jeudi 29 avril 2021

Putschiste(s)

L'appel factieux de militaires antirépublicains...

Menace. «Ça pue.» Ce commentaire très cru d’un conseiller d’État rompu aux coulisses du pouvoir à son plus haut niveau depuis plus de trente ans en dit long sur le climat actuel qui agite les coulisses de notre chère République, «mise sous tension et au bord d’un chaos démocratique». Les mots se veulent volontairement inquiétants, d’autant que notre interlocuteur ajoute : «Près de la moitié de nos militaires, qu’ils soient d’active ou réservistes, votent à l’extrême droite ou s’affichent comme tels. Ce phénomène ne peut plus être nié. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils représentent désormais une menace, mais quand même…» Depuis l’appel signé par vingt généraux – plus qu’un «quarteron» –, soutenu par des centaines d’officiers et publié par Valeurs actuelles, tous les républicains authentiques de ce pays se demandent si l’affaire doit être vraiment prise au sérieux ou s’il s’agit d’une énième pantalonnade grotesque qui témoigne, à tout le moins, d’une dérive assumée par une partie non négligeable des sphères néofascisantes voulant provoquer un odieux bégaiement de l’histoire. Le bloc-noteur s’en tiendra aux remarques de notre conseiller d’État : «Est-ce un appel de putschistes ? Pas vraiment. Ceux qui préparent un coup d’État ne le font pas savoir par communiqué de presse. Les retraités qui ont signé ce torchon sont “hors cadre”. Sauf qu’ils reçoivent un certain écho dans la société française, n’en doutons pas…»

Mémoire. De quoi cet appel de factieux est-il donc le nom ? Ces ex-gradés nourris des souvenirs des guerres coloniales réclament ni plus ni moins l’intervention de l’armée sur le sol national afin de lutter contre «l’islamisme», les «hordes de banlieues» et les antiracistes. Ils écrivent : «Demain la guerre civile mettra un terme à ce chaos croissant, et les morts, dont vous porterez la responsabilité, se compteront par milliers.» Autant l’avouer. À la lecture de cet invraisemblable texte publié comme par hasard un 21 avril, jour anniversaire du putsch d’Alger, comment ne pas penser à l’OAS ou à la Cagoule, aux organisations terroristes d’extrême droite, mais aussi à tous ces réseaux d’hommes d’influence (armée, police, politique, affaires), anticommunistes, antisémites, antirépublicains, etc. ? Un peu de mémoire. Dans les années 1930, les «cagoulards» organisaient des assassinats, des attentats et des actes séditieux au nom du combat contre l’Anti-France incarnée par la figure du «judéo-­bolchevisme» – les mêmes basculeront dans la pleine collaboration avec l’occupant nazi.

Vichy. S’il existe un parti de l’Ordre dans notre pays, rien d’étonnant à ce que Fifille-la-voilà ait immédiatement relayé l’appel de ces illuminés en proposant ses services pour les représenter. Responsabilité signifiante : elle participe ainsi à cet encouragement aux passages à l’acte, individuels ou collectifs. Notons le laxisme coupable des autorités légales, sans parler du silence assourdissant du prince-président, chef des armées. Dans une République « normale », respectueuse de la démocratie et de ses valeurs, ces cagoulards à l’ancienne seraient déjà sous les verrous, sauf à méconnaître le cadre régalien qui nous régit tous. La Constitution française interdit en effet d’attenter à la forme républicaine de l’État : l’appel à l’insurrection est puni par les articles 412-4 et 412-6 du Code pénal et son article 413-3 sanctionne «le fait, en vue de nuire à la défense nationale, de provoquer à la désobéissance par quelque moyen que ce soit des militaires ou des assujettis affectés à toute forme du service national». Car le pedigree des «signataires» ne laisse aucune place au doute. Du capitaine Jean-Pierre Fabre-Bernadac à Antoine Martinez ou Christian Piquemal, tous ou presque sont connus pour leur engagement au Rassemblement national et/ou à des groupuscules ultra-identitaires, adeptes de la théorie racialiste et complotiste du «grand remplacement», impulsée par le sinistre Renaud Camus. Fifille-la-voilà a salué ces ennemis de la République, les appelant à la «rejoindre dans la bataille pour la France». Celle de Vichy et du «quarteron» d’Alger…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 avril 2021.]

mardi 27 avril 2021

Ultradroitisation

La responsabilité de la droite, depuis le sarkozysme, est écrasante. Tant de digues ont sauté, qu’une forme de «rassemblement» des droites extrêmes n’est plus un fantasme.

Ainsi donc, la «dédiabolisation» du Rassemblement national aurait «porté ses fruits», si l’on en croit une préoccupante étude de la Fondation Jean-Jaurès. Seuls 34% des Français disent avoir une «image négative» de Marine Le Pen, contre 50% il y a deux ans. De quoi montrer de l’inquiétude, quand nous constatons chaque jour un peu plus l’hystérisation et l’ultradroitisation des débats publics, quels que soient les sujets. À qui la faute, après des décennies de dérives en tout genre ?

La responsabilité de la droite, depuis le sarkozysme, est écrasante. Tant de digues ont sauté, qu’une forme de «rassemblement» des droites extrêmes n’est plus un fantasme, au moins par les urnes. Les trois droites, classées jadis comme légitimiste, orléaniste et bonapartiste, peuvent maintenant se décliner comme conservatrice, ordolibérale et poujado-identitaire, avec des porosités d’idées si prégnantes qu’une grande part de l’électorat LR refuserait désormais toute perspective de «front républicain» pour barrer la route au lepénisme. Qui est prêt à reporter ses voix au second tour d’une présidentielle sur Marine Le Pen, sinon cette partie croissante de la droite ?

Contrairement à ce qu’affirment tous les réactionnaires ayant table ouverte dans l’espace médiacratique, le discours dominant ne valorise plus, depuis longtemps, les valeurs républicaines fondamentales, la démocratie, l’humanisme ou les progrès sociaux. Et un jour, ce glissement idéologique obscène s’achève par la «tribune» offerte à l’ignoble Éric Zemmour, tous les soirs sur CNews, véritable déversoir nationaliste abject, entre discours de haine et rabâchage authentiquement d’extrême droite. Quand la banale dissémination des discours débouche sur un confusionnisme rhétorique et doctrinal favorisant le pire…

Reste Emmanuel Macron, qui s’accommode bien de la situation pour l’avoir accélérée. En vue de 2022, nous connaissons son choix : le tête-à-tête avec Le Pen. Jusqu’à aujourd’hui, sans doute pensait-il qu’il s’agissait de son assurance-vie, sa seule chance d’être réélu. En quatre ans, de surenchères sécuritaires en stigmatisations, il a même dressé une sorte de pont-levis avec l’extrême droite. L’histoire retiendra qu’il aura mis en péril, lui aussi, la démocratie et la République. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 27 avril 2021.]

jeudi 22 avril 2021

Oligopole(s)

Ultradroitisation et hégémonie politique et culturelle…

Spectre. Cédant à l’irrépressible attrait du trou de serrure – propre au « voyeuriste » de la vie publique parfois comblé –, le bloc-noteur aimerait se détacher de l’air du temps, chinant çà et là des petits riens d’interstices susceptibles de nourrir une forme d’optimisme afin d’atténuer cette douloureuse impression de découronnement de l’à-venir. Difficile, n’est-ce pas, par les temps qui courent de retourner le «cercle de la raison». Ce que nous appelons par routine les leviers de commande semble télécommandé de partout et offre aux heureux élus un peu de poudre d’or à distribuer, comme autant de poudre aux yeux. Vous avez compris ce qui nous inquiète : les urnes sont des boîtes à double fond, électoral et funéraire. Elles recueillent, souvent avec décalage, nos rêves et nos cendres. Un an tout juste avant l’échéance que vous connaissez, une douloureuse impression s’impose en forme de question cruelle : et si la bataille pour l’Élysée se livrait désormais entre trois droites, spectre incluant, cela va sans dire, le prince-président sortant Mac Macron ? À l’étape actuelle, le constat s’avère douloureux. Une part croissante des débats est désormais captée par lesdites droites RN, LR et LaREM, et plus des deux tiers de l’électorat – ici-et-maintenant, à l’instant T – souhaiteraient s’exprimer en leur faveur. Pendant ce temps, la gauche, les gauches paraissent en voie d’éviction non seulement du second tour mais également de l’agenda du débat public, impulsé par toute la sphère politico-médiatique.

Peur. Nommons les choses : le climat est à l’oligopole, dans la droite ligne d’une tendance inquiétante constatée sur le continent. De quoi s’agit-il ? Selon la définition, une condition d’oligopole se rencontre lorsque nous trouvons, «sur un marché, un nombre faible d’offreurs disposant d’un certain pouvoir de marché et un nombre important de demandeurs», traduit autrement par «situation de marché oligopolistique». Ces trois droites, en position de quasi-hégémonie politique et culturelle du fait de leurs relais dans toute la société française, sont à la fois agressives (entre elles, contre la gauche) et menaçantes (toujours plus droitières), sachant que le pays, nous le savons dorénavant, est à la merci d’un « accident électoral » qui permettrait à Fifille-la-voilà de s’installer au Palais. À force d’avoir peur, la peur devient leur force. Existe-t-il d’ailleurs un point commun à cet oligopole ? Probablement celui d’emprunter tous les ressorts du Gulf Stream idéologique de l’ultradroitisation, par des approches légèrement différentes bien sûr, mais en couvrant tout l’éventail et en profitant de ces vents dominants pour gonfler les voiles.

Espoir. Cet état de marasme idéologique et politique puise ses racines loin en arrière. Pour le dire clairement : ceux qui pensent que les shows quotidiens de l’odieux Éric Zemmour constituent une sorte de « nouveauté », ce serait oublier quarante années d’un processus de droitisation et de libéralisme infernal, plus ou moins lent d’abord, puis vécu en accéléré ces toutes dernières années, «fruit d’une dialectique subtile, entre offre venue d’en haut et demande venue d’en bas, en raison des crises sociales, du terrorisme et de tant d’autres facteurs provoqués par toutes les propagandes démagogiques, ce qui, après autant de coups de boutoir dans la durée, a peu à peu marginalisé la vraie gauche dans différents secteurs sociaux», comme le résumait la semaine dernière un analyste. Le constat est posé, reste l’essentiel : la réponse. Peut-être viendra-t-elle, aussi, d’en bas, depuis les tréfonds de ces colères dues aux crises successives qui s’accumulent et ressortiront tôt ou tard. Pour le pire, ou le meilleur. Les peurs nourrissent l’effroi. L’espoir, lui, ouvre un autre processus… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 23 avril 2021.]

mercredi 21 avril 2021

À l’état de résistance collective…

Une sorte de «leçon» politique appliquée au sport le plus populaire du monde.

Quarante-huit heures et ci-gît la Super Ligue de football. Du moins, pour l’instant. Par un retournement de ­situation aussi spectaculaire que l’avait été son irruption dans le paysage, cette compétition privée, imaginée par quelques clubs les plus puissants afin de supplanter la Ligue des champions, l’historique trophée européen depuis 1955, se retrouve vidée de sa substance. Voilà la mise en échec de l’avidité ­cynique des grands patrons, à la suite d’une révolte surgie d’Angleterre qui a vu les supporters, les entraîneurs, les joueurs et les pouvoirs publics se dresser solidairement contre la trahison des propriétaires de leurs équipes chéries. Les six en question, d’abord ­Manchester City, puis Arsenal, Liverpool, Tottenham et Manchester United, et pour finir Chelsea, ont donc renoncé, certains dirigeants avouant même leur péché capital : «Nous avons fait une erreur et nous nous excusons pour cela», déclarent les responsables d’Arsenal…

Une banderole, brandie par les fans près du stade de Manchester United, Old Trafford, résumait le dépit général ressenti bien au-delà de la Grande-Bretagne : «Créé par les pauvres, volé par les riches.» En vérité, les promoteurs de ce barnum du foot business poussé à l’extrême avaient mal mesuré l’ampleur de la tempête qu’ils venaient de déclencher. Même au stade suprême du capitalisme, le football reste une puissance à part entière. La sécession d’une douzaine de clubs n’était, à première vue, qu’une affaire de droit privé. Elle a pourtant provoqué, en un rien de temps, et au plus haut niveau, une avalanche de communiqués. Downing Street, l’Élysée, Bruxelles… les chancelleries n’auraient pas réagi plus promptement s’il s’était agi d’une tentative de coup d’État.

S’il n’y a sans doute pas de «morale» à cette histoire, puisque les compétitions actuelles, déjà inégalitaires, réservent les places de choix aux plus riches, au moins trouverons-nous la trace d’une sorte de «leçon» politique appliquée au sport le plus populaire du monde. À l’état de résistance collective, quand s’entrechoquent l’humain et le pognon, ce qui est ainsi possible pour le football ne le serait pas pour d’autres domaines, que beaucoup jugeront bien plus fondamentaux ? Les combats universels ne manquent pas : levée des brevets sur les vaccins ; progrès social ; diplomatie ; évasion fiscale ; droits des migrants… Parions que le football européen va saisir l’occasion pour tenter de se refaire une virginité face à une dérive à laquelle il a activement contribué. Il n’a évidemment pas montré la voie en tant qu’exemple. Parmi ce cénacle, certains ont juste marqué un but. Sous la forme d’une belle passe aux autres.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 22 avril 2021.]

jeudi 15 avril 2021

Elite(s)

Emmanuel Macron à l'ENA, promotion 2002-2004. 
Briser l’ENA, oui. Mais pour quoi faire ?

Creuset. La «méritocratie» républicaine a-t-elle jamais eu un sens, sinon quand elle était incarnée dans la fidélité absolue au temps long et à un horizon indépassable : le service public, le bien commun, la construction d’une France de haute tenue en tant qu’exemple. En annonçant de manière quasi divine la suppression de l’École nationale d’administration (ENA), notre prince-président souhaite donc montrer qu’il est résolu à prendre une mesure forte pour remettre en cause la morgue de la haute fonction publique… dont il est lui-même issu. Un tour de passe-passe au profit d’une nouvelle institution élitaire ? Sans doute. Qui le croit d’ailleurs sincère ? Au départ, l’ENA avait pour but de garantir l’égalité d’accès aux carrières publiques et de casser les corporatismes des grands corps ; assez vite, le projet a rompu avec son ambition démocratique originelle, devenant au fil des années l’un des creusets de l’oligarchie française, formant ces escadrons de hauts fonctionnaires qui, depuis plus de trente ans, passent par l’Inspection des finances, avant de déserter le service de l’intérêt général pour aller s’enrichir dans la finance ou la grande distribution. Tous, ou presque, ont activement accompagné la casse sociale historique que nous vivons, attisant la crise morale envers «la» politique et l’administration qui la sert par les sommets. Briser l’ENA, oui, bien sûr. Mais pour quoi faire ?

Engagement. L’idée d’une école nationale de formation des fonctionnaires destinés à occuper les plus hautes fonctions de l’administration remonte à loin. Évoqué pendant la IIe République, porté sous le Front populaire par le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay, ce projet progressiste visait à remplacer un système de recrutement disparate. Idée reprise à la Libération, dans une ordonnance du général de Gaulle mise en musique par le ministre de la Fonction publique, Maurice Thorez. La création de l’ENA répondit, au cours des années suivantes, à l’objectif originel de démocratisation. Avant la grande dérive… Le bloc-noteur, qui côtoya quelque peu Philippe Séguin, se permettra de citer son livre, Itinéraire (Seuil, 2003), lui, le pupille de la nation : «J’avais choisi l’ENA, donc le service public, parce que cela me paraissait, en toute candeur, valoir une entrée en chevalerie. Voilà bien ce qu’était la République à mes yeux : la possibilité offerte à des roturiers d’accéder à un ordre aussi prestigieux qu’exigeant, sans avoir de lettres patentes à acheter, mais seulement un mérite à démontrer et, surtout, un engagement à prendre, engagement de consacrer sa vie au service du pays, engagement qui valait adoubement…» L’homme de la promotion «Robespierre» écrivait ensuite : «Je ne tarderai pas à déchanter. (…) Le pouvoir qu’on enlève au peuple, aucun autre peuple ni aucune réunion de peuples n’en hérite. Ce sont des technocrates désignés et contrôlés encore moins démocratiquement qu’auparavant qui en bénéficient, et le déficit démocratique s’en trouve aggravé.»

Esprit. D’autres que Philippe Séguin ont honoré l’ENA, en toute lucidité. Cette semaine, l’écrivain et avocat François Sureau déclarait, par exemple : «L’ENA avait été créée pour aider à relever un pays que les avocats, les professeurs et les élèves d’une école de guerre, dont on nous vante à présent les mérites, avaient conduit à la pire défaite de son histoire. Les énarques, cinquante ans durant, y ont pris leur part. (…) Dans les derniers temps, même abandonnés de l’esprit initial, ils me paraissaient préférables aux maniaques du libéralisme économique, aux gourous du laisser-faire, aux Gafa, aux eurocrates. (…) Non, je n’ai pas aimé l’ENA. Mais, au moment où elle disparaît, avec ses fondateurs, ses rêves de boursiers républicains, son arrogance inquiète et le sens de l’État, je voudrais soulever mon chapeau, et n’être pas tout seul.» Un monde meurt, de toute évidence. Mais celui concocté par Mac Macron ne promeut que l’idéologie managériale. D’où la question : l’ENA seule est-elle en cause, ou s’agit-il, plus fondamentalement, de l’à-venir de nos services publics ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 avril 2021.]

lundi 12 avril 2021

Cynique Monopoly

L’absorption de Suez par Veolia, outre qu’elle n’a aucune logique industrielle, démontre que l’État n’a plus prise sur ces entreprises absolument stratégiques.

Après la tentative d’OPA, la guerre des communiqués durant des mois et d’âpres négociations dans les alcôves du pouvoir, Veolia et Suez ont donc annoncé que leurs conseils d’administration respectifs venaient de conclure sur les conditions du rapprochement des deux groupes. Le communiqué – une sorte de caricature du capitalisme appliqué – ne laisse aucune place au doute : les entreprises se sont mises d’accord sur un prix d’achat de 20,50 euros par action Suez, contre 18 euros que Veolia proposait initialement.

Dans ce grand jeu de Monopoly, le seul intérêt est financier, à court terme. En proposant plus de 20 euros par action, alors que le cours de Suez se traitait à 12,24 euros fin août, Veolia provoque surtout le bonheur des investisseurs spéculatifs, qui n’aiment rien tant que les opérations de fusions et acquisitions permettant d’empocher une prime rapidement…

La main sur le cœur, les dirigeants affirment que ce projet permet la constitution d’un «nouveau Suez», qui devrait constituer un «ensemble cohérent sur le plan industriel et social». Les salariés de Suez, hélas, ne se bercent pas d’illusions sur les conséquences de cette opération capitalistique et savent qu’ils devront lutter pour ne pas devenir la variable d’ajustement des actionnaires.

L’absorption de Suez par Veolia, outre qu’elle n’a aucune logique industrielle, démontre que l’État n’a plus prise sur ces entreprises absolument stratégiques. Entre changement d’époque et accélération du processus ultralibéral, la logique coulait déjà dans les tuyaux : nous passons de la marchandisation à la financiarisation de l’eau, de la collecte et du traitement des déchets. Les usagers comme les responsables des collectivités ont de quoi se montrer inquiets, eux aussi, devant tant de pouvoir accordé à un unique opérateur privé – ce qui donne, au passage, du crédit à toutes les municipalités qui remettent en régie la gestion de l’eau. Car, voilà bien l’enjeu : l’eau est un bien commun de l’humanité. En France, plus que jamais, elle devrait être gérée par un grand service public, affranchi des magouilles financières. Une simple illustration ? Après l’annonce des entreprises, les titres Suez et Veolia se sont littéralement envolés. Cynique Monopoly…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 13 avril 2021.]

jeudi 8 avril 2021

Boycott(s)

Au Qatar, jouer au football sur des cadavres ?

Contestation. La question est aussi vieille que l’existence du sport de haut niveau et l’organisation de grandes compétitions dans certains pays. Est-ce une raison pour ne pas la poser, surtout dans le cas présent : peut-on jouer au football sur des cadavres, dans un pays ouvertement esclavagiste ? Vous l’avez compris, la Coupe du monde au Qatar, prévue en 2022, continue d’agiter les consciences – et d’en réveiller tardivement quelques-unes. Un long feuilleton en vérité, dès l’attribution à ce pays de la péninsule Arabique de l’événement planétaire suivi par des milliards de téléspectateurs. Une désignation scandaleuse, dont nous nous souvenons tous des circonstances. Et depuis, une horreur contre les droits humains les plus élémentaires sur les chantiers de construction des stades – ce que les lecteurs de l’Humanité connaissent parfaitement, pour en avoir été informés en premier au lancement desdits chantiers (tout le monde n’a pas la chance de lire le journal de Jaurès). Pourquoi le bloc-noteur en parle-t-il cette semaine ? Parce qu’un vent de contestation vient de se soulever et qu’il pourrait, sait-on jamais, provoquer une petite «révolution» dans le paysage du sport international.

Acte. Le 27 mars, l’attaquant norvégien Erling Braut Haaland, désormais star du ballon rond que souhaitent enrôler les plus grands clubs (Bayern, Real, Barça, PSG), arborait un tee-shirt sur lequel nous pouvions lire : «Les droits humains sur et en dehors du terrain.» Un acte, juste un acte, qui ne passa pas inaperçu et pour cause : c’était avant de disputer un match contre la Turquie, comptant précisément pour les qualifications au Mondial 2022. Les connaisseurs le savent : on ne peut pas dire que la Norvège, à l’influence modeste, soit une superpuissance du football. Sauf que, depuis ce geste fort, le débat a pris une ampleur considérable. Les Allemands, les Néerlandais, les Danois et les Belges sont entrés en scène. Les footballeurs de ces sélections nationales ont tous appelé à une amélioration des conditions de travail des ouvriers au Qatar, utilisant le même mode opératoire. L’initiative est à mettre au crédit du sélectionneur norvégien, Stale Solbakken, qui s’est ainsi justifié : «Bien sûr que c’est de la politique, mais sport et politique vont ensemble et iront toujours ensemble.» Nous ne l’aurions pas mieux verbalisé.

Jouer. À l’origine du surgissement de cette polémique – il était temps ! –, un article accablant paru dans le quotidien anglais The Guardian qui dénombre la mort d’au moins 6 500 travailleurs migrants depuis 2010 dans cet émirat du Golfe – de l’esclavagisme à l’état pur. Bien sûr, de la contestation aux appels au boycott, il n’y avait qu’un pas. Des personnalités politiques, dont Jean-Luc Mélenchon, l’ont déjà effectué. Fin février, plusieurs clubs norvégiens avaient pris les devants – dont le club professionnel le plus septentrional du globe, Tromso – en exhortant leur fédération nationale à boycotter le prochain Mondial, en cas de qualification. Et l’équipe de France, au fait ? Aucun message collectif lors de leurs derniers matchs. Seuls Hugo Lloris et Lucas Hernandez ont abordé le sujet. Lloris, considérant comme « une bonne chose » l’initiative des Norvégiens, affirma qu’«aucun joueur n’est insensible à ce qui a été dit ou écrit par rapport à tout ça». Hernandez, interrogé en conférence de presse : «Les droits de l’homme, c’est sûr que tout le monde a ses droits. Je ne vais pas rentrer dans cet aspect-là. Tout le monde a ses opinions. Je ne sais pas dans quelles conditions ils (les ouvriers) ont travaillé au Qatar, ce n’est pas moi qui dois dire si c’est bien ou pas bien. Je peux juste dire que ce sera une belle coupe du monde là-bas.» Fin de la prise de parole. Quant à l’idée même du boycott, «la France sera présente au Qatar si elle se qualifie», a tranché Noël Le Graët, président de la FFF, mettant fin à toute discussion. On notera au passage l’argument ultime d’un député LaREM : «J’aurais pu l’entendre, mais, aujourd’hui, il est trop tard, les stades sont finis.» Le dilemme reste donc le même : jouer sur des cadavres, ou pas…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 9 avril 2021.]

jeudi 1 avril 2021

Peur(s)

Revoilà la question du « tri » et, avec elle, son lot d’angoisses.

Continuum. Nos prophètes de légende, sans prise sur l’événement, tentaient toujours de sublimer le malheur passé ou à venir par le merveilleux et l’étalement du mystère dans le temps. La disparition des arrière-mondes et des longues durées donne aux succédanés d’aujourd’hui un air tragi-comique. Loin d’interpréter la catastrophe potentielle, ces derniers tendraient plutôt à en provoquer, surtout quand les interrogations philosophiques – auxquelles ils n’entendent rien – se confrontent à une crise sanitaire d’une telle ampleur. Depuis un an, conscience humaine et éthique ont été bien chamboulées, au point de bousculer quelques certitudes. Même le vivre-ensemble ne ressemble plus à rien. Sans parler de nos peurs, flamboyantes énigmes de déchirantes vérités, qui attisent nos comportements et tordent les phrases. Cette semaine, d’ailleurs, a resurgi dans le débat public le mot « tri », et avec lui toutes les angoisses possibles et imaginables. Il y a tout juste un an, au début de la vague épidémique, le bloc-noteur avait déjà évoqué le sujet dans toute sa brutalité : faut-il choisir qui tenter de soigner et qui laisser mourir ? En toutes circonstances, l’interrogation paraît déplacée sinon choquante. Nous savions alors que cette question du tri à l’hôpital allait nous accompagner durablement. L’accès à la ventilation mécanique pour les patients en détresse respiratoire n’est en effet que la pointe émergée d’un continuum du rationnement des chances face à l’épidémie, qu’il faut regarder dans son ensemble, jusqu’à l’hypothèse d’une pénurie de ce que les personnels soignants appellent les «ressources de survie», afin d’éviter la saturation totale des services de réanimation…

Justice. Frédérique Leichter-Flack, maîtresse de conférences et membre du comité d’éthique du CNRS, parlait à l’époque d’«abomination morale redoutée». Après une année de déprogrammations de tous ordres, une forme de «tri» subi est déjà à l’œuvre, sachant que, parallèlement, un autre «tri» s’opère depuis toujours aux urgences : à quoi sert d’intuber une personne très âgée et atteinte de comorbidité, puisqu’elle entrera en réanimation intensive sans jamais se réveiller ? Loin d’être seulement l’abomination morale que l’on redoute, des décisions difficiles sont toujours prises et elles doivent combiner respect de l’éthique et principe de réalité – une combinaison souvent incompatible. Frédérique Leichter-Flack nous rappelait ceci : «Le tri a précisément été inventé, en médecine d’urgence comme en médecine de guerre, pour remettre de la justice, de l’efficacité et du sens là où ne régnait que l’aléa du fléau.» Et elle ajoutait : «Le médecin trieur n’est pas l’ange posté à l’entrée du royaume, il n’est pas là pour jouer à Dieu et dire qui aura ou non droit à la vie, mais pour sauver le plus de vies possible, en refusant de se cacher derrière la Providence ou la distribution aléatoire du malheur.»

Risque. Difficile à admettre en tant de paix, n’est-ce pas ? L’affaire reste sensible au plus haut point. Car, en période de pénurie, s’opère une sorte de basculement d’une médecine individuelle, censée donner à chacun ce dont il a besoin, à une médecine collective, qui oblige le sauveteur à prendre en compte, à côté de la victime en face de lui, les besoins de tous les autres au regard du stock de ressources disponibles. Vous l’avez compris : plus le décalage entre ressources et besoins est grand, plus on aura tendance à basculer dans des pratiques de «tri» dégradées. D’où l’enjeu philosophique et démocratique à très haut risque politique, après des années de casse généralisée de nos hôpitaux. Une mise en abîme…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 avril 2021.]