Culoz (Ain), envoyé spécial.
Nous nous étonnions encore, un pied dans la joie et la bonne humeur, à la vue de cette montagne plantée en ciel si bleu. Etrangement, les corps des spectateurs, avec leurs désirs estivaux de houlà-hop, s’aéraient d’une bouffée d’oxygène. Leurs gorges déployées n’avaient d’autre moyen que d’exprimer leur vertige. Un précipice de clarté. Il était 16h25 quand des petits cyclistes échappés du jour, écrasés par l’apesanteur des cimes, ont franchi le sommet du Grand Colombier (HC, 12,8 km à 6,8%), 1501 mètres pour la route, 1531 mètres pour l’immense croix érigée sur la bosse sommitale. Tout en bas, les yeux à la verticale, le chroniqueur embrassa Armand, l’enfant du pays, né dans les contreforts, qui écuma toute sa jeunesse les routes du coin avec le maillot de l’Union cycliste de la vallée du Lange, le grand club régional d’Oyonnax. «Regarde, regarde bien! Ce qu’ils voient de là-haut est si puissamment ancré dans nos mémoires que je peux te décrire tout ce qui se passe dans leurs têtes.»
Depuis des années, Armand ne pédale plus. La faute à des jambes malades, qui le supportent à peine et ne l’autorisent plus aux anfractuosités des routes qui serpentent sous des boyaux. Mais il connaît chaque parcelle. Pour lui comme pour tous ici, cette montagne totem fut toujours écrasante, régulatrice des envies et des peurs enfouies en profondeur dans les souvenirs. De ce sommet situé géographiquement dans le Bugey, tout au sud du massif du Jura – «Ne jamais dire les Alpes!» –, le point de vue à 360° y est toujours plus grandiose qu’imaginé, d’une beauté panoramique unique en son genre. En contrebas, nous apercevons le lac du Bourget, alangui, et le Rhône intranquille. Plus loin, le Jura suisse, la chaîne du Mont Blanc, des pics italiens, la Vanoise, Belledonne, et puis la Dombes et ses mille étangs, les monts du Beaujolais et du Lyonnais, le massif du Pilat. Face au soleil éclatant que les vents du nord apaisent l’été, les deux autres grands lacs alpins, Annecy et Léman, scintillent telles des prunelles. «Ici, nous touchons à la démesure du monde dans ses élévations», confesse Armand d’une voix enrouée, affaiblie par le glissement sournois d’un étai de sanglots.
Depuis le premier passage des Géants de la Route en 2012, le
Grand Colombier, qui n’était alors qu’une «montée inédite», a
acquis ses lettres de noblesse médiatique. «Nous
étions fiers, car nous en avions toujours rêvé que la Grande Boucle ose
l’affronter, mais nous n’en avions pas besoin pour savoir que nous sommes affectivement
identifiables à cette montagne, affirme Armand. Ma première fois à vélo, je devais avoir quinze ou seize ans, par le
même versant que les coureurs aujourd’hui, en venant d’Hauteville. C’était
l’enfer, comme à chaque fois. L’hiver, j’y montais à pieds, les skis de fond
sur le dos. On partait le soir, on couchait dans les cuchons (1), pour assister
au levé du jour. Au sommet, on faisait la trace, et on chaussait les skis pour
la journée, juste dérangés par les troupeaux de sangliers et de vaches.»
Dès le printemps, un autre rite s’imposa aux gamins et aux adultes
du Bugey. Le Colombier, comme bout d’humanité magistral, devint le calvaire des
cyclistes du cru, constitués depuis 1991 en «Confrérie des Fêlés du
Grand Colombier», sur le modèle des «Cinglés du Ventoux» qui s’enquillent l’ascension légendaire par ses
trois faces dans la même journée. L’idée germa. «Pourquoi pas nous?, explique Armand. D’autant que le Colombier est accessible non
pas par trois faces mais quatre ! Cela représente 4806 mètres de
dénivellation en 138 km, soit des chiffres semblables aux 3 faces du Ventoux.»
Le Colombier n’est pourtant ni plus raide, ni plus long, ni
plus haut que bien d’autres cols dressés pour anéantir les plus courageux. Mais
pour Armand, «il
n’y a pas grand-chose de plus dur en France, et quand les coureurs ont escaladé
les fameux lacets dans l’autre sens, en plein cagnard, s’attaquant à des passages à 14% dans la partie d’asphalte
taillée dans la roche où l’air manque, ils ont dû comprendre leur
douleur». Et encore, les organisateurs ont joué de mansuétude. Par l’un des
versants, celui s’élevant depuis Virieu-le-Petit, les pourcentages rendent
fous: 19% sur près de 2 kilomètres et des passages à 22%.
La légende locale raconte même qu’on y affronte des pentes à 25%, les employés
de la DDE, il y a bien longtemps, ayant triché sur la topographie des lieux
pour pouvoir goudronner… «C’est là que
j’ai vu Soukhoroutchenkov et Morozov, sur le Tour de l’Avenir, en 1978, ils
étaient à l’arrêt, leurs bécanes à la main! Il avait fallu les pousser,
les Soviets…»
Quand le Colombien Jarlinson Pantano, après une descente
vertigineuse vers Culoz, remporta l’étape de prestige, tandis que Christopher
Froome savourait déjà une journée plutôt paisible, notre Armand avait des goûts
de revanche intime. Il pensa à l’aplomb de sa jeunesse, à sa pédalée perdue. Le
chronicoeur, lui, retrouva les intonations d’une grand-mère enterrée si près, comme
celles de la mère du cycliste professionnel le plus célèbre des alentours, Maxime
Bouet, dont les cendres furent disséminées à un kilomètre du sommet, en 2009. Armand
dressa le buste, jeta un œil. Et en familier de cette forcènerie insensée,
déclama: «Pas touche, c’est
notre Ventoux à nous!»
(1) «Meules de
foin», en patois local.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 18 juillet 2016.]
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