jeudi 5 janvier 2017

Quand l’apprentissage de la langue passe au Vert

Lancée en 2005, l’opération «Salut les mots» dispense  aux étrangers de la ville des cours de français. Une quarantaine de «professeurs», bénévoles de l’association Lire à Saint-Étienne, participent à ce travail de transmission des savoirs. Même des footballeurs de l’équipe pro de l’Asse en bénéficient.

Le siège du club de Saint-Etienne.
L’Étrat, Saint-Étienne (Loire), envoyé spécial. 
«Vas-y, reprends la phrase doucement.» Les pupilles mutines s’échappent et se replient sous les meurtrières de ses paupières. «Détache les syllabes, essaie encore.» Les footballeurs, même jeunes, restent d’épouvantables mélancoliques qui ne cherchent dans le regard d’autrui que leur performance avérée. «Pense à l’accent, c’est un “u”, pas un “ou”.» Depuis six mois qu’il a installé ses valises et ses brassées d’espoirs au centre de formation de l’Association sportive de Saint-Étienne (Asse), Kenny Dos Santos, 16 ans et des poussières de vie, ne  pense qu’au Cap-Vert, le pays qu’il a quitté pour tâter du ballon chez les professionnels du continent européen, avec la perspective sinon la promesse d’une carrière dans l’un des championnats les plus réputés du monde. «Voilà, c’est mieux… tu vois quand tu veux!» Le gamin, cheveux frisés hirsutes, lève la tête et montre sa bouille caramel, avec une nonchalance si naturelle qu’elle pourrait paraître coupable à un visiteur inattentif. Pas à son «professeur» qui se trouve face à lui, studieux et calme, d’une douceur exquise. Jacques Barthez, 66 ans, lui dispense des cours de français deux à trois heures par semaine, au siège même de l’Asse, à L’Étrat, l’une des proches bourgades stéphanoises, où près de deux cents salariés veillent aux destinées du grand club forézien. 

Comme les quarante-cinq bénévoles de l’association Lire à Saint-Étienne, Jacques Barthez, ancien directeur dans la grande distribution, n’était pas destiné à devenir un jour un «enseignant» dans le cadre de l’opération «Salut les mots», lancée en 2005, qui organise tous les ans 1 500 heures de leçons particulières à une centaine d’«élèves» étrangers, venus d’au moins vingt-six pays différents, selon les années. «Kenny est footeux jusqu’au bout des ongles, explique Jacques. Il ne veut parler que de foot, mais moi, je m’en fous du foot. Et comme au début il ne parlait que le portugais, une langue étrangère pour moi, il a fallu, comme à chaque fois, prendre tout depuis le début. “Bonjour”, “merci”, “s’il vous plaît”, quelques mots techniques indispensables sur les terrains, définir les objets usuels, etc. Les progrès ont été lents… parfois ça va plus vite.»
 
Ce fut le cas avec Maria Karlsson, une grande blonde suédoise de 31 ans, professionnelle dans l’équipe féminine de l’Asse depuis août 2015. «Je ne connaissais pas un mot de français, dit-elle avec une aisance confondante. Il m’a fallu deux à trois mois pour commencer à m’exprimer à peu près normalement. Mais nous, les Suédois, on aime les langues étrangères. Je pratique déjà l’italien et l’anglais. Partout où j’ai joué, j’ai appris la langue du pays.» Sa «professeur», Chantal Lachat, 70 ans, qui fut manageuse dans l’export, dans l’automobile, puis propriétaire d’une boutique de chaussures à la fin de sa vie professionnelle, ne cache pas sa fierté après huit mois d’apprentissage, elle qui s’occupa durant quelques mois de l’attaquant de l’équipe première, le Slovène Robert Beric, avant sa grave blessure. «J’affirme aujourd’hui que Maria maîtrise le français presque aussi bien que certains nés en France. Pourtant, aucun des bénévoles n’a la même méthode. En fait, ce sont les élèves qui déterminent nos formes d’enseignement, on s’adapte à eux, d’abord et avant tout. Nous ne prétendons pas leur apprendre un français parfait, mais plutôt de les mettre sur le chemin pour que leur existence ici leur soit facilitée. Tout est bon pour y parvenir. Avec Maria, par exemple, nous avons passé des heures à parler de son passé, de football et même de politique! J’ai senti dès les premiers jours qu’elle n’était pas qu’une sportive, mais qu’elle voulait aussi devenir une citoyenne.»
 
Une parole qui plaît à Bernard David, le directeur du centre de formation depuis quatre ans, une fonction qu’il exerçait auparavant à l’AJ Auxerre.Cet ancien joueur pro à Grenoble, qui se définit, par proximité d’enfance, comme «Stéphanois d’âme et de coeur», ne plaisante pas avec ce qu’il appelle la philosophie de vie» et le «rôle social du football», ces «valeurs fondamentales de Sainté», ces «valeurs ouvrières et familiales» qu’il tente d’inculquer aux cent cinquante jeunes de l’Asse, dont quarante-huit sont pensionnaires et hébergés dans des installations rutilantes que pourraient jalouser les plus grands d’Europe. «Je ne vais pas vous dire qu’un directeur d’un centre de formation ne doit pas faire signer deux ou trois contrats pro chaque année, détaille-t-il. Mais ici, voyez-vous, les jeunes ont le droit de ne pas être bons sur un terrain, car ça peut arriver, mais être impolis, c’est impossible! Quand on a donné la poignée de main, c’est une partie de la victoire. Ils doivent comprendre le privilège qu’ils ont. Alors, comme tous les pros du club, on leur fait visiter le musée de la Mine avant toute chose. Certains n’ont que le foot pour s’en sortir, comme d’autres, avant eux, n’avaient d’autre destin que de descendre au fond et creuser le charbon. Leur première mission, c’est de se défoncer. La nôtre, c’est de les éduquer. Ici, dans l’antre de la fibre verte, nous ne formons pas des footballeurs, mais des hommes.»

Au premier étage, les cours se poursuivent dans  des salles réservées à cet effet. Trois «professeurs» officient en face-à-face dans un silence de cathédrale ponctué par les mots lus, les écrits griffonnés de pattes de mouche. Depuis leur dortoir, d’où certains ne sortent que trois semaines par an, les «élèves» n’ont que quelques mètres à franchir, par une porte à double battant, pour assister à leurs instructions, avec une assiduité rarement démentie. «Je sais, on se croirait dans un hôtel de luxe, mais ne le répétez-pas!» rigole Bernard David, un trousseau de clés dans les mains. «D’ailleurs, plusieurs espaces de conférences sont loués presque tous les jours pour des séminaires d’entreprises. Toutes cherchent à attirer à elles un peu du prestige des Verts, cela n’a rien d’étonnant.» À ses côtés, Robert Fourgon, 66 ans, ancien médecin, en a fini avec Virksas Dovydas, un Lituanien très timide de 19 ans. Présent au club depuis six mois, ce footballeur très prometteur malgré son petit gabarit commence seulement à comprendre «le courant de la langue» et affirme qu’il veut devenir pro pour «subvenir aux besoins financiers de sa famille, pauvre, là-bas». Dans  les couloirs feutrés qu’aucun cri ne perturbe, nous croisons tous les visages. Suburbains de souche ou gars en exil, avec une majorité d’ex gouapes  de toutes fortunes, tournées sur la misère, «les noms de famille claquent comme autant d’évidences, c’est l’ADN du club, c’est l’ADN de Sainté», assure Bernard David: «Même s’ils sont ultra majoritairement français, ces gamins qui rêvent de foot pro viennent de partout, ou ont des origines multiples : les Guendouz, Kacou, Assaf, Bangoura, Boumali, Karamoko, Macalou, Madianga, Malumandsoko, Nyemek, Rocha Santos, Suljic, Traoré, Achouri, Halaïmia, ou encore Virksas… Ils ne sont pas beaux, tous ces noms, hein?»
 
Virksas Dovydas, le Lituanien, écoute sans vraiment  saisir que nous évoquons ses semblables, tous ces héritiers de l’immigration, tous ces gamins aux yeux apeurés qui passent si vite de l’exorbitation à la bouffissure que nous devinons aisément l’abondance de leurs tourments, l’ampleur de  leurs rêves. «Virksas, pour le mettre dans le coup, j’ai usé d’une ruse, déclare Robert Fourgon. Pour le motiver, j’utilise un ordinateur, des traducteurs automatiques. On choisit un thème, par exemple la musculature, on surfe et il apprend les mots petit à petit. C’est très efficace. Chacun sa façon. Il faut être malin pour les intéresser quand ils n’ont à la  bouche que le mot “foot”. On ne peut pas dire qu’on soit des “professeurs” ou des “enseignants”, puisque nous sommes des bénévoles, tous des retraités, et que presque aucun de nous n’est, à ma connaissance, ancien vrai prof. Il faudrait trouver un nom spécifique à notre mission. On n’a pas encore trouvé…» «Des facilitateurs de français», propose, stoïquement, Jacques Plaine. Le projet «Salut les mots», comme l’association Lire à Saint-Étienne, doivent tout à cet homme d’octrois et de grande culture, dont le savoir-être, derrière ses airs austères, se conjugue avec un savoir-transmettre reconnu dans toute la ville. Dans les bureaux de l’association, rue Traversière, dans le centre de Saint-Étienne, au premier étage d’un immeuble post-bourgeois, il accueille comme dans un mausolée. Et pour cause. Toute sa vie y est concentrée, comme en témoignent les dizaines de photos d’écrivains accrochées sur les murs. L’ancien libraire, dont les locaux occupaient jusqu’aux années 1990 tout le rez-de-chaussée, fut également le créateur de la Fête du livre de Saint-Étienne, et même l’un des initiateurs du Salon du livre de Paris. À 84 ans, Jacques Plaine continue de promouvoir la littérature et la langue française, contre vents et marées. «C’est un grand personnage, un type remarquable et nous sommes fiers de l’accompagner», s’enthousiasme Xavier Pizay, le secrétaire général de l’Asse. «Toute sa vie, il a mis le livre dans la rue et il l’a fait joyeusement et admirablement, en rendant le livre accessible à tous, voulant constamment aller chercher ceux qui ne lisaient pas, témoigne le directeur du musée de l’Asse (1), Philippe Gastal, lors d’une visite sur place. Maintenant, il poursuit son chemin en offrant des cours de français aux étrangers, aux démunis, à ceux qui n’ont rien en arrivant ici. Nous sommes pétris d’admiration!»

Car chacun aura compris, bien sûr, que l’opération «Salut les mots» ne s’adresse pas qu’aux étrangers du club, mais d’abord et avant tout aux étrangers de la ville, envoyés par la mission locale, vingt-six nationalités en 2016, dont onze Syriens. «Mon père, mon grand-père étaient libraires, explique Jacques Plaine sur un coin de table, où livres, documents, affiches et journaux s’entassent. J’ai toujours dit que si mon père avait été paysan, j’aurais été au cul des vaches. Je me serais passionné de la même façon. La passion de transmettre, c’est ça la vie… Saint-Étienne, avec son passé industriel, de la mine à Manufrance, a toujours été une grande terre d’immigration, comme en témoigne d’ailleurs l’histoire du club, les Polonais, les Algériens et tous les autres! L’Asse est l’un des partenaires de notre association, qui ne vit que de subventions et des cotisations des 400 adhérents. L’idée de donner aussi des cours aux joueurs et joueuses du club est donc venue naturellement. Ici, à l’association, l’ambiance est évidemment un peu différente. Les cours, donnés à des 18-26 ans tous les jours de 9 heures à 19 heures, se déroulent dans toutes les pièces, même dans la cuisine. On leur apprend la langue, certes, mais on fait plus que ça. On leur montre la route à suivre pour réussir, trouver un  emploi, sortir de la pauvreté. Certains sont très motivés, d’autres moins, cassés par leurs conditions. Ce qui me frappe, toujours, c’est que les jeunes ont envie de parler, ils le désirent. Parler d’eux. Contrairement à un apprentissage classique, les “professeurs” sont aussi des confidents, et c’est bien pour eux. Ils veulent se raconter. Et c’est souvent  poignant…»

Retour au siège de l’Asse, à L’Étrat. À la cafétéria,  nous saluons l’entraîneur de l’équipe pro, Christophe Galtier. «C’est un beau sujet que vous faites là, ici, c’est une terre d’accueil, et nous, nous restons fidèles à ce que nous sommes», glisse-t-il. Loïc Perrin, le capitaine de l’équipe, en rajoute: «Les étrangers, ici, sont chez eux. C’est une vieille tradition à Sainté, la tolérance, l’intégration,  le respect des cultures, nous nous apportons mutuellement de l’humanité.» Le milieu de terrain Jérémy Clément nous raconte, «ému», reconnaît- il, que la veille il a participé à l’une des nombreuses initiatives de Lire à Saint-Étienne, ce concours de dictée annuel organisé pour des centaines de collégiens, nommé «Orthofolies». Un pont entre les générations, un autre entre les « stars » du club et la population. Et puisque, à Saint-Étienne, la ferveur du football prend toujours des allures sacrées et que tout nous ramène immanquablement dans les pas des épopées, il nous restait à serrer longuement la main de l’Ange vert, Dominique Rocheteau en personne, vice-président du conseil de surveillance du club depuis 2010. Lui non plus n’oublie rien. «Il ne s’écoule pas un jour sans que des gens ne me parlent, même quarante ans après, de 1976, dont certains gardent un souvenir précis, soit d’un match, d’une situation de jeu, soit d’un but, soit de cette finale perdue, confesse-t-il. Ils ont été si nombreux à s’identifier à nous! Pendant huit ans, j’ai porté les couleurs du PSG, mais c’est toujours Saint-Étienne qui captive, alors que, finalement, je n’y suis pas resté aussi longtemps ! Cela ne me dérange pas, au contraire: j’ai la flamme verte…» Il  s’arrête un bref instant, réfléchit. Puis il poursuit: «Mais moi, je vais vous dire, je préférerais vous parler d’Oswaldo Piazza, l’Argentin, et d’Ivan Curkovic, le Yougoslave, avec lesquels j’ai joué, ou plus encore de Rachid Mekhloufi, actuel ambassadeur de l’Asse: il a été joueur stéphanois,  puis en équipe de France, puis dans l’équipe d’Algérie du FLN avant l’indépendance. Lui aussi a été l’honneur de Sainté, d’ailleurs, il est revenu parmi “ses” Verts et il sera toujours un Vert.»

(1) Le musee, entièrement dedie a l’histoire du club, depuis sa creation en 1919, est situe dans l’antre du Chaudron de Geoffroy-Guichard, qui accueillera quatre matchs de l’Euro.

[ARTICLE publié dans le hors-série de l’Humanité consacré à l'Euro de football, mai 2016.]

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