parvenir.
Avec Maria, par exemple, nous avons passé des heures à parler de son passé,
de football et même de politique! J’ai senti dès les premiers jours qu’elle
n’était pas qu’une sportive, mais qu’elle voulait aussi devenir une citoyenne.»
Une
parole qui plaît à Bernard David, le directeur du centre de formation depuis
quatre ans, une fonction
qu’il exerçait auparavant à l’AJ Auxerre.Cet ancien joueur pro à Grenoble, qui
se définit, par proximité d’enfance, comme «Stéphanois d’âme et de coeur», ne plaisante
pas avec ce qu’il appelle la
philosophie de vie» et le «rôle
social du football», ces «valeurs fondamentales de Sainté», ces «valeurs ouvrières et familiales» qu’il
tente d’inculquer aux cent cinquante jeunes de l’Asse, dont quarante-huit sont
pensionnaires et hébergés dans des installations rutilantes que pourraient
jalouser les plus grands d’Europe. «Je ne
vais pas vous dire qu’un directeur d’un centre de formation ne doit pas faire signer deux ou trois contrats pro
chaque année, détaille-t-il. Mais ici, voyez-vous, les jeunes ont le droit de ne pas être
bons sur un terrain, car ça peut arriver, mais être impolis, c’est impossible!
Quand on a donné la poignée de main, c’est une partie de la victoire. Ils
doivent comprendre le privilège qu’ils ont. Alors, comme tous les pros du club, on leur fait visiter le musée de la Mine avant toute
chose. Certains n’ont que le foot pour s’en sortir, comme d’autres, avant eux,
n’avaient d’autre destin que de descendre au fond et creuser le charbon. Leur première mission, c’est de se défoncer. La nôtre, c’est de les éduquer. Ici, dans l’antre de la
fibre verte, nous ne formons pas des footballeurs, mais des hommes.»
Au
premier étage, les cours se poursuivent dans
des salles réservées à cet effet. Trois «professeurs» officient en
face-à-face dans un silence de cathédrale ponctué par les mots lus, les écrits
griffonnés de pattes de mouche. Depuis leur dortoir, d’où certains ne sortent
que trois semaines par an, les «élèves» n’ont que quelques mètres à franchir,
par une porte à double battant, pour assister à leurs instructions, avec une
assiduité rarement démentie. «Je
sais, on se croirait dans un hôtel de luxe, mais ne le répétez-pas!» rigole Bernard David, un trousseau de clés dans les mains. «D’ailleurs, plusieurs espaces de conférences sont loués
presque tous les jours pour des séminaires d’entreprises. Toutes cherchent à
attirer à elles un peu du prestige des Verts, cela n’a rien d’étonnant.» À ses côtés, Robert Fourgon, 66 ans, ancien médecin, en a fini
avec Virksas Dovydas, un Lituanien très timide de 19 ans. Présent au club
depuis six mois, ce footballeur très prometteur malgré son petit gabarit
commence seulement à comprendre «le
courant de la langue» et affirme qu’il veut
devenir pro pour «subvenir aux besoins financiers de sa
famille, pauvre, là-bas». Dans les couloirs feutrés qu’aucun cri ne
perturbe, nous croisons tous les visages. Suburbains de souche ou gars en exil,
avec une majorité d’ex gouapes de toutes
fortunes, tournées sur la misère, «les
noms de famille claquent comme autant d’évidences, c’est l’ADN du club, c’est
l’ADN de Sainté», assure Bernard David: «Même s’ils sont ultra majoritairement français, ces gamins
qui rêvent de foot pro viennent de partout, ou ont des origines multiples : les
Guendouz, Kacou, Assaf, Bangoura, Boumali, Karamoko, Macalou, Madianga,
Malumandsoko, Nyemek, Rocha Santos, Suljic, Traoré, Achouri, Halaïmia, ou
encore Virksas… Ils ne sont pas beaux, tous ces noms, hein?»
Virksas
Dovydas, le Lituanien, écoute sans vraiment
saisir que nous évoquons ses semblables, tous ces héritiers de
l’immigration, tous ces gamins aux yeux apeurés qui passent si vite de l’exorbitation
à la bouffissure que nous devinons aisément l’abondance de leurs tourments,
l’ampleur de leurs rêves. «Virksas, pour le mettre dans le coup, j’ai usé d’une ruse,
déclare Robert Fourgon. Pour le motiver, j’utilise un ordinateur, des traducteurs automatiques.
On choisit un thème, par exemple la musculature, on surfe et il apprend les
mots petit à petit. C’est très efficace. Chacun sa façon. Il faut être malin
pour les intéresser quand ils n’ont à la
bouche que le mot “foot”. On ne peut pas dire qu’on soit des
“professeurs” ou des “enseignants”, puisque nous sommes des bénévoles, tous des
retraités, et que presque aucun de nous n’est, à ma connaissance, ancien vrai
prof. Il faudrait trouver un nom spécifique à notre mission. On n’a pas encore trouvé…» «Des facilitateurs de français», propose, stoïquement, Jacques Plaine. Le projet «Salut les mots», comme l’association Lire à Saint-Étienne, doivent tout à cet homme d’octrois
et de grande culture, dont le savoir-être, derrière ses airs austères, se
conjugue avec un savoir-transmettre reconnu dans toute la ville. Dans les
bureaux de l’association,
rue Traversière, dans le centre de Saint-Étienne, au premier étage d’un
immeuble post-bourgeois, il accueille comme dans un mausolée. Et pour cause.
Toute sa vie y est concentrée, comme en témoignent les dizaines de photos
d’écrivains accrochées sur les murs. L’ancien libraire, dont les locaux
occupaient jusqu’aux années
1990 tout le rez-de-chaussée, fut également le créateur de la Fête du livre de
Saint-Étienne, et même l’un des initiateurs du Salon du livre de Paris. À 84
ans, Jacques Plaine continue de promouvoir la littérature et la langue
française, contre vents et marées. «C’est
un grand personnage, un type remarquable et nous sommes fiers de l’accompagner», s’enthousiasme Xavier Pizay, le secrétaire
général de l’Asse. «Toute sa vie, il a mis le livre dans la rue et il l’a fait joyeusement et admirablement, en
rendant le livre accessible à tous, voulant constamment aller chercher ceux qui
ne lisaient pas, témoigne le directeur du musée de l’Asse (1),
Philippe Gastal, lors d’une visite sur
place. Maintenant, il poursuit son chemin en
offrant des cours de français aux étrangers, aux démunis, à ceux qui n’ont rien
en arrivant ici. Nous sommes pétris d’admiration!»
Car
chacun aura compris, bien sûr, que l’opération «Salut les mots» ne s’adresse pas qu’aux étrangers du club, mais
d’abord et avant tout aux étrangers de la ville, envoyés par la mission locale,
vingt-six nationalités en 2016, dont onze Syriens. «Mon père, mon grand-père étaient libraires, explique Jacques Plaine sur un coin de table, où livres,
documents, affiches et journaux s’entassent. J’ai
toujours dit que si mon père avait été paysan, j’aurais été au cul des vaches.
Je me serais passionné de la même façon. La passion de transmettre, c’est ça la
vie… Saint-Étienne, avec son passé industriel, de la mine à Manufrance, a
toujours été une grande terre d’immigration, comme en témoigne d’ailleurs l’histoire du club, les Polonais, les Algériens et tous les
autres! L’Asse est l’un des partenaires de notre association, qui ne vit que
de subventions et des cotisations des 400 adhérents. L’idée de donner aussi des
cours aux joueurs et joueuses du club est donc venue naturellement. Ici, à
l’association, l’ambiance est évidemment un peu différente. Les cours, donnés à des 18-26 ans tous les jours de 9 heures à
19 heures, se déroulent dans toutes les pièces, même dans la cuisine. On leur
apprend la langue, certes, mais on fait plus que ça. On leur montre la route à
suivre pour réussir, trouver un emploi,
sortir de la pauvreté. Certains sont très motivés, d’autres moins, cassés par
leurs conditions. Ce qui me frappe, toujours, c’est que les jeunes ont envie
de parler, ils le désirent. Parler d’eux. Contrairement à un apprentissage
classique, les “professeurs” sont aussi des confidents, et c’est bien pour eux.
Ils veulent se raconter. Et c’est souvent
poignant…»
Retour
au siège de l’Asse, à L’Étrat. À la cafétéria,
nous saluons l’entraîneur de l’équipe pro, Christophe Galtier. «C’est un beau sujet que vous faites là, ici, c’est une
terre d’accueil, et nous, nous restons fidèles à ce que nous sommes», glisse-t-il. Loïc Perrin, le capitaine de l’équipe, en rajoute: «Les étrangers, ici, sont chez eux. C’est une vieille
tradition à Sainté, la tolérance, l’intégration, le respect des cultures, nous nous apportons
mutuellement de l’humanité.» Le milieu de
terrain Jérémy Clément nous raconte, «ému», reconnaît- il, que la veille il a participé à l’une des nombreuses initiatives
de Lire à Saint-Étienne, ce concours de dictée annuel organisé pour des
centaines de collégiens, nommé «Orthofolies». Un pont entre les générations,
un autre entre les « stars » du club et la population. Et puisque, à Saint-Étienne,
la ferveur du football prend toujours des allures sacrées et que tout nous
ramène immanquablement dans les pas des épopées, il nous restait à serrer
longuement la main de l’Ange vert, Dominique Rocheteau en personne,
vice-président du conseil de surveillance du club depuis 2010. Lui non plus
n’oublie rien. «Il ne s’écoule pas un jour sans que des gens ne me parlent, même quarante ans
après, de 1976, dont certains gardent un souvenir précis, soit d’un match,
d’une situation de jeu, soit d’un but, soit de cette finale perdue, confesse-t-il. Ils ont été si nombreux
à s’identifier à nous! Pendant huit ans, j’ai porté les couleurs du PSG, mais
c’est toujours Saint-Étienne qui captive, alors que, finalement, je n’y suis
pas resté aussi longtemps ! Cela ne me dérange pas, au contraire: j’ai la
flamme verte…» Il s’arrête
un bref instant, réfléchit. Puis il poursuit: «Mais moi, je vais vous dire, je préférerais vous parler
d’Oswaldo Piazza, l’Argentin, et d’Ivan Curkovic, le Yougoslave, avec lesquels
j’ai joué, ou plus encore de Rachid Mekhloufi, actuel ambassadeur de l’Asse: il a été joueur stéphanois, puis en équipe de France, puis dans l’équipe
d’Algérie du FLN avant l’indépendance. Lui aussi a été l’honneur de Sainté,
d’ailleurs, il est revenu parmi “ses” Verts et il sera toujours un Vert.»
(1) Le musee, entièrement dedie a l’histoire du club, depuis sa creation en 1919, est situe dans l’antre du Chaudron de Geoffroy-Guichard, qui accueillera quatre matchs de l’Euro.
[ARTICLE publié dans le hors-série de l’Humanité consacré à l'Euro de football, mai 2016.]
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