Bernal, le vrai danger ? |
Valloire (Savoie), envoyé spécial.
Et soudain, lorsque les pentes devinrent enfer tellurique, par-delà les cimes rocailleuses figées de chaleur, nous revisitâmes les fonds baptismaux de la Légende, comme un cri venu de nulle part des profondeurs racinaires du Tour. L’entrée dans les Alpes, pour un triptyque terrifiant à se damner dans les pourcentages de hautes altitudes – l’un des plus difficiles jamais vus, avec six ascensions au-dessus de 2000 m en trois jours –, nous réinstalla dans le langage des grimpeurs qui s’élabore toujours sur des fondations. Trente-quatre éclaireurs prenaient encore leurs aises en illusions (parmi lesquels Quintana, Bardet, A. Yates, Wellens, Bernard, etc.). Eux comme le groupe des favoris avaient déjà avalé le col de Vars (première cat., 2109 m, 9,3 km à 7,5%), quand, sur le coup de 14h15, tous nos survivants de cordée entamèrent les ivresses du col d’Izoard (HC, 2360 m, 14,1 km à 7,5%). Cette montagne consacrée par les Illustres offrait une revanche aux hommes sans chair, attirait les anatomies évidées par une Grande Boucle furieuse.
A ce stade de la dix-huitième étape, entre Embrun et Valloire (208 km), un double vertige s’empara du chronicoeur. Vertige de la course elle-même, qui désignera un héros total au sommet de Val Thorens, samedi, après trente-trois kilomètres de grimpette. Vertige des lieux alentours, ensuite, qui consacre toujours des demi-dieux, éprouvés ou glorieux, de Leducq à Speicher, de Forestier à Maes, de Coppi à Bartali, de Vietto à Bobet, de Merckx à Hinault... Dans l’art sacré de la Petite Reine, quelques territoires de frayeurs saisis dans ses limites et ses splendeurs s’enracinent dans la mythologie la plus onirique qu’on puisse imaginer. L’Izoard est au Tour ce que la cathédrale de Reims et la basilique de Saint-Denis furent à la royauté française. Le sacre absolu ; ou le trépas éternel. Cette mémoire les obligeait, en quelque sorte. A l’avant, avec huit minutes d’avance, la troupe des échappés se disloqua. A l’arrière, les équipiers de Julian Alaphilippe tentaient de veiller sur la toison d’or, et nous guettions non pas le surgissement de l’offensive mais bien l’épreuve d’endurance par élimination.
A mi-pente de l’Izoard, les Movistar haussèrent le ton. Ce fut brutal. Dans ce concentré de nostalgie historique, où se dessinait à chaque coup de pédale les contours sans cesse réinventés de la plus ordinaire des aventures de l’extrême, le groupe du maillot jaune ne ressemblait plus à un peloton, réduit à dix-huit unités. Les six cadors prétendants à la victoire finale (Alaphilippe, Thomas, Kruijswijk, Pinot, Bernal et Buchmann, tous en deux minutes) se toisaient du regard, aucun ne montrant assez de lassitude pour se confondre dans la douleur, sauf peut-être notre maillot jaune, qui s’arracha pour garder le contact, comme si l’effet de cette montagne l’écrasait de son ombre solaire.
Parvenus dans la mythique Casse Déserte et ses cheminées pierreuses endiablées, un dialogue écumeux courait entre eux, dans l’attente d’un sens sacrificiel. Nous retiendrons que ce fut Damiano Caruso qui cueillît les lauriers du prestige en franchissant le sommet juste devant Romain Bardet et Julien Bernard, lui-même coiffé sur le fil alors qu’il avait gravi les rampes en solitaire. Lors de la longue descente vers Briançon et Serre-Chevalier, alors que les forçats, après éparpillement, s’amalgamèrent dans la vallée, nous repensâmes aux propos de Thibaut Pinot : « On ne va pas attendre Val Thorens, si les mecs ont les jambes, ils passeront à l’attaque. L’étape vers le Galibier est très longue, ça va faire très mal à la fin, donc oui, il y aura de la bataille. »
Au fond, qu’espérions-nous sinon une épreuve d’usure à hauteur de dévouements stratégiques ? Le col du Galibier (2642 m, 23 km à 5,1%), par son versant le plus « roulant » du côté du Lautaret, annonçait-il l’oubli des calculs, avant de basculer vers Valloire ? Les Ineos, reconstitués psychologiquement, se préparaient au combat en menant grand train. Nous crûmes revoir les ex-Sky. A l’avant, le Colombien Nairo Quintana (Movistar) retrouva son ardente jeunesse, il défia Bardet (vaincu mais nouveau maillot à pois) et s’envola vers une victoire de prestige. Les favoris, eux, à quatre minutes derrière, dégueulèrent soudain dans les démons de l’effort. A deux kilomètres du sommet, Egan Bernal, l’autre Colombien, exécuta une attaque tranchante. Thomas s’essaya à son tour, Pinot vînt le rechercher. Alaphilippe craqua, perdit quelques dizaines de mètres. Et toute la troupe, exténuée, se précipita dans le vide à tombeau ouvert. Sur la ligne, et sous une pluie d’orage, Bernal préserva trente-cinq secondes d’avance sur tous les autres favoris finalement regroupés, chipant à son « leader » Thomas la deuxième place du général.
Une fois encore, le Tour venait de s’amuser à nous faire croire qu’il dépendait de ses champions, mais c’est toujours lui qui créée des personnages à sa démesure : Alaphilippe était toujours en jaune ! On ne triche pas avec la montagne. Louis Aragon lui-même le disait : « Il y a un étrange moment, au Lautaret ou au Tourmalet, quand les dernières voitures passent et s'époumone le dernier coureur malheureux... le moment du retour au silence, quand la montagne reprend le dessus sur les hommes. » Le chronicoeur entendit alors l’écho des cimes à-venir, l’Iseran par exemple, ce vendredi, et ses 2770 mètres. Comme la promesse d’une tenaille impitoyable à venir.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 26 juillet 2019.]
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