dimanche 6 septembre 2020

Les Slovènes piquent les Pyrénées

La victoire de Pogacar.
Dans la neuvième étape, entre Pau et Laruns (153 km), victoire du jeune Slovène Tadej Pogacar (UAE). Son compatriote Primoz Roglic (Jumbo) s’empare du maillot jaune. Thibaut Pinot, lui, a sombré dans les montagnes…

Laruns (Pyrénées-Atlantiques), envoyé spécial.

Drôle de climat pré-automnal. Derrière le rideau de grisaille au plus profond du ciel bas fixé sur les cimes, perçant les nuages ourlés de teintes plombées de mauve, les montagnes pyrénéennes renaissaient d’une évidente exégèse ouvragée par le temps. Entre Pau et Laruns (153 km), toujours en haute montagne, comme la veille vers Loudenvielle, quelque chose d’irréel s’empara des suiveurs, pris par une intemporalité moins liée au calendrier qu’aux circonstances. Ce dimanche 6 septembre, un crachin presque grand-breton s’époumonait sur Pau et humidifiait la ligne de départ et les corps qui s’y ébrouaient. Nous regardions au loin l’horizon, tout là-bas vers le sud, et nous nous demandions sérieusement ce qu’il adviendrait du peloton – surtout de ses favoris.


Alors que le compteur affichait moins de dix degrés, nous eûmes quelques indications dès la première grande difficulté du jour, le terrible col de la Hourcère (11,1 km à 8,8%, cat.1, 1440 m), placé à quatre-vingt bornes de l’arrivée. Sur une route humide, il y eut une sorte de bric-à-brac de vaillance, comme s’il s’y préparait des événements inattendus dans le respect mystérieux des caractères. La course se durcit d’entrée de jeu et nous fûmes pour le moins étonné de voir Thibaut Pinot jouer les détonateurs. Sur ces pentes inédites et embrumées (l’un des versants du col du Soudet) menant à la petite station d’Issarbe, l’essorage débuta et il était impossible de ne pas se dire que la suite serait d’une brutalité absolue. La montagne imposait son régime. La mythologie enracinée dans l’âme des cyclistes devrait s’y conformer. A l’image de Pinot d’ailleurs.


Sitôt aux avant-postes – orgueil bien placé –, sitôt défaillant, le Franc-comtois, alors qu’il fut l’un des artisans de l’échappée du jour (Hirschi devant, avec à ses trousses Martinez, Kamna, Gaudu, Formolo, Barguil, Reichenbach et Castroviejo). Vite à la dérive, Pinot. Alors nous repensâmes aux images du Port de Balès, samedi, quand le Français se retrouva à l’arrêt, proche de l’agonie, perclus de douleurs autant physiques que psychologiques, asphyxié, incapable de suivre le tempo des meilleurs. Le soir, avec plus de vingt minutes de passif, Pinot expliqua: «J'ai tellement mon mal au dos depuis ma chute à Nice que je n'ai pas de force, je n'arrive pas à pédaler. Je veux juste m'excuser auprès de mes coéquipiers, de ceux qui me supportent parce que ça fait beaucoup d'échecs pour tout le monde.» Et il ajouta, plus crépusculaire que jamais: «Aujourd'hui, c'est peut-être un tournant dans ma carrière. J'ai toujours dit que le vélo, c'était se battre prendre du plaisir, gagner des courses et il y a trop d'échecs pour moi en ce moment. Je parle à chaud, le Tour continue. L'équipe est très forte, j'espère que les mecs vont aller chercher une victoire d'étape.»


Isolé dans son propre vertige, Thibaut Pinot poursuivit donc son chemin de croix, définitivement vaincu par cette malédiction de la Grande Boucle qui lui colle à la peau. Par ces grands malheurs accumulés et cette réalité hideuse, son échec traduisait ce qu’il ressentait : son dégoût pour cette course qu’il a encore vue se déployer dans sa nudité meurtrière. Si depuis l’origine du cyclisme les vraies pensées restent toujours secrètes, Pinot réagissait assurément par apocope, en apnée, tandis que sa détresse continuait de s’écouler comme une sève souterraine. Face à une telle adversité, la réalité perdait son nom, elle s’éloignait de nous. Et tandis que son regard errait à la surface des choses, il nous fallut le laisser à sa déroute. Nous savions que nul rayon de bonheur ne traverserait sa pédalée, que nul sourire ne viendrait éclore sur la face de son spectre afin de l’encourager à accomplir un dernier devoir. La vérité nous afflige: le Tour se refuse à lui.


Quand les cadors arrivèrent dans Marie Blanque (7,7 km à 8,6%, cat.1), point d’orgue de la journée situé à dix-huit kilomètres du but, le temple du feu itinérant qu’est d’ordinaire le Tour en juillet se mua en incertitudes. Aux tristes éclats d’un soleil noir, nous vîmes surtout des pantins en automates s’agiter dans une danse macabre. Puisque notre amour va aux fiévreux, aux amoureux des élévations, aux courageux icariens, nous quêtions parmi les héros de septembre ceux qui pourraient rehausser le récit en mode onirique. Comme l’écrivait Philippe Bordas: «Les grimpeurs sont les seuls cyclistes qui satisfassent philosophiquement aux conditions de la proposition vraie. (…) La montagne de Dante sous-louée à Zarathoustra est un zoo mystique ou de quasi-lévites montent en tourbillon.» (1)


A l’avant, devant un public bien présent en ce jour de congé, le Suisse Marc Hirschi (Sunweb) voguait seul depuis longtemps dans les rampes acérées – plus de 14% dans les quatre ultimes kilomètres. Dans le peloton, vaguement reconstitué avant dilatation totale, les «frelons» de Jumbo imposèrent un rythme de menace dominante, répétitive et hautaine, à la limite de la violence. Quand Primoz Roglic prit une part de ses responsabilités de leader, tout explosa: exit le maillot jaune, Adam Yates, Emanuel Buchmann, Julian Alaphilippe, etc. Le gang des Slovènes se constitua, puisque Tadej Pogacar (UAE), 21 ans seulement, montra toute l’étendue de sa troublante surpuissance, une attaque, puis deux, provoquant même la réaction du tenant du titre, le Colombien Egan Bernal (Ineos).


Préservant une poignée de secondes d’avance en se livrant aux tortures démembrées de son effort, Hirschi bascula en tête au sommet, se jetant à corps perdu dans une vertigineuse descente aux enfers, à tombeau ouvert, vers Laruns. Quatre hommes le prirent en chasse dans le final : Roglic, Pogacar, Bernal et Landa. A deux kilomètres de la ligne, l’affaire fut scellée, Hirschi rendit les armes mais se battit comme un damné jusqu’au sprint, duquel sortit vainqueur Pogacar, qui mystifia ses compagnons. Son compatriote Roglic s’empara du paletot jaune, probablement pour un long bail. Quant à Guillaume Martin et Romain Bardet, ils limitèrent la casse en ne concédant qu’une dizaine de secondes.


Autour du chronicoeur, lentement, le temps s’atrophia quelque peu, comme si la tragédie classique prenait des allures un peu fauves. Décidément, le Tour 2020 ne ressemble en rien à celui de l’an dernier, qui avait pris la mesure de la course dans ses exaltations. Espérons que la part du cœur ne se réduise pas, elle aussi.


(1) «Forcenés», éditions Fayard (2008).


[ARTICLE publié dans l'Humanité du 7 septembre 2020.]

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