Mal née. Une utopie à l’agonie, l’Europe? Une «idée défunte»? Depuis plus de vingt ans, Régis Debray nous met en garde contre cette construction, sorte de palliatif à l’effondrement des grandes idéologies du XXe siècle, qui, par sa symbolique même, aurait rompu avec l’agora athénienne au profit de l’économie comme primat de toute pensée active au point de créer un monstre de technocratie. Dans son nouvel essai, l’Europe fantôme (Gallimard), le philosophe et médiologue analyse la débandade intellectuelle comme le délitement politique de cette UE en crise historique. D’une simple phrase à l’ironie définitive, il nous prévient: «Au Ve siècle, on attendait le Christ, c’est l’Église qui est venue. Au XXe, on attendait Érasme, c’est M. Moscovici qui est arrivé.» Nous pourrions en rigoler de bon cœur ; sauf que Régis Debray ne plaisante pas du tout. À ses yeux, l’affaire est trop grave, trop sérieuse pour se permettre non pas d’y croire encore – à voir – mais simplement d’espérer, ce qui, venant de lui, nous incite à une réflexion à la hauteur de l’événement. L’auteur se veut formel: l’Union européenne portait dès sa naissance les germes de son échec dans la mesure où le «rêve» des fondateurs se transforma en cauchemar techno-juridique à l’apolitisme avéré. Conséquences: déficit symbolique (comme les choses mal nées) et rejet démocratique (plutôt assumé). Il écrit: «Délestée de son aura, celle des fins dernières, l’Europe réduite à ses astreintes budgétaires ne fait plus soupirer mais grincer. Les chiffres ont pris les commandes, le Livre des comptes devient le Livre saint, et l’expert-comptable, un haut dignitaire.» Entre atrophies des références historiques et géographie élastique, qui empêche l’appropriation culturelle d’un espace naturel, Régis Debray se demande même «pourquoi tant de pavanes pour une infante défunte, blasphématoires mais parfois convaincantes». Pour lui, s’«il était difficile de ne pas être européen en 1925 ou 1950 (…), Europe reste un mot faible qui n’implique que faiblement ceux qui l’utilisent, parce qu’elle ne suscite chez ses administrés aucun vibrato affectif, incolore et inodore, parce que trop cérébrale».
Inculturation. Europe: le cœur d’une société sans cœur. Joli résumé, n’est-ce pas? Régis Debray synthétise ainsi: «Les mobinautes multipasseports des centres-villes qui mangent bio et prennent l’avion carbonique continuent d’adhérer, c’est le sort des éponges, mais “les gens qui fument des clopes et roulent au diesel”, selon les termes d’un ministre très “européen”, désertent les lieux de culte et de vote. Les nantis aussi ont droit à un coin de ciel bleu mais Tartempion, lui, décroche.» Comme déjà suggéré dans de précédents écrits, le philosophe y voit plus qu’un symptôme de notre temps, disons la marque d’une hégémonie de type culturel. Les lecteurs de ce bloc-notes ne seront pas étonnés d’apprendre que Régis voit l’Union européenne tel un valet des Américains et de leur empire mondialisé. Que propose l’Europe face aux États-Unis? Rien. Sinon un processus d’«inculturation» qui finira par ce qu’il appelle une «dissolution de l’européanité dans l’occidentalité américanisée», déjà présente dans l’anglais «globish» imposé à tous les êtres humains de notre continent. Il insiste: «Ce n’est pas par servilité, mais par inculturation que l’extraterritorialité du droit américain est vécue comme naturelle. On ne comprendrait pas sinon qu’on accepte (…) d’être taxé (acier et aluminium), racketté (les banques), écouté (la NSA), pris en otage (l’automobile allemande), commandé ou décommandé in extremis (militairement), soumis au chantage (nos entreprises), etc.» Rome ne serait plus dans Rome. Nous le savons, bien sûr, mais nous n’en prenons pas conscience. «L’Europe, en tant que maître des horloges et non union douanière, arrive trop tard dans un univers qui a basculé», conclut-il massivement. Avec Régis Debray, la lucidité reste une forme supérieure de la critique. Qui le lui contestera?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 8 mars 2019.]
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