Rien n’est fini. Tout commence. Le meilleur ou le pire.
Maturation. Parfois, lorsque plus aucun de nos pas n’a le pouvoir de l’innocence, les rues deviennent les aimants de la mémoire qu’épousent inconsciemment ceux qui s’en emparent. Mémoire pour analyser; mémoire pour se projeter; mémoire pour inventer; mémoire pour tenter de comprendre non pas les raisons de la colère mais les logiques pour lesquelles elles agitent aujourd’hui la société française jusque dans ses tréfonds les plus féconds. Coudre nos regards. Et penser autrement. Facile à dire, n’est-ce pas? Après la sidération d’un mouvement dont personne n’imaginait, en trois semaines, qu’il renverserait bien des logiques et des pratiques en cours, voici venu le temps des vertiges et des suffocations: tout est possible désormais. Le meilleur comme le pire. Fruit d’une longue, très longue maturation que nous ne fûmes pas les derniers à décrire, cette colère façon jacquerie pré-révolutionnaire n’est que le résultat de vingt ans de politiques néolibérales qui, à mesure qu’elles détruisaient tout sur leur passage, ont miné moralement les citoyens au point de produire le plus dramatique des sentiments : la peur de l’à-venir. Et pas n’importe quelle peur. La peur amputée de l’espoir. Vous savez, cette peur qui se résume à une phrase entendue samedi dernier dans la bouche d’un des gilets jaunes: «Nous n’avons plus rien à perdre, puisque nous avons déjà tout perdu ou presque…» Le bloc-noteur ne vous apprendra rien en répétant que cette mobilisation de masse des classes populaires et moyennes trouve en grande partie sa source dans les mesures d’austérité, incluant modération salariale et désengagement de l’Etat. Les dégâts collatéraux sont connus, mais jusque-là sans doute restaient-ils éloignés de la tête des puissants. Chômage de masse, précarité, paupérisation, destructions des services publics: la crise économique et sociale a longtemps paru hors-sol, mais la misère ordinaire dans toutes ses composantes, elle, a des racines si profondes qu’elles labourent et laminent les entrailles des quartiers, des territoires, des grandes villes, des familles, des individus. Combien de fois avons-nous écrit qu’il ne s’agissait pas d’un fantasme né d’esprits défaitistes aux âmes sombres? Beaucoup avaient oublié qu’ils étaient nombreux, dans cette sous-France, à le vivre, tous victimes d’une époque frappée du sceau des injustices et de la déréalisation.
Erreurs. La responsabilité personnelle de Mac Macron dans cette affaire restera une trace d’histoire. Pour une part, bien sûr, la fronde s’explique par son exercice du pouvoir, par ses propos irresponsables et injurieux, sans parler de la conception verticale de sa fonction, ignorante des médiations. Mac Macron a été incapable de tirer l’une des leçons de l’élection de 2017, à savoir que la crise de représentation devenait aussi une crise des institutions. Au contraire, il a voulu incarner ce Jupiter ridicule et méprisant, choisissant radicalement son camp : celui des riches, des premiers de cordée… L’autre erreur originelle fut de croire que son accession au Palais reflétait un vote d’adhésion. D’où sa phrase: «Les Français ont voté pour le changement que j’incarne.» Tragique quiproquo. Il ne fut pas élu par choix, ni pour appliquer son programme. Il fut élu par défaut. L’incroyable ascension du candidat avait alimenté un roman journalistique assez surréaliste, loin de la réalité des citoyens et de l’ampleur de leurs ressentiments. Une taxe de trop: et tout a resurgi sous la forme d’un mouvement de contestation devenu incontrôlable par définition, et qui s’élargit au-delà de ce que nous-mêmes imaginions possibles, possédant en lui une profondeur historique liée aux fractures sociales et symboliques ébauchées depuis tant d’années. Rien n’est fini. Tout commence. Répétons-le: cela produira le meilleur ou le pire. Un Front Populaire type 1936, avec toutes ses déclinaisons, n’est pas à exclure. Beaucoup de conditions sont réunies, déjà à l’œuvre, ça et là. A moins que...
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 7 décembre 2018.]
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