mercredi 13 juillet 2016

Tour : les armadas et la lutte des classes dans le brouillard

Dans la 10e étape, entre Andorre et Revel (197 km), après le passage du célèbre Port d’Envalira, toit du Tour cette année (2408 m), victoire de l’Australien Michael Matthews. Pendant ce temps-là, certains s’interrogent sur la mainmise des puissantes équipes du peloton…

Revel (Haute-Garonne), envoyé spécial.
Tous les silences ne se valent pas. Parfois, les bruits assourdissants, même ceux du Tour, rendent au silence une forme de terreur assez appréciable. Le chronicoeur avait la tête dans les brumes au franchissement du Port d’Envalira, toit du Tour (2408 m), mais l’impressionnant brouillard qui restait couché dans les lacets ne l’aveuglait pas. Pourtant, les effets d’opacités de cette purée de pois obscurcissaient jusqu’à la peau ambrée des quatre vrais premiers attaquants-escaladeurs de la 10e étape Andorre-Revel (Costa, Caruso, Landa et Nibali), rejoints dans la descente par onze courageux (Sagan, Matthews, Boasson Hagen, Gallopin, Cummmings, Durbridge, Impey, Dumoulin, Izaguirre, Van Avermaet et Chavanel). Le célèbre col était en effet distant du but de 173 bornes. Ce fut néanmoins là, sous les lumières bleutées des phares d’automobiles, honorant les lieux d’un halo antédiluvien, et sous l’ombre portée de cette montagne écrasée par l’histoire, que nous ressentîmes une impression de contentement. Heureux de quitter Andorre et ses décors de carton-pâte, ses banques et ses empires défiscalisés, sans parler de ses enseignes livrées au consumérisme absolu où s’abrutissent des caniches nains venus là pour dépenser leurs euros et assourdir leur morale. Dieu merci, le livre des Illustres, toujours posé à côté du road-book, s’ouvrit comme par miracle à la bonne page : nous pensâmes alors à notre Maître, Jacques Anquetil, le 6 juillet 1964, quand il plongea dans cette même pente – déjà perdu dans le brouillard – et faillit tout perdre, au lendemain d’un méchoui fortement arrosé de sangria…

En rejoignant Revel et de nouveaux décors composés de paysages vallonnés, traçant plein nord pour y déguster le cassoulet et quelques millas (gâteau à base de farine de maïs), nous cherchions encore et encore matière à récit, oubliant pour l’instant toute idée de traces fondamentales. « C’est triste à dire, mais Rome n’est plus dans Rome, le Tour n’est plus dans le Tour », s’amusait, la veille, notre druide Cyrille Guimard. Et il ajoutait : « Le problème, c’est la proéminence des grosses équipes. Mon analyse plaira à tes lecteurs : nous vivons une lutte des classes, et ceux qui la gagnent ici, ce sont les puissants. Les hypermarchés tuent les petits commerces ? Ici c’est un peu pareil. Les armadas régentent tout. C’est la raison pour laquelle il ne se passe rien, ou pas grand-chose. Chacun préserve ses intérêts. Nous aurions besoin de plusieurs révolutions ! Et la première consisterait à réduire les équipes à sept coureurs. Ce ne serait plus la même mayonnaise pour contrôler la course… »
 
A la faveur de la journée de repos à Andorre – où il n’était pas rare de croiser des coureurs empêtrés absurdement dans leurs emplettes ! –, l’heure des comptes et mécomptes nous renvoyait uniquement à la forme physique et mentale des uns et des autres, lors de discours formatés. Le Britannique Christopher Froome résumait son propos de deux formules peu évocatrices : « C'est aux autres équipes, maintenant, de sortir pour tenter de rattraper le temps qu'elles ont déjà perdu. Je suis très heureux d'avoir le maillot jaune sur mes épaules, pour des raisons tactiques, mais aussi pour le moral et pour l'équipe. » Le Colombien Nairo Quintana, challenger-en-chef, se forçait presque : « Froome est assez fort, et son équipe aussi, mais je suis meilleur que les autres années, la différence se voit. » Scoop : avez-vous vraiment vu quelque-chose, vous ? Romain Bardet, lui, nous endormait : « Je me sens bien. Je vais rester prudent et lucide tout en sachant que ça va s'éclaircir. » Quant à Thibaut Pinot, qui tente de sauver son Tour dans sa quête du grimpeur 2016, il se risqua à la sincérité : « Je n'étais pas confiant en arrivant au départ, j'avais en tête les sensations de ces deux derniers mois. Depuis début mai, il n'y a eu que deux jours où je me suis senti bien. Sur le Tour, on peut passer d'un moment euphorique au désespoir. C'est aussi ce qui fait son charme. (…) Le problème, ce sont les sensations. Je ne me sens pas capable d'atteindre l'objectif que je m'étais fixé, le top 5. A quoi sert de faire 12e du général, à végéter dans le peloton, ne pas prendre les échappées ? »
 
A propos d’échappés. Dans les rue de Revel, sous une pluie intermittente, tandis que le peloton vagabondait loin derrière, six rescapés du groupe de tête se disputèrent l’étape (Matthews, Impey, Van Avermaet, Sagan, Boason Agen et Dumoulin). Un sprint à la régulière, en forme de classique, d’où émergea la tête pleine de nerfs et de cernes de Michael Matthews. L’Australien de 25 ans parvint à terrasser le puissant Peter Sagan. Beaucoup y virent un signe : la victoire d’un « petit ». Contentons-nous en. Sur le Tour, il n’y a jamais de petites victoires.
 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 13 juillet 2016.]

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