mercredi 10 juillet 2019

L’heure de se mettre à La Planche

Le profil de l'étape, jeudi 11 juillet...
Dans la cinquième étape, entre Saint-Dié-des-Vosges et Colmar (175,5 km), victoire au sprint du maillot vert, le Slovaque Peter Sagan (Bora). Ce jeudi, premier grand rendez-vous en montagne : arrivée au sommet de la Planche des Belles Filles (7 km à 8,7%), après six ascensions…
 
Colmar (Haut-Rhin), envoyé spécial.
Parce qu’il nous parle d’un pays familier et d’un monde lointain, le Tour nous trouble en nous éprouve quand il déploie, ça et là, la carte éclatante et chamarrée d’un territoire saisi dans ses limites, ses gouffres, ses aspérités et sa grandeur historique sans laquelle nous ne revisiterions pas les impitoyables révélateurs des faiblesses humaines dont on fait mémoire commune. Ainsi, entre Saint-Dié-des-Vosges et Colmar (175,5 km), sous un soleil de joie rafraichi par un petit vent descendant d’Est, le peloton croisa l’un des lieux maudits de l’horreur nazie. A hauteur de Schirmeck (km 34,5), qui fut le siège pendant la Seconde Guerre mondiale d’un camp de redressement d’une dizaine de milliers de détenus, il aurait suffi à nos héros de Juillet de bifurquer sur une dizaine de bornes pour découvrir le camp de concentration du Struthof, ouvert le premier mai 1941, le seul camp d’extermination présent sur le territoire français actuel, situé alors dans l’Alsace annexée. Site d’exécution de la Gestapo équipé d’une chambre à gaz, il fut également utilisé pour des expérimentations «scientifiques». Les historiens estiment à 22.000 le nombre de victimes dans cette antichambre de la mort de masse, connue par l’exploit d’un Polonais qui tenta de s’en échapper en novembre 1943 par un saut à la perche au-dessus des barbelés. Hitler n’avait pas apprécié, lui qui ordonnait aux bourreaux de ses camps d’extermination la pratique quotidienne du sport afin de «développer l’esprit combatif, d’exiger des décisions rapides comme l’éclair et de donner au corps la trempe de l’acier.»

N’y voir aucune métaphore, bien au contraire, avec l’entrée du Tour sur les terres alsaciennes du fantasque Roger Hassenforder, alias «Hassen le Magnifique», vainqueur d’étape à Colmar à deux reprises, en 1955 et 1957, et longtemps propriétaire d’un hôtel-restaurant éponyme, à Kaysersberg (km 130), élu «plus beau village de France» en 2017, où se retrouvèrent jadis pour festoyer des générations de cyclistes connus, Raphaël Geminiani en tête. Celui-ci raconta un jour: «On y commençait tard dans la nuit, on finissait tard le lendemain et on remettait ça à midi sans s’arrêter, mais une chose était sûre: on ne parlait que de vélo et on s’engueulait tout le temps!» En déboulant sur ce théâtre patrimonial de souvenirs calanchés, aux alentours de 16h30, les 176 coureurs n’eurent pas le loisir d’une halte récréative sur cette célèbre «Route des vins d’Alsace».

Reconnaissons que l’allure, depuis le départ de cette cinquième étape, atteignait des sommets d’intensité. Quatre fuyards (Clarke, Wurtz, Wellens et Skujins) martelaient leurs corps dans la résistance vaine d’une courte avance, tandis que, à l’arrière, nous guettions l’attitude de notre Julian Alaphilippe national avant le franchissement des deux dernières difficultés taillés pour lui, la côte des Trois-Epis (deuxième cat., 4,9 km à 6,8%) et celle des Cinq Châteaux (troisième cat., 4,6 km à 6,1%), étroite et boisée de feuillus, plantée à moins de vingt kilomètres de l’arrivée.
  
Dès avant le Tour, ce profil pour «baroudeurs», ressemblant à celui qui conduisait à Epernay, lui avait déjà tapé dans l’œil. Maillot jaune ou pas, pourquoi ne pas provoquer un nouvel accès purulent de fièvre, créer du stress et de l’incertitude dans les crânes des favoris, jouer sur le ressort des nerfs à vif? C’eut été déraisonnable. Un joli train permit d’avaler la satanée bosse et, après une descente de maîtrise prudente, nous assistâmes à Colmar à un sprint massif duquel émergea le maillot vert slovaque Peter Sagan (Bora), enfin irrésistible.

Autant ne pas le cacher. Nos «forçats» avaient l’esprit ailleurs. Car ce qui les attend ce jeudi 11 juillet vers la Planche des Belles Filles (7 km à 8,7%), avec sept ascensions dont trois classées en première catégorie, ressemblera pour beaucoup à une perspective spectrale. Changement brutal de braquets, par lesquels se propageront assurément des ondes de châtiments – nous observerons en particulier la guerre de position larvée chez Ineos entre Geraint Thomas et Egan Bernal. Une question majeure reste néanmoins en l’air, la même depuis que Julian Alaphilippe a endossé le paletot après son exploit fracassant, lundi: que lui arrivera-t-il au sommet des 1140 mètres de mise à La Planche? Lui, par friponnerie peut-être, répétait ce mercredi encore: «C’est trop dur pour moi.» Son cousin et entraîneur, Franck Alaphilippe, tempérait: «Il y a quand même plusieurs cols avant la montée finale et si la course part tôt, ce sera difficile pour Julian. Mais c’est une ascension assez courte et raide, donc elle convient bien à ses qualités. Il pourrait même gagner, si c’était le but qu’il se fixe.» Notre druide et maître Cyrille Guimard, pour sa part, croyait en un autre facteur: «Il est en jaune, non ? Je suis bien placé pour savoir que ce truc légendaire sur le dos vous octroie un supplément d’âme. Déjà, sans ce maillot, il se transcende, alors avec… Qui sait ce qu’il est encore capable de faire? Lui-même ne le sait pas, c’est dire!» Alaphilippe incarne décidément le Tour à lui tout seul: il nous parle d’un pays familier et d’un monde lointain…


[ARTICLE publié dans l'Humanité du 11 juillet 2019.]

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