Alaphilippe en grande souffrance... |
Foix (Ariège), envoyé spécial.
Si les rêves les plus enfouis de l’enfance venaient à s’incarner, ils trouveraient naturellement leur place dans le Tour de France, ou plus exactement dans cet art du récit effeuillé qui, jusqu’au vertige, nous avertit de la nature particulière du spectacle qui se déroule sous nos yeux, d’une candeur rafraîchissante et à travers elle l’énoncé de toutes les vicissitudes de la psyché humaine. La quinzième étape entre Limoux et Foix (185 km), avec le franchissement de trois cols majeurs telle une fenêtre éventée sur la sortie des Pyrénées, nous installait un peu plus dans le pouvoir de questionner, une expérience assez inédite au fond, du moins dans le cyclisme contemporain, avec un réveil d’expérience qui nous englobe en nous précédant. En retour de quoi, la nature même de ce Tour 2019 se déterminerait dans et par la reconnaissance de ce qui le constitue, un lieu métaphysique. Et une réconciliation avec l’esprit. Il suffisait d’écouter notre Julian Alaphilippe, après son nouvel exploit au sommet du Tourmalet, pour comprendre que le temps, chez lui aussi, se distordait à mesure qu’il prenait conscience de sa propre démesure temporaire: «Je prends la course au jour le jour», prétendait-il d’abord. Avant d’ajouter, pour la première fois: «Mais plus on se rapprochera de Paris, plus je me poserai la question.» Se poser la question n’est-ce pas, déjà, modifier le sens ultime de sa représentation?
Temple du feu itinérant, le chronicoeur a toujours su que le Tour était une sorte de religion monothéiste assez prégnante. Pas de quoi pour autant vénérer Zoroastre ou Akhenaton, mais bien ce dieu solaire engagé dans une lutte improbable qui casse les codes, ceux en vigueur depuis trop longtemps. Quand il déclara, samedi: «J’ai vu des grands coureurs ‘’péter’’ et pas moi, ça m’a transcendé pour me battre», comment se définissait-il, sinon en «petit» coureur, en tous les cas pas en «grand». Subitement, nous trouvâmes une définition parfaite à la «vélorution» imposée par Alaphilippe et Pinot. Par leurs manières désinhibées, qui permettent aux foules de se réincarner dans la figure du forçat de chair et d’os, souffrant et courageux, ils redonnent du sacré au sacré, propageant une utopie populaire, mélange de traditions racinaires et d’anticonformisme.
Voilà où nous en étions, ce dimanche 21 juillet, avant d’aborder les trois derniers monstres pyrénéens, le Port de Lers (11,4 km à 7%), le terrifiant Mur de Péguère (9,3 km à 7,9%) et la montée finale, sur les hauteurs de Foix, vers Prat d’Albis (11,8 km à 6,9%). Happés par le mythique Tourmalet de la veille, peu de commentateurs avaient évoqué, en amont, cette étape pourtant propice à toutes les folies du genre. Une vingtaine d’échappés naviguaient encore à l’avant, parmi lesquels de « grands » noms (Bardet, Quintana, Yates, Mollema, Kreuziger, Nibali, Martin, etc.), dont certains, en d’autres circonstances, auraient pu prétendre au podium des Champs.
Par intermittence, le plafond nuageux et grisâtre se déchira en averses, et nous crûmes à un signe de la déesse Pyrène et à ses envoûtements d’altitude. Lorsque les vélos se cabrèrent dans le Mur de Péguères, nous prîmes notre respiration dans l’attente de quelque chose. Raison: l’anormalité topographique de l’endroit. Si la première partie de l'ascension, depuis Massat, s'effectua via les pentes du col de Port, très peu sélectives (5-6%), l'escalade vertigineuse de Péguère, quand la route emprunta le col des Caougnous, dura près de quatre kilomètres. La signification même d’un «mur» prit tout son sens: 12% de moyenne, avec des séquences à 18%! Le groupe de tête, avec quatre minutes d’avance, se dilua dans la pente, tandis que, à l’arrière, ce qui restait du peloton se consuma littéralement. Sous l’égide des Jumbo de Kruijswijk, trois coureurs d’Ineos sautèrent. Alaphilippe se retrouva seul.
La grimpette terminale, vers Prat d’Albis, devînt une dinguerie absolue. Bravant les gouttes rasantes, le Britannique Simon Yates (MS) s’envola vers la victoire en solitaire, au moment où Romain Bardet rendait les armes. Du côté des cadors, David Gaudu, le lieutenant de Thibaut Pinot, imprima ce rythme qui signifiait l’imminence d’une vibration. Enorme vibration. A sept kilomètres du sommet, le Français plaça une attaque foudroyante, semblable à celle du Tourmalet. Première victime: Geraint Thomas! Pinot remit ça, comme exemple d’onctuosité et de force qui émanaient, se devinaient. Seconde victime: Julian Alaphilippe! Seul parvînt à suivre: Egan Bernal. Et le Français insista, par à-coups, digne des purs grimpeurs: Bernal lâcha prise. Pinot, magistral de hargne jusque dans les reins où se perdaient les chocs accumulés, redonnait, un peu plus, un visage humain au cyclisme.
A l’image d’Alaphilippe d’ailleurs, qui se battait comme un damné pour sauver l’essentiel, son paletot en or, à défaut d’imaginer mieux désormais. Sur la ligne d’arrivée, Pinot échoua à la deuxième place de l’étape, mais reprit un rang de choix au général, quatrième, à 1’50’’ d’Alaphilippe, qui lui-même cédait une trentaine de secondes à Thomas… Il fallut reprendre souffle, car la fin des Pyrénées hâta la désorientation latente du chronicoeur. En regardant Pinot et Alaphilippe, qui se tiennent dans l’entrebâillement d’une porte moins imaginaire que prévue, le chronicoeur se répéta que, sur le Tour, les rêves les plus enfouis de l’enfance ressemblent parfois à la réalité…
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 22 juillet 2019.]
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