Romain Bardet. |
Il s’en fallut de peu. À trois jours près, le Tour 2016 s’achevait sans émotion, sans discorde ou presque, dans un long monologue écrit à l’avance, dépourvu des fioritures habituelles qui disgracient ou façonnent un peu plus notre amour du vélo. Plus grave sans doute, les trois semaines auraient trépassé sans cette flamme de la Grande Boucle qui nous trouble périodiquement et brûle encore en nous l’idée que nous nous faisons de cette aventure de l’extrême pourtant si ordinaire, devenue au fil des décennies cette « grande chose qui nous dépasse » et dépasse parfois – souvent désormais – les Géants de la route eux-mêmes. Rarement le chronicœur, qui attend toujours trop d’excellence et nourrit sa déception avant terme, aura autant pesté contre ces pédaleurs passifs, soumis, atomisés dans leurs propres logiques étriquées, cadenassés par des équipes n’ayant qu’un but : la sauvegarde de leurs intérêts. Fût-ce au détriment de l’aventure. Quitte à occire une part de la légende sur laquelle elles sont pourtant assises.
D’un été l’autre, alors que le Peuple du Tour continue de se masser sur ces gradins ouverts qu’est la France de juillet, les scénarios se permettent de temps à autre de forger des destins insensés, d’inventer une cohorte de héros dont nous nous transmettons, d’une génération à l’autre, le souvenir. Cette année, outre le nom du vainqueur, le Britannique Christopher Froome, qui entre de plain-pied dans le Panthéon de la Petite Reine en signant sa troisième victoire (1), sans jamais avoir fléchi à la régulière – en dehors de sa chute de vendredi et de sa perte de vélo dans le Ventoux –, celui d’un Français s’est installé dans les mémoires collectives comme possibilité: Romain Bardet. Depuis son exploit vendredi vers Saint-Gervais-Mont-Blanc, lorsqu’il renversa le podium en s’installant dans la position du dauphin légitime, le Français de 25 ans n’a pas seulement changé de dimension en s’inscrivant dans la filiation des audacieux capables de dynamiter les événements, il a surtout conquis les cœurs et ce supplément d’âme cycliste que notre pays attend depuis plus de trente ans : l’espoir d’un renouveau, disons, plus massivement, l’espoir d’un successeur à Bernard Hinault.
Le leader d’AG2R-LM racontait, samedi soir en conférence de presse, après la dernière étape de montagne où il se contenta d’assurer sa deuxième marche : « Confirmez-moi que ma place n’est pas usurpée ! C’était inimaginable pour moi. Il va me falloir un petit peu de temps pour comprendre ce qui m’arrive. C’est juste dingue ! Chaque année, je vous rencontre avant le Tour et je vous dis que je vais faire un Tour plus abouti que l’année précédente. J’y crois mais je n’ai aucune certitude quand j’avance ça. Et chaque année, ça se réalise. Donc je suis conscient de la dynamique positive et de la chance que j’ai. » Des phrases moins banales qu’il n’y paraît. Car le grimpeur sait de quoi il parle. La preuve : « En troisième semaine, quand on peut faire basculer les choses, toute l’énergie que je ne dépense pas dans les deux premières semaines en faisant 1 000 schémas tactiques, en ayant l’impression de jouer ma vie chaque jour, me fait pédaler plus fort et créer des écarts. Ce sont des acquis d’expérience. Comme cette capacité à relativiser le sport que je fais, à davantage le prendre comme un jeu. Il faut essayer de relativiser et, surtout, prendre du plaisir. Ce n’était pas forcément mon cas avant… » Derrière l’apparence juvénile et frêle, de la maturité. Ne qualifie-t-il pas d’ailleurs de « paradoxale » la performance globale des Français sur ce Tour, citant Thibaut Pinot en annonçant qu’il « y aura des éditions meilleures » et que cela « n’est pas forcément révélateur de la place que le cyclisme français prend à l’échelon international » ?
Comment mieux résumer la situation ? Depuis les deuxième et troisième places de Jean-Christophe Péraud et de Thibault Pinot en 2014, mais également depuis le triomphe du Français Arnaud Démare dans la prestigieuse classique Milan-San Remo, en mars dernier, le potentiel tricolore, symbolisé par Bardet, fissure un peu plus un peloton que nous avons vu dessoudé, qui adorait jadis voir les Français jouer les utilités, eux qui ont tant porté la lutte contre le dopage au fronton de leur identité. Ne le cachons pas. Avec Bardet, Pinot, Barguil, Rolland, Alaphilippe, Démare, Bouhanni, etc., la France possède déjà une sorte de dream team tous terrains. Et s’il n’y a pas que le Tour dans le calendrier, il est difficile de croire que le prochain vainqueur tricolore ne figure pas parmi les quatre premiers cités, au moins.
Mais comme le dit Bardet avec intelligence : « Je suis comme vous, un observateur qui attendait peut-être plus des coureurs français sur ce Tour. Ça reste du sport, donc aléatoire… » Le chronicœur, parfois trop rêveur, achève donc son vingt-septième Tour sans oser imaginer ce que sera demain. Dans le vélo aussi, l’à-venir est un long passé…
(1) Cet exploit le classe dans la catégorie des seigneurs qui ont remportétrois fois le Tour, avec Philippe Thys, Louison Bobet et Greg LeMond. Évidemment derrière les quintuples vainqueurs, Anquetil, Merckx, Hinault et Indurain (sachant qu’Armstrong a été rayé des tablettes).
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 25 juillet 2016.]
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