Hinault, 1980. |
La mémoire, en terres cyclistes, demeure un invariant d’autant plus constitutif que la possibilité même de l’oubli se dérobe périodiquement à nos imperfections mentales. Ce legs d’amour, enraciné dans l’âme profonde des coureurs comme des suiveurs les plus fidèlement accrochés au mythe, se confond avec leurs propres tourments dans une cohabitation onirique qui les dépasse. Hier, lors du contre-la-montre dit «en côte» entre Sallanches et Megève (17 km), avec des passages assassins à près de 10%, le chronicoeur n’échappait pas au retour de flamme, ancré dans ses souvenirs d’adolescent. Sallanches: ça vous dit quelque chose? 1980: où séjourniez-vous, que faisiez-vous, étiez-vous seulement nés? Bernard Hinault: commencez-vous à comprendre? Peut-être le plus grand champion du monde de l’histoire: voilà, vous y êtes. Bienvenus dans la patrie du vélo. Celle où l’amnésie n’a pas de mise.
Qu’on pardonne au récipiendaire quotidien un trait de mélancolie, sinon d’amertume. Quand Christopher Froome s’élança, à 16h59 très précisément, pour atténuer la pesanteur terrestre de la célèbre côte de Domancy, intitulée pour l’occasion «Prix Bernard Hinault», une pensée sournoise s’insinua dans nos têtes: «Il n’a vraiment rien du Blaireau, celui-là!»
Comparaison absurde, direz-vous. Qu’y a-t-il de commun entre l’un des plus
grands cracks de tous les temps et ce freluquet, ce mangeur de topinambours à
la peau diaphane dont les muscles asséchés sur des kilos manquants laissent imaginer
les pires séquelles post-traumatiques? Froome: le visage et les
yeux lunettés, dépourvu d’émotion apparente, semble asphyxier toute idée de
douleur à la dérobée de la performance pourtant réelle. Hinault: son
visage nu, atrophié lui-même de tant de rage et de violence, écumait la passion
brute, conquise et soumise par cet acharnement à conquérir toutes victoires par
le corps et la volonté, jusqu’à épuisement. Froome: à la commissure des
lèvres, un rictus paisible, à peine étouffé par le râle du travail professionnellement
bien fait. Hinault: à travers la bouffissure fendue de ses paupières,
quelque chose de l’envie supérieure, portée par une méchanceté et une hargne qui
poussaient aux meurtres. Froome: nous n’avons jamais rien su, rien de
rien, de ses drames de dormeur, des lieux où se jouent ses cauchemars, ses
rêves délicieux. Hinault: l’épopée versifiée des héros d’un siècle à lui
tout seul, qui écrasait sous ses roues quiconque osait se dresser sur sa route.
Froome: une marque, l’un des passagers de la modernité. Hinault: une
empreinte, l’un des titulaires en chaire de la légende.
Froome, 2016. |
Froome arpente désormais ce fil vivant toujours tendu entre
la volonté et ce qui lui résiste, entre l’initiative et ce qui la refoule. Mais
ce fut plus fort que nous. Sur ce lieu d’une tuerie sportive innommable, un 30
août 1980, nous ne pouvions nous départir d’un autre sentiment époumoné de
supériorité. Hinault, dans tous nos songes. Hinault, ivre de colère d’avoir
abandonné le Tour quelques semaines auparavant avec le maillot jaune sur le
dos, à Pau (1), offrit alors un récital autrement hallucinant pour s’en aller
quérir le maillot arc-en-ciel qui manquait à son palmarès. Hinault, diminué
mais impitoyable, cruel, violent avec lui-même, imposa une course âpre pour
mettre le monde du vélo à genoux (1), réclama à chacun de ses équipiers de
l’équipe de France de rouler à fond pendant dix tours, puis se chargea des dix
derniers, seul contre tous, avant d’humilier la concurrence, d’écoeurer les
faire-valoir, en métronome implacable de sa propre logique. La puissance en
furie. Le caractère de granit. Par ce chef-d’œuvre, il abaissa définitivement
la ligne d’horizon, laissant des cadavres derrière lui. Hinault était
l’incarnation de l’écrasement par sa propre force. Froome, lui, profite de la
faiblesse des autres. Toute mélancolie ravalée, ne s’agit-il pas du versant
féroce et ironique du Tour 2016?
(1) Il avait abandonné
la Grande Boucle en raison d’une blessure à un genou.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 22 juillet 2016.]
1 commentaire:
Bravo pour ce texte ébouriffant et si vrai, dont le style tient à la fois de Hugo et de Char! Du grand art à nouveau.
Encore!
David Colimard
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