Les Stéphanois, finalistes de 1976. |
En ce jour particulier, la France entière braquait ses yeux embués
d’espoirs sur une ville d’Écosse, à l’autre bout du continent, cap au nord. Glasgow y
accueillait la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, l’équivalent
aujourd’hui de la Ligue des champions. Les héros de Saint-Etienne, avec leurs
gueules de soixante-huitards attardés, leurs cheveux filasse et leurs mots simples
comme un dimanche autour d’une miche de pain, croisaient la route des ogres du
Bayern Munich. Un France-Allemagne, déjà, qui en préfigurerait bien d’autres,
non moins célèbres.
En pénétrant
dans le stade muni de son inséparable pipe, le président de l’ASSE, Roger
Rocher, s’exclama: «C’est
fou, toute la ville est pour nous, on se croirait à Saint-Etienne, comme ces
grands soirs où on allume le Chaudron de Geoffroy-Guichard!» Et pour cause. Que
des milliers de supporters se soient déplacés depuis le Forez pour soutenir
leur équipe, rien de plus logique. Mais que des passionnés de football aient
consenti au voyage -30000 en tout!- depuis toutes les régions de métropole et
même des territoires d’outre-mer, voilà qui témoignait d’une appropriation hors
du commun. Au fil d’une «épopée» qui portait bien son nom, qui avait cheminé
vers Split, Kiev ou Eindhoven, quelque chose d’authentiquement supérieur s’était
produit dans le coeur des Français, nullement excédés par la domination sans
partage que les Verts exerçaient sur le foot tricolore. En dix ans, l’ASSE
avait décroché six titres de champions de France, et s’apprêtait à en ajouter
un septième à son palmarès. Sans oublier les quatre doublés Coupe-championnat.
De quoi lasser? Au contraire. Des Nantais vêtus de vert retrouvèrent ce soir-là
à Glasgow des Marseillais, des Parisiens, des Lillois, des Lensois et même,
oui, même ces «bourgeois de Lyonnais», les ennemis ataviques, qui ont toujours
considéré leurs voisins stéphanois comme des «mineurs et des ouvriers durs à la
peine» et «bas du front».
La lutte des classes des «bas du front» devint sur un terrain une
expression sublimée, portant des enjeux idéologiques, en apparence invisibles, jusqu’aux combats
sportifs les plus ingrats, les joueurs et leurs origines, leurs formations et
leur élévation sociale par le foot, les systèmes tactiques de l’équipe aussi,
les gestes et la technique, et bien sûr ce supplément d’énergie vitale et
d’intelligence qu’un seul mot résumait et résume toujours: l’esprit. Cet esprit
du jeu et de la solidarité sur une pelouse, que les Français épousèrent
intrinsèquement, ne venait pas de nulle part. Et si les Écossais de Glasgow
présents lors de la finale avaient eux aussi pris fait et cause pour les Verts,
il n’y avait pas de hasard. Glasgow s’enorgueillissait alors de ses activités
textile et sidérurgique, de l’exploitation du minerai de fer et des mines de
charbon du Lanarkshire voisin (1). Saint-Etienne était un peu leur
équivalent français, théâtre du développement des premières lignes de chemin de
fer du continent, puis de l’essor industriel du XIXe siècle, la
métallurgie lourde, les brevets en pagaille, les cycles Mercier, les
hauts-fourneaux, forges et aciéries de la marine, le sous-sol riche en charbon
qui fit de la ville le premier Bassin houiller de France, sans parler de
Monsieur Geoffroy Guichard en personne, qui transforma sa modeste épicerie en
groupe Casino (sponsor historique du club), et bien sûr la Manufacture d’armes
et de cycles, fondée en 1885, qui deviendra plus tard Manufrance.
Qui n’a arboré crânement le fameux maillot vert siglé «Coq Sportif» et
«Manufrance» en lettres
blanches, comme seconde peau, comme affirmation sociale et presque politique,
tandis que la municipalité était alors dirigée par un communiste, Joseph
Sanguedolce Cette parure légendaire, élue récemment «maillot
de l’histoire de la Ligue 1» par «France Football», celle des Rocheteau,
Lopez, Piazza, Bathenay, Larqué, Repellini, Sarramagna, Synaeghel, Farison,
Janvion, Santini, Curkovic et des frères Revelli, etc., avait une valeur
tellement allégorique qu’il convient de se souvenir de l’importance de
Manufrance dans la mythologie française de l’époque. La vie était encore en
velours et tricot de corps, en Formica et simili cuir, mais dans l’imaginaire
populaire, la Manu comptait autant que Renault, le paquebot «France» ou le
Concorde. Manufrance était la première société française de vente par
correspondance, essentiellement renommée pour ses fusils de chasse (Robust,
Falcor, Idéal, Simplex) et ses bicyclettes. Qui n’avait pas feuilleté un
catalogue, ni rêvé sur les croquis noir et blanc représentant tous les produits
de l’enseigne, dans ses moindres détails techniques et sinuosités, n’était pas
français. Nos parents conservaient religieusement les exemplaires reliés des
années 1950, 1960. Et nous passions fréquemment des heures à tourner les pages,
imaginant secrètement que nous allions tout acquérir, les vélos Hirondelle, les
motocyclettes, les armes de poing, les veilleuses et porte-allumettes, les
caleçons, les pantalons, les horloges murales, les cannes à pêche, les grelots
nickelés avec courroie, les couteaux et surtout les petites voitures en métal,
répliques d’Aronde, de DS ou de Traction avant. Le catalogue de la Manu était à
lui seul un continent à explorer, notre fierté nationale, la griffe du savoir-faire
tricolore qui raccordait l’histoire et les générations, de la
IIIe République à Mitterrand, en passant par le Front populaire, la
Libération et le de Gaulle des Trente Glorieuses. C’était une part d’un nous
collectif, sacrifié au début des années 1980 après une lutte sociale longue et
terrible (achevée par un certain Bernard Tapie en 1985), qui accompagna, dans
le même mouvement, la casse de la sidérurgie et la fin de l’exploitation
minière. Saint-Etienne, la ville aux près de 40 nationalités venues là
pour le travail, perdit en une décennie sa vocation ouvrière et sa raison d’être.
Les Stéphanois ne perdirent pas la mémoire pour autant. Encore moins les
supporters des Verts.
Ce mercredi 12 mai 1976, sur le terrain du Hampden Park de Glasgow, les hommes de Robert Herbin, joueur
lui-même issu du centre de formation puis entraîneur, dominèrent tout ou partie
de la rencontre malgré deux handicaps lourds. Primo: lors d’un match de
championnat précédant la finale européenne, les Nîmois, en visite à
Geoffroy-Guichard, s’étaient montrés si honteux de violence (5-2 pour les
Verts) qu’ils avaient laissé deux Stéphanois à l’infirmerie, Farison et
Synaeghel, littéralement démolis et forfaits, et blessé Dominique Rocheteau, si
diminué qu?il ne joua que quelques minutes à la toute fin de la finale, tel un
vulgaire joker. Secundo: la forme des poteaux, qui, à l’étonnement général et
contrairement à ce qui se pratiquait sur les stades d’Europe, présentaient des
sections carrées.
Ce qui ne devait être qu?une anecdote avant l’apothéose finale scella le
sort de l’ASSE quand le
ballon propulsé par Dominique Bathenay et Jacques Santini trouva l’arête à deux
reprises. Des études scientifiques ont démontré depuis qu’avec des poteaux
ronds, ces tentatives infructueuses auraient été converties en buts. L’épopée
prit donc fin dans la désolation et par le plus petit des scores: 1-0. En
faveur du Bayern Munich. La légende des Verts et des poteaux carrés était en
marche. Plus rien ne l’arrêterait jusqu’à nos jours.
Pour qui fréquente assidûment la ville de Saint-Etienne et quelques-uns
des héros de 1976 du côté de
Geoffroy-Guichard? pour beaucoup encore présents dans l’entourage de
l’ASSE, d’ailleurs, la vie a changé, énormément même, mais le club a préservé
son âme, malgré tout, coûte que coûte. Quand le président du directoire, Roland
Romeyer, nous explique que «le club est basé sur des valeurs autres que l’argent,
des valeurs de fraternité, d’harmonie et de spectacle qui correspondent à la
région» et que «le succès repose sur les relations humaines, la fidélité»,
Dominique Rocheteau, vice-président du conseil de surveillance depuis 2010,
n’hésite pas à confesser: «Il ne s’écoule pas un jour sans que des gens ne me
parlent de cette période, dont certains gardent un souvenir précis, soit d’un
match, d’une situation de jeu, soit d’un but, soit de cette finale perdue,
raconte-t-il. Ils ont été si nombreux à s’identifier à nous! Pendant huit ans,
j’ai porté les couleurs du PSG, mais c’est toujours Saint-Etienne qui captive,
alors que, finalement, je n’y suis pas resté aussi longtemps ! Cela ne me
dérange pas, au contraire: j’ai la flamme verte.»
D’autres le disent à leur manière, comme le grand Georges Bereta, six titres de champion de France
avec l’ASSE, mais qui ne connut pas l’épopée de 1976, pour avoir été vendu un
an plus tôt à l’Olympique de Marseille contre son gré par le président Roger
Rocher. «Je ne lui ai jamais pardonné», lâche-t-il, des sanglots dans la
voix et qui revint pourtant vivre dans sa ville sitôt sa carrière
achevée. «Le Chaudron, c’est l’un des fondements de la fidélité des supporters
et de la conscience du football français, raconte-t-il. C’est pourquoi nous avons
choisi de le rénover afin d’en accroître encore la résonance plutôt que de
construire un nouveau stade. Car le Sainté des années 1970 est entré dans la
mémoire collective comme symbole de la renaissance du foot tricolore.»
Ces larmes mouillées de bonheur ou de malheur, Philippe Gastal les
connaît bien lui aussi. Conservateur du musée de l’AS Saint-Etienne, qui a trouvé place en 2014
dans le Chaudron, il s’avoue ému à chaque visiteur qu’il croise à la sortie de
ce voyage dans le temps en terre verte. «Les gens viennent de partout en
France, vraiment de partout, ils sortent les larmes aux yeux, d’autres craquent
carrément car ils ressentent des choses trop fortes, dit-il. Il faut le voir
pour le croire. Il y a chez toutes ces personnes un énorme affect, certaines se
souviennent être venues dans le Chaudron avec leur père, leur grand-père
disparus, c’est un haut lieu de mémoire, un bout de l’histoire du pays. L’affectif
se mélange aux souvenirs. C’est puissant et renversant!»
Et puis, comme pour boucler la boucle et conjurer la malédiction, personne, ici et ailleurs,
n’oubliera la nuit du 25 au 26 octobre 2013 et cet énorme camion venu livrer
des reliques payées par le club 20000 euros. Six bouts de bois en très
mauvais état, bouffés aux mites et fissurés, qui trônent désormais dans l’espace
numéro 3 du musée: les fameux poteaux carrés de la finale de Glasgow,
retrouvés par hasard dans les sous-sols du Hamp-den Park et cédés après d’âpres
négociations. Pour éviter que la relique ne perde sa blancheur retrouvée après
réfection, elle est séparée des élans désordonnés de ses admirateurs par un
Plexiglas, faute de quoi chacun voudrait la toucher, comme si c’était la Vraie
Croix, comme si les empreintes étaient aussi fondamentales que la mémoire. À
Saint-Etienne, la mélancolie n’a pas que de mauvais travers, même quand elle
voisine avec l’idéalisation du passé. En ce temps-là, les footballeurs avaient
une autre gueule et bien des manières de l’exprimer. Mais, sachez-le, dans le
Chaudron, il nous arrive encore d’avoir l’impression que les ouvriers, ceux d’avant,
ceux d’aujourd’hui, n?ont pas encore été placés hors champ de la réalité des
choses. Parfois, le football n’est pas que du sport, et le sport bien plus que
du sport.
[ARTICLE publié dans l’Humanité Dimanche du 12 au 18 mai
2016.]
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