samedi 19 septembre 2020

Pogacar assomme et renverse le Tour

Coup de théâtre monumental. Dans la vingtième étape, un contre-la-montre entre Lure et La Planche des Belles Filles (36,2 km), le Slovène Tadej Pogacar écrase l’épreuve, renverse Primoz Roglic et remporte sa première Grande Boucle. A 21 ans, il devient le plus jeune vainqueur d’après Guerre…

La Planche des Belles Filles (Haute-Saône), envoyé spécial.

A hauteur d’homme, nous n’atteignons jamais l’impossible bien qu’il nous serve de lanterne sous les soleils crépusculaires. Dans un autre espace-temps, moins distordu et plus conforme à nos souhaits, les mots qui suivent auraient pu être de caractères trempés à l’entre d’une autre partition: «Et Thibault Pinot, sur ses terres, activa d’un geste minuscule et souverain la libération des entrailles de son œuvre elle-même. Il triompha devant son public, en héros de Septembre, en héros tout court, et par ses manières désinhibées, personnifia la définition parfaite de la ‘’vélorution’’ entamée l’an dernier, celles qui permettent aux foules de se réincarner dans la figure du forçat de chair et d’os, souffrant et courageux, redonnant du sacré au sacré, propageant une utopie populaire dans un savant mélange de traditions racinaires et d’anticonformisme.»

A hauteur du Tour 2020, les phrases du chronicoeur furent tout autres. Sur les routes de la plus grande course cycliste du monde, l’art du récit romancé existe, pas la fiction. Ce samedi 19 septembre, reprenons ainsi le cours normalisé de la stricte réalité. Malgré trois semaines de drames, Thibaut Pinot donna l’impression de savourer au-delà des larmes ce contre-la-montre individuel, entre Lure et La Planche des Belles Filles (36,2 km), dont le tracé eut la particularité rare de passer dans son village de Mélisey (km 9,1). Blessé physiquement et psychologiquement, nous savions qu’il vivait là l’un des grands moments de sa carrière, mêlés des sombres présages d’un destin tourmenté qui se refuse obstinément au Tour. Etrange sentiment, non, de voir notre Français se contenter d’une satisfaction personnelle sans gloire nationale?

Imaginez que, durant ses longues semaines de confinement au vert, dans la petite ferme où il élève ses animaux sur les hauteurs de Mélisey, Pinot eut cent fois l'occasion d’entrevoir le défilé des coureurs dans le village où il a grandi, dont le maire, Régis, est aussi son père, et qui préparait depuis des mois son passage. «Le départ se situe devant l'ancien lycée de Thibaut. On passera à 50 mètres de la maison de nos parents, devant le collège où on était tous les deux... Ça ne pouvait pas être plus à la maison», racontait Julien Pinot, son frère et entraîneur. «La traversée va être un moment que je n'oublierai pas», répétait le leader de Groupama-FDJ. Personne, ici, ne souhaitait semblable scénario. Assister à la parade symbolique de l’enfant du pays, avec son dos en souffrance et un passif de près de deux heures sur le maillot jaune…

Tous furent pourtant là, dans la ferveur d’une fraternité franche. Tout trouva sa place naturelle. Les employés du café-restaurant de la mairie, le patron de l'armurerie des mille étangs, le fleuriste du relais d'art, les marmots de l'école primaire du centre, le boulanger, les voisins, les amis, les potes d’enfance, la famille au complet, les 4.000 t-shirts imprimés «Pinot! Pinot! Pinot! Pinot!», les inscriptions sur l’asphalte «T'es grand, t'es très grand»… et Tibot sur son vélo. Ne manquèrent que les lueurs des éclats triomphants, qu’aucun applaudissement ne remplacera jamais, pas mêmes les regards amourachés.

Maudit Tour de France, qui ploie ses logiques et décide à notre place. Quand le parcours de l'édition 2020 fut dévoilé, nous n’avancions pas encore masqués et l’idée de ce contre-la-montre final, avec cette arrivée sur les sommes de la Planche des Belles Filles (cat. 1), laissait place à tous les scénarios d’experts plus ou moins rêveurs de l’extrême. Pinot en jaune dans la montée vosgienne, comme un coup de grâce aux années de plomb, comme la signature d’un renouveau. Il était 16h22, quand il pénétra dans Mélisey. Il salua, sourit, puis fila à belle allure comme un vent d’automne, sans jouer les premiers rôles de l’étape. Nous comprenions qu’il avait à l’esprit la mémoire vive de son seul moment de bonheur depuis trois semaines.

Nous n’étions pas au bout de nos surprises. Mais patience. Les 146 rescapés affrontèrent donc un parcours atypique qui nécessita – ou pas, selon les usages – un changement de vélo avant les rampes terminales. Du plat, une petite bosse, puis une montée très raide. L'unique contre-la-montre de l’édition était non seulement court mais surtout favorable aux grimpeurs, la bosse de La Planche des Belles Filles affichant au compteur 5,9 km à 8,5% de moyenne (1035 m). Confinement oblige, la plupart des coureurs n'avaient à ce jour disputé qu'un seul chrono cette saison, celui de Paris-Nice (15,1 km à Saint-Amand-Montrond, remporté par Sören Kragh Andersen le 11 mars) ou celui de leurs Championnats nationaux respectifs (le 28 juin pour Primoz Roglic et Tadej Pogacar). Une sorte d’inconnue s’offrait à nous. Immense inconnue.

Restait un ultime enjeu, avant de boucler les valises pour la parade des Champs Elysées. Le maillot jaune slovène Primoz Roglic, qui comptait 57 secondes d'avance sur son compatriote Tadej Pogacar, devait juste confirmer sa victoire finale. Une formalité, en apparence. Le pedigree du boss des Jumbo, spécialiste de l'effort solitaire, plaidait à priori en sa faveur: le «frelon» avait obtenu dix de ses quarante-et-un succès chez les professionnels en contre-la-montre, dont quatre dans de grands tours. En ajouterait-il un onzième ou plierait-il après trois semaines de pression, lui que l’on connaissait fragile dans le passé, lui l’instable? Pour les besoins de sa chevauchée, à moins que l’affaire ne fût qu’une opération de com’ esthétique, deux couturières, deux modélistes et une prototypiste s’étaient rendus à son hôtel (et à celui de Pogacar d’ailleurs) pour lui créer une combinaison sur-mesure, répondant néanmoins aux exigences techniques de l'exercice pour lequel aucun détail n'est jamais laissé au hasard.

Et alors? Devant une foule considérable, nous vîmes l’inattendu, l’imprévisible, la préfiguration de la force brute et d’un nouveau genre de coureurs, assez proches des héros virtuels d’un monde robotisé, lui-même répétitif et méchant en tant que modèle. Tandis que le Français Rémi Cavagna (Quick-Step) afficha durant trois heures le meilleur temps, ce qui constitua un véritable exploit bien qu’il ait bénéficié d’un vent favorable en début de course, les titans entrèrent dans une invraisemblable danse funèbre. Dans le sillon des Jumbos et des Slovènes, nous cherchâmes traces d’art féérique derrière la métronomie des musculeux. Nous découvrîmes autre chose.

Admettons-le volontiers, le suspens ne manqua pas. Nous vécûmes un moment étrange, très surréaliste, de ces moments incroyables qui n’octroient pas forcément un supplément d’âme, mais au moins un bout d’histoire à raconter les soirs d’hiver. L’affaire se noua en deux temps. D’abord, pour le gain de l’étape. Un «frelon» en cachant toujours un autre, nous pensâmes longtemps, très longtemps, que nous assisterions à une bataille «interne» parmi ces extraterrestres-là, entre le rouleur-puncheur-sprinteur-grimpeur belge Wout Van Aert et l’athlétique néerlandais Tom Dumoulin. Seulement voilà, côté extraterrestre, nous n’avions vraiment rien vu. Puisqu’il était écrit que ce Tour de Septembre ne ressemblerait à aucun autre, il bascula dans l’improbable. Une histoire à dormir debout, sans doute. Plutôt un conte que seul le Tour permet parfois d’écrire.

Car la tension monta d’un cran. A 13 kilomètres du but, Primoz Roglic, qui portait le maillot jaune depuis la sortie des Pyrénées, avait perdu la moitié de son avance au général sur Tadej Pogacar. Nous nous frottâmes les yeux. C’était pourtant vrai. Contrairement à son rival, Roglic, qui se démantelait à chaque pédalé, changea de vélo tardivement dans la montée finale. A dire la vérité, l’aîné des Slovènes nous parut dès lors en perdition. Il s’installa dans ce petit dodelinement anxieux qui signe l’imminence de l’instant fatal durant lequel, telle une vérité nue, la force d’un homme claque la porte, et impose à sa volonté le  divorce d’avec lui-même. Les secondes s’égrenèrent en sa défaveur, inexorablement. Et puis ce fut une minute, et puis, et puis… Le décompte macabre ne cessa plus de l’attirer vers les enfers.

Pendant ce temps-là, dans les pentes sauvages, Pogacar cassa du bois de Planche et en fit des copeaux. Il s’envola au sommet vers le bleu profond du ciel et vers les nuages très blancs ourlés, entre lesquels la route dressée devant lui semblait vouloir se frayer un chemin. Sur la ligne, il fallut se pincer bien fort: Pogacar distança Roglic de 1 minute et 56 secondes. Un Slovène venait d’effacer un Slovène. Non seulement Pogacar vint quérir la victoire d’étape (sa troisième), mais, plus fracassant, il renversa Roglic et le Tour avec, s’octroyant les trois maillots: le jaune, le blanc et les petits pois. Du jamais vu, en termes dramaturgiques, depuis l’édition 1989 et les huit secondes entre Greg LeMond et Laurent Fignon. Rideau.

Le ciel se couvrit à l’horizon et le chronicoeur repensa à l’une de ses phrases, rédigées durant ce Tour 2020. Elle disait à peu près ceci: même le monde le plus sérieux, le plus rigide, même le vieil ordre, s’il ne cède que rarement à l’exigence de justice, s’efface toujours devant le doute. Pogacar, 21 ans, plus jeune vainqueur du Tour d’après Guerre, ne douta pas, ne douta jamais. Nous le vîmes content, groggy, éberlué, le regard perdu. Nous traquions ses mots et ses vraies pensées – toujours secrètes, comme les vraies pensées. Il parla par apocope, en apnée: «Non, je ne réalise pas. Il va me falloir du temps. C’est juste incroyable, j’étais déjà content de ma deuxième place...» La respiration, les césures, la singularité du timbre unie à celle de l’effort déjà passé, tout paraissait incrédulité à cette partition de chair à vif. En dessous de lui, déjà, une autre vie s’écoulait comme une sève, lente, souterraine… A hauteur d’homme, nous n’atteignons jamais l’impossible. Sauf un certain Tadej Pogacar.

Jean-Emmanuel Ducoin

Classement général:

1. Tadej Pogacar (SLO/UAE Emirates) 84h26’33’’

2. Primoz Roglic (SLO/JUM) à 59’’

3. Richie Porte (AUS/TRE) 3’30’’

4. Mikel Landa (ESP/BAH) 5’58’.

5. Enric Mas (ESP/MOV) 6’07’’

6. Miguel Ángel López (COL/AST) 6’47’’

7. Tom Dumoulin (NED/JUM) 7’48’’

8. Rigoberto Uran (COL/EF1) 8’02’’

9. Adam Yates (GBR/MIT) 9’25’’

10. Damiano Caruso (ITA/BAH) 14’03’’

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 19 septembre 2020.]

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