vendredi 11 septembre 2020

Préfiguration(s)

Confondre concurrence et émulation.

Écart. «Dans le soudain télescopage d’événements successifs devenus simultanés, c’est l’étendue et la durée qui s’effacent.» Cette phrase de Paul Virilio revint à la mémoire du bloc-noteur, l’autre soir, alors qu’il parcourait encore et encore les routes du Tour de Septembre, et qu’en étrangeté une distorsion du temps lui parcourait l’échine. Retenu loin de la Fête de l’Humanité «autrement», maintenu à l’écart d’un certain monde réel, bref, coincé dans la bulle anti-­Covid de la plus grande course cycliste, ballotté entre arrêt et implosion, prêt à effacer toute distance. Allez savoir pourquoi, mais, à la faveur de la course et de ses exigences quotidiennes impitoyables, nous imaginions avoir (re)basculé dans un nouvel univers préfigurant un nouveau genre de coureurs, proches des héros virtuels. Comme si un décalage mortel avait fini par se creuser entre les Forçats, mutés en figurines de jeux vidéo, et le public peu à peu retrouvé à l’heure de célébrer sur le bord de la route la mémoire de sa propre histoire. Comme si, en effet, le Tour s’était défait peu à peu de son caractère onirique et poétique, pour se convertir en machine à spectacle où, chaque jour à la télévision, nous pouvons lire l’essence générale du sport: un modèle réduit du capitalisme. Plus grave même, une sorte de catéchisme capitaliste, une messe mercantile. Le Tour, à l’image du sport en général, a été comme raflé par les apôtres et les affairistes du néolibéralisme le plus échevelé. Dès lors, au lieu d’être la capricieuse fable de nos contes d’antan (le cyclisme poétique de Vietto et Coppi) et quand même le fidèle reflet de notre époque (le cyclisme poïélitique de Barthes), le Tour de France a muté, se transformant en une espèce de prémonition assez cauchemardesque du monde promis, de la cité future, de notre univers mental à-venir. Fini l’utopie d’émancipation, bienvenue au rêve libéral: celui d’un modèle non politique (en apparence), mais violent et asocial, de société.

Classe. Rien de neuf, direz-vous. La compétition engendre les pires maux individuels et collectifs. Comment pourrait-il en être autrement sur la plus incroyable et ordinaire des aventures de l’extrême? Malgré l’amour du Tour, la passion du cyclisme, sincères, restons lucides: dans ce monde en réduction qui crée – toujours – des personnages à sa démesure, le poison capitaliste est là, niché dans le détail et dans la grande épopée, à l’image de cette société du XXIe siècle qui confond si facilement l’émulation collective et la concurrence individuelle. Dans sa dernière livraison du Monde diplomatique, Frédéric Lordon écrit: «Il y a dans le capitalisme contemporain deux manières de dépendre matériellement, donc de connaître l’angoisse de l’incertitude : la dépendance directe au marché et à l’emploi ; la dépendance à l’administration subventionnaire de l’État néolibéral.» Et il ajoute: «La première concerne les petits entrepreneurs et les salariés, la seconde les mondes de la production culturelle (on pourrait y ajouter tout le milieu associatif).» Aucun rapport, en apparence, entre l’ultraprofessionnalisation d’un sport voué corps et âme à ses sponsors privés et cette forme de «dépendance» transitant par l’État. Pas de méprise pourtant. Par sa médiation interposée, la logique économique néolibérale continue de produire ses effets, que nous parlions de cyclistes parés des couleurs de Total, d’Ineos, d’AG2R La Mondiale ou de Groupama-FDJ, ou de recettes fiscales auxquelles sont adossées les subventions, aussi importantes et louables soient-elles. Reste une vérité: tout est indexé sur l’activité économique privée, donc, comme le précise Lordon, «sur la plus ou moins bonne tenue globale du “marché”». En somme? Le spectacle de la performance, le spectacle du capitalisme. Et son corollaire: le spectacle de l’incertitude, le spectacle de l’exclusion. Ceux qui imaginaient qu’«après» tout serait «différent» devraient lire certains contes pour enfants et non les fables des puissants. N’oublions jamais l’un de nos combats de classe de base : la concurrence ou l’émulation.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 12 septembre 2020.]

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