jeudi 8 avril 2021

Boycott(s)

Au Qatar, jouer au football sur des cadavres ?

Contestation. La question est aussi vieille que l’existence du sport de haut niveau et l’organisation de grandes compétitions dans certains pays. Est-ce une raison pour ne pas la poser, surtout dans le cas présent : peut-on jouer au football sur des cadavres, dans un pays ouvertement esclavagiste ? Vous l’avez compris, la Coupe du monde au Qatar, prévue en 2022, continue d’agiter les consciences – et d’en réveiller tardivement quelques-unes. Un long feuilleton en vérité, dès l’attribution à ce pays de la péninsule Arabique de l’événement planétaire suivi par des milliards de téléspectateurs. Une désignation scandaleuse, dont nous nous souvenons tous des circonstances. Et depuis, une horreur contre les droits humains les plus élémentaires sur les chantiers de construction des stades – ce que les lecteurs de l’Humanité connaissent parfaitement, pour en avoir été informés en premier au lancement desdits chantiers (tout le monde n’a pas la chance de lire le journal de Jaurès). Pourquoi le bloc-noteur en parle-t-il cette semaine ? Parce qu’un vent de contestation vient de se soulever et qu’il pourrait, sait-on jamais, provoquer une petite «révolution» dans le paysage du sport international.

Acte. Le 27 mars, l’attaquant norvégien Erling Braut Haaland, désormais star du ballon rond que souhaitent enrôler les plus grands clubs (Bayern, Real, Barça, PSG), arborait un tee-shirt sur lequel nous pouvions lire : «Les droits humains sur et en dehors du terrain.» Un acte, juste un acte, qui ne passa pas inaperçu et pour cause : c’était avant de disputer un match contre la Turquie, comptant précisément pour les qualifications au Mondial 2022. Les connaisseurs le savent : on ne peut pas dire que la Norvège, à l’influence modeste, soit une superpuissance du football. Sauf que, depuis ce geste fort, le débat a pris une ampleur considérable. Les Allemands, les Néerlandais, les Danois et les Belges sont entrés en scène. Les footballeurs de ces sélections nationales ont tous appelé à une amélioration des conditions de travail des ouvriers au Qatar, utilisant le même mode opératoire. L’initiative est à mettre au crédit du sélectionneur norvégien, Stale Solbakken, qui s’est ainsi justifié : «Bien sûr que c’est de la politique, mais sport et politique vont ensemble et iront toujours ensemble.» Nous ne l’aurions pas mieux verbalisé.

Jouer. À l’origine du surgissement de cette polémique – il était temps ! –, un article accablant paru dans le quotidien anglais The Guardian qui dénombre la mort d’au moins 6 500 travailleurs migrants depuis 2010 dans cet émirat du Golfe – de l’esclavagisme à l’état pur. Bien sûr, de la contestation aux appels au boycott, il n’y avait qu’un pas. Des personnalités politiques, dont Jean-Luc Mélenchon, l’ont déjà effectué. Fin février, plusieurs clubs norvégiens avaient pris les devants – dont le club professionnel le plus septentrional du globe, Tromso – en exhortant leur fédération nationale à boycotter le prochain Mondial, en cas de qualification. Et l’équipe de France, au fait ? Aucun message collectif lors de leurs derniers matchs. Seuls Hugo Lloris et Lucas Hernandez ont abordé le sujet. Lloris, considérant comme « une bonne chose » l’initiative des Norvégiens, affirma qu’«aucun joueur n’est insensible à ce qui a été dit ou écrit par rapport à tout ça». Hernandez, interrogé en conférence de presse : «Les droits de l’homme, c’est sûr que tout le monde a ses droits. Je ne vais pas rentrer dans cet aspect-là. Tout le monde a ses opinions. Je ne sais pas dans quelles conditions ils (les ouvriers) ont travaillé au Qatar, ce n’est pas moi qui dois dire si c’est bien ou pas bien. Je peux juste dire que ce sera une belle coupe du monde là-bas.» Fin de la prise de parole. Quant à l’idée même du boycott, «la France sera présente au Qatar si elle se qualifie», a tranché Noël Le Graët, président de la FFF, mettant fin à toute discussion. On notera au passage l’argument ultime d’un député LaREM : «J’aurais pu l’entendre, mais, aujourd’hui, il est trop tard, les stades sont finis.» Le dilemme reste donc le même : jouer sur des cadavres, ou pas…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 9 avril 2021.]

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