Revel (Haute-Garonne), envoyé spécial.
Tous les silences ne se valent pas. Parfois, les bruits assourdissants, même ceux du Tour, rendent au silence une forme de terreur assez appréciable. Le chronicoeur avait la tête dans les brumes au franchissement du Port d’Envalira, toit du Tour (2408 m), mais l’impressionnant brouillard qui restait couché dans les lacets ne l’aveuglait pas. Pourtant, les effets d’opacités de cette purée de pois obscurcissaient jusqu’à la peau ambrée des quatre vrais premiers attaquants-escaladeurs de la 10e étape Andorre-Revel (Costa, Caruso, Landa et Nibali), rejoints dans la descente par onze courageux (Sagan, Matthews, Boasson Hagen, Gallopin, Cummmings, Durbridge, Impey, Dumoulin, Izaguirre, Van Avermaet et Chavanel). Le célèbre col était en effet distant du but de 173 bornes. Ce fut néanmoins là, sous les lumières bleutées des phares d’automobiles, honorant les lieux d’un halo antédiluvien, et sous l’ombre portée de cette montagne écrasée par l’histoire, que nous ressentîmes une impression de contentement. Heureux de quitter Andorre et ses décors de carton-pâte, ses banques et ses empires défiscalisés, sans parler de ses enseignes livrées au consumérisme absolu où s’abrutissent des caniches nains venus là pour dépenser leurs euros et assourdir leur morale. Dieu merci, le livre des Illustres, toujours posé à côté du road-book, s’ouvrit comme par miracle à la bonne page : nous pensâmes alors à notre Maître, Jacques Anquetil, le 6 juillet 1964, quand il plongea dans cette même pente – déjà perdu dans le brouillard – et faillit tout perdre, au lendemain d’un méchoui fortement arrosé de sangria…
En rejoignant Revel et de nouveaux décors composés de paysages
vallonnés, traçant plein nord pour y déguster le cassoulet et quelques millas (gâteau
à base de farine de maïs), nous cherchions encore et encore matière à récit, oubliant
pour l’instant toute idée de traces fondamentales. « C’est triste à dire, mais Rome n’est plus dans Rome, le Tour
n’est plus dans le Tour », s’amusait, la veille, notre druide Cyrille
Guimard. Et il ajoutait : « Le
problème, c’est la proéminence des grosses équipes. Mon analyse plaira à tes
lecteurs : nous vivons une lutte des classes, et ceux qui la gagnent ici,
ce sont les puissants. Les hypermarchés tuent les petits commerces ? Ici c’est
un peu pareil. Les armadas régentent tout. C’est la raison pour laquelle il ne
se passe rien, ou pas grand-chose. Chacun préserve ses intérêts. Nous aurions
besoin de plusieurs révolutions ! Et la première consisterait à réduire
les équipes à sept coureurs. Ce ne serait plus la même mayonnaise pour
contrôler la course… »
A
la faveur de la journée de repos à Andorre – où il n’était pas rare de croiser
des coureurs empêtrés absurdement dans leurs emplettes ! –, l’heure des
comptes et mécomptes nous renvoyait uniquement à la forme physique et mentale des
uns et des autres, lors de discours formatés. Le Britannique Christopher Froome
résumait son propos de deux formules peu évocatrices : « C'est aux autres équipes, maintenant,
de sortir pour tenter de rattraper le temps qu'elles ont déjà perdu. Je suis
très heureux d'avoir le maillot jaune sur mes épaules, pour des raisons
tactiques, mais aussi pour le moral et pour l'équipe. » Le Colombien Nairo
Quintana, challenger-en-chef, se forçait presque : « Froome est assez fort, et son équipe aussi, mais je suis
meilleur que les autres années, la différence se voit. » Scoop :
avez-vous vraiment vu quelque-chose, vous ? Romain Bardet, lui, nous
endormait : « Je me sens bien.
Je vais rester prudent et lucide tout en sachant que ça va s'éclaircir. »
Quant à Thibaut Pinot, qui tente de sauver son Tour dans sa quête du grimpeur
2016, il se risqua à la sincérité : « Je
n'étais pas confiant en arrivant au départ, j'avais en tête les sensations de
ces deux derniers mois. Depuis début mai, il n'y a eu que deux jours où je me suis
senti bien. Sur le Tour, on peut passer d'un moment euphorique au désespoir.
C'est aussi ce qui fait son charme. (…) Le problème, ce sont les
sensations. Je ne me sens pas capable d'atteindre l'objectif que je m'étais
fixé, le top 5. A quoi sert de faire 12e du général, à végéter dans le peloton,
ne pas prendre les échappées ? »
A
propos d’échappés. Dans les rue de Revel, sous une pluie intermittente, tandis
que le peloton vagabondait loin derrière, six rescapés du groupe de tête se
disputèrent l’étape (Matthews, Impey, Van Avermaet, Sagan, Boason Agen et
Dumoulin). Un sprint à la régulière, en forme de classique, d’où émergea la
tête pleine de nerfs et de cernes de Michael Matthews. L’Australien de 25 ans parvint
à terrasser le puissant Peter Sagan. Beaucoup y virent un signe : la
victoire d’un « petit ». Contentons-nous en. Sur le Tour, il n’y a jamais
de petites victoires.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 13 juillet 2016.]
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