Dans la première étape, entre Brest et Landerneau (197,8 km), victoire du Français Julian Alaphilippe. Le champion du monde a atomisé la concurrence dans l’ultime côte de la Fosse aux Loups. Il s’empare du maillot jaune.
Landerneau (Finistère), envoyé spécial.
«Quand les mouettes ont pied, il est temps de virer.» Les proverbes bretons possèdent cette douce ironie qui offre à notre irrespectueuse francitude de Juillet cet art subtile de prendre la roue. Ne dit-on pas que, ici «chez les Bretons, il ne pleut que sur les cons» car «qui trop écoute la météo, passe sa vie au bistrot»? Dans l’allégresse d’un peuple retrouvé sur les bords des routes, le chronicoeur enfila donc son gros pull-over pour la première étape, entre Brest et Landerneau (197,8 km), en se répétant tel un mantra que les coureurs du Tour de France élancent toujours leurs corps frêles dans la plus grande épreuve du monde comme pour signer le début d’une aventure de l’extrême qui se doit de fraterniser avec les modes oniriques empruntés aux anciens et à la noble tradition.
Quel plus illustre théâtre d’expression que l’extrême ouest rocailleux de notre territoire, là où les embruns viennent butter sur une terre authentiquement fanatique de cyclisme – première région en nombre de licenciés. Comme en 1952, 1974 et 2008, la Grande Boucle a débuté son périple depuis Brest, proposant une traversée de la Bretagne en quatre jours. Tel un symbole, les coureurs arpenteront les routes de la Cornouaille, du Léon, du Trégor et du Pays vannetais, ces quatre « pays » bretonnants représentés sur le drapeau du cru (le gwen ha dû) par les quatre bandes blanches. Ils aborderont également l’Argoat, la Bretagne intérieure, tout en flirtant avec l’Armor, sur le littoral. En éclat, la caravane à elle seule ralliera et fédérera toute une contrée dans le sillage des héros de Juillet. Le peloton 2021 le reflète d’ailleurs assez bien: pas moins de sept coureurs cette année débutaient «à la maison». Outre les amis d'enfance David Gaudu et Valentin Madouas (Groupama-FDJ), on retrouve évidemment Warren Barguil, mais aussi son coéquipier Élie Gesbert (Arkéa), Cyril Gautier et Franck Bonnamour (B&B Hotels), sans oublier Julien Simon (Total).
Basses températures, vent, humidité, plafond au ras des âmes… Ce samedi (1), le décor était planté, sur des routes changeantes martelées de six côtes, ne laissant aucun répit et proposant d’incessants changements de direction. Curieusement, aucun de nos «localiers» ne prit l’échappée du jour. Mais nommons-les, ces premiers fuyards du genre qui resteront dans la petite histoire: Rodriguez, Bonnamour, Perez, Swift, Schelling et Van Poppel. Ils eurent les honneurs d’éclairer la Bretagne enfiévrée, donnant à voir la nécessité des ardeurs symboliques. Cap vers le cloître de Pleyben, vers la magnifique bosse de Locronan, puis par Châteaulin, avant d’atteindre la lande couverte de bruyères et d’ajoncs donnant le rôle majeur à la chapelle Saint-Michel de Brasparts, magistralement posée sur sa colline dénudée. Enfin, valeur ajoutée de cette étape, direction Landerneau pour l’explication finale au sommet de la Fosse aux Loups, maillot jaune à la clef. Esprit et force.
Thierry Gouvenou, traceur-en-chef de la course, avait prévenu: «On profite du terrain. La côte de la Fosse aux Loups, longue de trois kilomètres avec un passage à 14%, pourrait donner lieu à une première explication spectaculaire entre Julian Alaphilippe, Wout Van Aert et Mathieu Van der Poel notamment. Le coureur qui perdra dix secondes là ne sera pas dans l’allure…» Avant les trois coups de cette espèce d’«il était une fois en Armorique», nous eûmes le bonheur de constater que toute l’équipe Alpecin du Néerlandais Adri van der Poel avait été autorisée par l'Union cycliste internationale (UCI) à porter un maillot couleurs violine et jaune, rappelant celles de son grand-père Raymond Poulidor, légendes parmi les légendes du Tour. Belle emphase de l’UCI, qui expliqua: «Le retentissement positif suscité par ce maillot spécial en l'honneur de l'un des plus grands noms du cyclisme justifie de faire une exception au règlement en autorisant à ce qu'il soit porté lors de la première étape.» Rappelons que notre Poupou national, disparu en novembre 2019, monta à huit reprises sur le podium de la Grande Boucle dans les années 1960 et 1970… sans jamais porter la tunique en or. Gloire n’est que victoire.
Le regretté Louis Nucéra l’écrivait: «Les coureurs cyclistes relèvent du mythe et de la réalité. Les voir à l’œuvre ne les rend pas moins grand que le rêve que nous avons d’eux.» Du côté des rêves, vous imaginez aisément où se tournaient tous les regards tricolores. Vers Julian Alaphilippe (DQT), notre champion du monde, qui s’affichait comme le plus affuté pour l’exercice d’une arrivée surmontée d’un pic à vif. Depuis plusieurs jours, le Français souffle le chaud et le froid. «Ma première semaine sera hyper importante», déclara-t-il à l’Equipe, dans le souvenir de ses quatorze jours en jaune il y a deux ans, expérience qu’il définit ainsi: «En 2019, j’ai vécu beaucoup plus d’émotion que si j’avais gagné le Tour, comme Bernal, à deux jours de l’arrivée.» Puis, entretenant le doute sur cette cent-huitième édition: «Si un jour, je décide de ne penser qu’au maillot jaune à Paris, si je veux me préparer pour ça, l’équipe me suivra.»
Scénario écrit à l’avance: devant une foule considérable et des rangées d’yeux enivrés dans chaque village, chaque bourg, les échappés (avec le Néerlandais Ide Schelling en ultime rescapé), rendirent les armes en colosses éphémères. Entre-temps, nous aperçûmes Alaphilippe et Van der Poel bavasser en queue de peloton, donnant raison à Christian Prudhomme, le patron du Tour: «C’est une génération qui prend le cyclisme comme un jeu.» Nous vîmes ensuite une chute collective façon carambolage massif en accordéon, au sommet de la côte de Saint-Rivoal, due à la présence d’une banderole brandie depuis la foule et percutée de plein fouet par Tony Martin (Jumbo), lui-même entraînant dans sa culbute la moitié du peloton. Scène surréaliste de désarroi collectif, après que des dizaines de coursiers eurent tâté le bitume. Puis, à la suite de ce moment d’anarchie (un abandon, des blessés, des attardés), tout sembla rentrer progressivement dans l’ordre, sous l’impulsion des armadas pourtant désorganisés.
Et ce fut soudain une sorte d’hallali, à moins de cinq kilomètres de l’arrivée. A pleine vitesse cette fois, dans la préparation de l’emballage terminal, une trentaine de coureurs chutèrent à nouveau lourdement. Répétition d’un véritable chaos, duquel ne sortit pas indemne le quadruple vainqueur Chris Froome, qui remonta sur sa machine claudiquant, perdant déjà quelques minutes dans cette maudite aventure. De la casse.
Le cœur un peu suspendu par l’émotion, il nous fallut dès lors, comme prévu, attendre la fameuse côte de la Fosse aux Loups pour que la grande bagarre surgisse d’une claire définition. D’une rare limpidité, en vérité. Dès les premiers hectomètres, Julian Alaphilippe faussa compagnie à la tête du peloton dans la partie la plus escarpée, tout à l’énergie, giclant vers le faîte d’une gloire chaque fois réinventée. Le champion du monde était attendu, visé, surveillé. Rien n’y fit. Il laissa les autres prétendants à huit secondes de sa roue arrière. Coup double, coup triple: victoire d’étape, bonifications et maillot jaune. Il n’y eut même pas de «match», encore moins de quiproquo, ni avec Van Der Peol, ni avec Roglic, ni avec Pogacar et consorts… Nous n’assistâmes pas un exploit du Français, mais à une exécution sommaire. Alaphilippe possède décidément un don fondamental, au sens sacrificiel et magnifique de l’idée. Avec lui, les images deviennent souvenirs. Le sortilège des Seigneurs.
(1) Au matin, en lever de rideau, la Néerlandaise Demi Vollering a remporté la Course by le Tour de France, l'épreuve féminine disputée au terme des 107 kilomètres de cette huitième édition.
[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 26 juin 2021.]
1 commentaire:
Ce premier papier ... annonce trois semaines de plaisir à regarder à la télé les champions et à lire tes papiers, chaque soir, quelques minutes après l'arrivée.
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