Et le monde ouvrier?, me direz-vous. Où se situe-t-il dans
le ventre-mou de ce demi-siècle de reconstruction, bientôt appelé les Trente
Glorieuses? Nous croyons trouver une réponse indirecte, en 1956. Le 11 juillet
très exactement. L’étape du Tour, la septième, s’élance de Lorient et file
vers Angers. Darrigade porte le paletot jaune, mais, allez savoir pourquoi, le
peloton vagabonde plus que de nature. Bercé par le vent d’ouest, les leaders
laissent se déployer une échappée anodine composée de 31 coureurs. Cette
échappée fleuve, qui prend forme sur les bords de Loire, deviendra tout
simplement l’une des plus célèbres de l’histoire.
L’avance se stabilise d’abord, aux alentours des 5 minutes
après 160 kilomètres. Puis, en progressant vers la capitale d’Anjou,
sans méfiance collective particulière, comme si le peloton n’était pas à une
minute près au regard des étapes de montagne à venir, le temps s’écoule soudain
moins lentement. Et puis dangereusement. A l’arrivée, le chronomètre indique
près de 19 minutes de retard. Darrigade, Gaul, Bahamontes sont – temporairement
pense-t-on – distancés. Et à qui le maillot jaune? A un inconnu? Pas vraiment:
Roger Walkowiak.
Au départ de ce Tour (1), Walko n’était pas l’un des favoris
mais entretenait déjà un certain mystère. A ses débuts, on le compare à Bobet,
avec lequel d’ailleurs il rivalise fréquemment. Il fait partie d’une équipe
régionale (le Nord-Est-Centre), il court sous les couleurs de la marque
Géminiani/Saint-Raphaël, il compte sur son équipier Deledda, il a la sympathie
des autres régionaux comme Lauredi et Dotto, il a une tête toute ronde, des
cheveux bouclés… mais c’est un émotif invétéré, un «faible» pensent
certains. C’est mal connaître ce fils d’immigré polonais (2), un ancien mineur
venu s’installer dans le Bourbonnais. Jacques Goddet raconte: «Le soir,
Walko pose son maillot jaune sur son lit et verse quelques larmes.»
Walkowiak ne sait pas encore que ce maillot il le confortera
le lendemain sur les routes de La Rochelle, qu’il le perdra stratégiquement
avant les Pyrénées pour ne pas avoir à porter le poids de la course, qu’il le
reprendra brillamment dans la grande étape Turin-Grenoble où il tiendra la
dragée haute à «l’Ange» (Gaul) dans le col de la Croix-de-Fer, qu’il le portera
la veille de l’arrivée à Montluçon, sa ville natale, qu’il le rapportera à
Paris après s’être battu comme un lion, gagnant «sur le vélo», comme le
dira, épris d’admiration, Pierre Chany.
Au soir de sa victoire, derrière la tranquillité du ton et
le calme de la parole, malgré la formidable énergie qui irrigue son exploit peu
banal et dont il a bien conscience qu’il ne se reproduira pas, Walkowiak ne
sait pas encore que sa précoce nostalgie, diffuse et presque «militante», comme
un repliement sur soi déjà assumé, donnera des armes aux infâmes qui, par leurs
paroles indignes, aident à reconstituer le puzzle d’une époque symbolisée par
une vraie xénophobie et un réel mépris des ouvriers. Lui est fils de Polonais,
ancien tourneur de Montluçon, voyez un peu. Dérision accablante de la
médiocrité et de la misère morale ambiantes. Dans un journal, il lit ceci: «Gaul
le pur-sang, Walkowiak le demi-sang.» On émet des «réserves» sur sa victoire,
on épilogue sur les «circonstances». Et puis il y a cette étrange photo, au
Parc des Princes, où on le voit en compagnie d’un jeune premier d’une beauté
confondante, et on ne voit que lui, on ne parle déjà que de lui. Car lui, c’est
Jacques Anquetil bien sûr, qui gagnera l’année suivante…
A la fin des années cinquante, la «France de l’expansion»
irrigue tout l’hexagone. La main-d’œuvre étrangère, rendue nécessaire pour que
l’économie prospère, met à mal le modèle eurocentré. Mais le Tour, lui, y a
bâti son mode d’organisation et ses réflexes intellectuels. Les coureurs sont
européens et la plupart du temps catholiques, d’origine italienne (Coppi,
Brambilla, Nencini), polonaise (Walkowiak, Stablinski), espagnol (Bahamontes,
Ocana), suisse (Koblet, Kubler), luxembourgeoise (Gaul).
Mais cette «intégration» (on évoque déjà l’expression) reste
néanmoins imparfaite et peu représentative puisqu’on ne trouve pas ou peu de
coureurs originaires des colonies (et pour cause) ou des départements
d’Outre-Mer, en dehors du début des années cinquante où une équipe «Afrique du
Nord» prend le départ du Tour. S’illustre le célèbre Abd El Kader Zaaf,
français né en Algérie, quatre Grande Boucle à son actif. Mais les clichés sont
tenaces: en 1950, par une chaleur caniculaire, il accepte le bidon d’un spectateur.
Manque de chance, celui-ci contient du vin rouge. Il en boit un peu. C’est
l’assommoir. Pendant des années il fut ainsi représenté fourbu et ivre…
En 1956, Roger Walkowiak a 29 ans et souffre secrètement de
cette non-reconnaissance du «milieu». S’il connaissait mieux l’histoire de la
Grande Boucle, il se dresserait et raconterait l’aventure du Belge Maurice
Dewaele, vainqueur en 1929, vingt-sept ans avant lui, un Tour caniculaire où
les petits messieurs de l’Action française s’étaient coiffés de casques coloniaux
(3). Le modeste Flamand avait pris le maillot jaune (un 11 juillet lui aussi) à
Perpignan, et on l’avait carrément traité de «cheval de labour». Henri
Desgrange avait même écrit qu’«on avait fait gagner un cadavre».
Mais Walko, qui aurait pu devenir un chevalier du monde
ouvrier, n’est qu’un combattant de l’ombre. L’hiver suivant, il part en tournée
en Afrique noire et revient malade, avec une amibiase tenace. Il est affaibli.
Il perd la santé et ne peut plus courir – en a-t-il seulement la force? Alors,
en 1958, il coupe les ponts avec le cyclisme. Soyons précis: il tourne le dos
au cyclisme à ceux qui en vivent.
Il retourne à l’usine, chez Dunlop.
Et il garde le silence sur ses larmes.
Le Tour de France n’entend plus parler de Roger Walkowiak,
qui, hors une courte apparition en 1967 à Limoges, ne remet jamais les
pieds sur l’épreuve. Plus qu’une page tournée, une histoire refoulée.
L’expression «un Tour à la Walko», manière imagée de dire un «Tour
surprise», rentre pourtant dans les mœurs. Beaucoup utilisent néanmoins la
formulation pour signifier «Tour volé»…
Et puis, en 1990, à notre grande étonnement, le «compagnon
de route» Walko, après des discussions serrées, accepte de suivre une étape
avec les journalistes de l’Humanité. Inconscient, sans doute l’était-il,
lui qui ne se rendait pas compte que sa seule présence pouvoir constituer un
événement d’ampleur. «Je me ferai tout petit», avait-il murmuré. Mais le
cyclisme a de la mémoire et ce n’est pas la moindre de ses qualités: géant un
jour, géant toujours. Ne manqueront jamais à l’appel ceux capables d’honorer la
Légende.
J’étais là, ce 11 juillet 1990 (encore un 11 juillet!) (4).
Nous étions à Saint-Gervais, dans le quartier du Fayet. L’ambiance était plutôt
champêtre mais nos cœurs, attentifs à la tension d’un événement prévisible que
l’on savait peu ordinaire, préparaient l’émotion collective à laquelle nous
allions assister et pour laquelle personne n’était préparé. Ni nous. Ni ceux
qui ne s’en doutaient pas.
Le village départ dressait encore ses palissades et ses
tentes, quand, tôt, nous avons gagné le lieu de rassemblement. Au loin, le Mont
Blanc découpait le ciel bleu et tranchait l’horizon. C’était une matinée
improbable. Une vraie carte postale pour touristes de passage. L'air frais
était vivifiant. Le soleil lançait ses premières flèches. Des bouffées de vie
nous submergeaient. Irrépressible joyeuseté du moment. Témoins actifs :
une chance.
La litanie de la signature continuait d’égrainer son
chapelet de noms connus ou non. Nous le suivions, notre Roger Walkowiack, pas à
pas, hésitants tout comme lui à franchir les barrières de son existence,
frontière avec un passé qu’il s’était résolu à fuir et, depuis, à maintenir à
distance coûte que coûte. Du coin de l’œil, on a même cru un moment qu’il
prenait sa respiration avant de pénétrer le sas fatidiques du Village-Départ,
où les officiels, parfois sans même dire «bonjour», scrutent la validité des
accréditations. Bravache, Roger venait de sauter à pied joint dans son passé.
Sauvage flash back de 32 ans. Une remontée dans le temps, brusque, effrayante,
brutale, à laquelle nous ne savions donner d’autres définition. D'une démarche
hésitante, Walko voyait là ressurgir ses souvenirs. Retrouvailles d'un monde
oublié et pourtant totalement différent, plus lisse, plus formaté, moins
chevaleresque qu’on veut bien le dire.
Scènes inoubliables. Imaginez l’instant présent… A son
passage, quelques «anciens» hésitent, fuient du regard cette silhouette
apparemment anodine. Mais quelque chose d’inhabituel s’impose à eux. Alors,
guidés par un inconscient, ils se retournent à nouveau, comme un signe des
temps, dévisagent, décryptent leur mémoire.
L’un d’eux finit enfin par mettre un nom sur ce visage tout
en blancheur. L’homme n’en croit pas ses yeux, se dirige vers lui, s’approche,
lui tend les mains comme une offrande.
A son tour Roger reconnaît du monde. Gamin éternel, il finit
par en montrer certains du doigt. Trouble étrange.
La rumeur se propage. Jean-Marie Leblanc, patron du Tour, laisse
tout en plan et se précipite à notre recherche, l’aperçoit, hurle: «Mais
c’était vrai alors ce qu’on me disait. Roger!!!» Jean-Marie ne peut s’en
empêcher: il embrasse son aïeul. «Tu restes toute la journée, dis, hein? Tu
suis l’étape, avec qui? Ah, avec l’Huma, génial, c’est bien que ce soit avec
eux», ajoute-t-il.
L’attroupement prévisible se transforme en cohue indescriptible.
Walko ne s’appartient plus. Le voilà volé à lui-même, aspiré malgré lui.
Difficile avec le recul de restituer au plus près ce qui, alors, se produit en
lui. Simple question de style, de dignité. Mais pour ce bonhomme sorti de nulle
part et émotif en tout, l’agonie de la maîtrise se devine à chaque clignement
d’yeux, à chaque battement de paupières. Des larmes, modestes et incertaines,
et si infimes que seule cette rougeur qui enserre le blanc des yeux trahit la
présence, perlent en boucles. Doucement. Comme un ruisseau enfin libéré par un
glissement de terrain.
Tout le long de cette étape qui empruntait les verdoyantes pentes
de la Madeleine, ce ne fut que plaisir partagé. Deux, presque trois générations
de coureurs nous séparaient du cycliste Walkowiack, mais pour lui les souvenirs
revenaient avec la vitesse des grands braquets à la mode. Il disait: «Ce qui
m’a fait le plus plaisir ce matin, c'est de retrouver les anciens coureurs de
ma génération, Geminiani, Bouvet, qui n'a pas réussi à me convaincre à revenir
sur le Tour, Stablinski, Groussard...»
Comme une parenthèse qui se refermait – sans pour autant dissiper
le malentendu. Le midi, sur Radio-Tour, Jean-Marie Leblanc annonçait la
présence du revenant. La caravane retrouvant l’un des siens, l'accueil fut
chaleureux et, après l’étape, nombreux furent ceux qui se bousculaient pour
croiser l’homme, le traquer, simplement le voir. «Le Tour à la Walko, c’est
lui.» Pensez donc. L’incarnation du mythe.
-Roger, regrettez-vous avoir tourné le dos au cyclisme ?
demanda un spectateur.
-Je ne regrette rien, répondit-il, ni de n'être pas revenu plus
tôt, ni d'être là aujourd'hui. J'ai vécu une étape exceptionnelle. Avec des
attaques continuelles, surtout des RMO et de Claveyrolat qui m'a beaucoup
impressionné. Une étape durant laquelle Gérard, le chauffeur de la voiture de l'Huma,
m'a fait découvrir des sensations que je n'avais pas connues sur le vélo...
Fallait le voir, ce gamin vieillissant au timbre de voix blanc.
Sans trop d’effusion, regard brillant, Walko se branchait progressivement à la
passion. Je me souviens que l’ascension du col le fit sortir de sa réserve. Une
moue de connaisseur soupesait le moindre virage, le pourcentage de la pente,
l'effort à réaliser. Les souvenirs remontaient en cascade, moins évanescents
qu’on aurait pu le croire. «Lors des ravitos, Ducazeaux se mettait toujours
le dernier dans la zone, se rappelait-il. Comme ça tu savais où tu
allais, sans chercher, et tu avais le temps de disposer les aliments dans ton
maillot.»
Et le matériel, le gigantisme? «De mon temps, les voitures des
directeurs sportifs étaient triées sur le volet: des Peugeot 203 pour la tête
de course, des 4 CV pour l’arrière. C’est plus démocratique et égalitaire,
désormais…» Et il riait de la bonne blague…
Et les transformations? «Je dois bien l’admettre: rien sur le
fond n'a beaucoup changé. C'est toujours la même ambiance, j’ai l’impression
d’un voyage dans le passé. Bien sûr le Tour s'est modernisé, le peloton est
beaucoup plus important, le nombre de voitures, de journalistes n'a rien à
voir, les transmissions ont évolué… mais je dois vous dire que je retrouve le
Tour quasi intact. Ce public. Ces odeurs. Cette impression immuable de grandeur
populaire. Oui, je retrouve mon Tour…»
A ces mots le coeur s'affola un peu. Emotion forte. D’autant qu’en
fin d’après-midi, nous avions arrangé le coup pour qu’il soit présent dans
l’émission Vive le Vélo, sur Antenne 2. Et là, sans crier gare, devant
les caméras braquées, tout bascula. Le bonhomme ne put réfréner, devant des
millions de téléspectateurs, la banalité d’un émoi irrésistible. Une
irréprochable mise à nu d’autant plus violente qu’il ne put la réfréner. La
preuve en tous les cas que, malgré les traces du temps, il n'avait toujours pas
accepté les critiques.
Les yeux embués de larmes, la voix cette fois brisée, il annonça devant
la France du cyclisme:
-Certains disaient que j'avais gagné le Tour sur une étape de
plaine. Ce n'est pas vrai. J'ai repris le maillot dans la montagne. Et puis les
gens ne savent pas comment c'est dur le Tour de France. Après ma victoire, j’ai
été critiqué, trop critiqué, ce fut très violent. Alors j'ai préféré tirer un
trait. (…) J’avais juste refait une apparition au départ de Limoges, en 1967,
pour recevoir une médaille des mains de Jacques Goddet. Et puis une autre fois,
aussi, à Cusset, en 1988. Cette fois, j’étais sur le bord de la route. A l'abri
des feux de la rampe. Loin des regards accusateurs. (Silence.) Pourtant,
en 56 je n'étais pas sûr de prendre le départ. Les classiques dans mon pays
rapportaient un peu d'argent, j'ai hésité avant de partir. Des journalistes du
coin m'ont décidé à le faire. C’est curieux la vie, parfois. En 56 je ne devais
pas faire le Tour et je l’ai gagné. Aujourd’hui, je suis de retour sur le Tour
et je ne voulais pas. La vie vous rattrape toujours, même quand on la fuit.
(1)
Vainqueur des trois éditions précédentes,
Louison Bobet a déclaré forfait avant le départ.
(2)
Cet été-là, on parla beaucoup de la Pologne en
raison des émeutes ouvrières de Poznan, qui ébranlèrent la forteresse
pro-soviétique. A l’automne, on parla ensuite de l’insurrection de Budapest…
(3)
Anecdote racontée par Bernard Chambaz (Marianne,
2003).
(4)
Les deux autres journalistes de l’Humanité
présents étaient à l’époque Laurent Chasteaux et Bernard Aparis.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire