mardi 5 juillet 2016

On parle de "Bernard, François, Paul et les autres"

Article invité: par Bernard Gensane, du Club Mediapart

Rédacteur en chef du quotidien l’Humanité, Jean-Emmanuel Ducoin est l’un des meilleurs chroniqueurs du cyclisme français actuel. Je cite régulièrement son blog, dans ma revue de presse. Il fut proche de Laurent Fignon, de Cyrille Guimard et, pour ce présent et remarquable ouvrage, a quelque peu côtoyé Bernard Hinault.

"Bernard, François, Paul et les autres", éditions Anne Carrière
(prix Louis-Nucéra 2016).

Né en 1966, Ducoin avait donc 19 ans lorsque Hinault remporta son cinquième et dernier Tour de France en 1985. Le jeune homme va accompagner cette épopée dramatique (Hinault se blessa durement au visage dans l’étape de Saint-Etienne) en compagnie de son grand-père, groupie de François Mitterrand, alors que lui, militant communiste lucide, ne passe rien aux socialistes qui ont fait le choix de “L’Europe, l'Europe, l'Europe” (comme disait De Gaulle) contre les intérêts des classes populaires. On l’a compris: ce livre sur le cyclisme s’inscrit – comme on dit – dans un contexte social et politique qui n’a guère changé depuis, celui de la prise en main de la politique mondiale par le capitalisme financier. Longwy s'effondre, le savoir-faire sidérurgique français disparaît à jamais. La classe ouvrière lorraine meurt à moyen feu sous un gouvernement de gauche, sous l’autorité de Louis Schweitzer (petit-neveu d’Albert Schweitzer et de Charles Munch, cousin de Jean-Paul Sartre, mais ceci est une autre histoire), directeur de cabinet du ministre de l’Industrie Fabius, qui enverra 21 000 lettres de licenciement, comme autant de flèches assassines, à des travailleurs «blêmes » qui se souvenaient que Giscard et Barre avaient nationalisé Usinor et Sacilor pour repousser une liquidation industrielle néanmoins voulue. La CFDT va jouer un rôle mortifère et grotesque. Ancien responsable syndicaliste, Jacques Chérèque, le père moustachu de son fils zozotant, devenu «préfet délégué pour le redéploiement industriel en Lorraine» propose des Schtroumpfs pour remplacer les laminoirs! Deux ans et 107 millions de francs de déficit plus tard, la couillonnade à Schtroumpfs fait faillite. En 1995, il ne reste plus que 500 métallurgistes dans le bassin de Longwy.

Nous sommes à une époque où, selon l’auteur, la classe ouvrière n’a pas encore été tout à fait placée «hors champ». Ils y ont cru, ils y croient peut-être encore. On peut tout de même penser qu’ils ne sont pas tout à fait dupes du Tapie de l’époque qui s’abat, tel un charognard, sur les entreprises en difficultés et qui, en réalisant deux ou trois très gros coups dans le cyclisme français, va en changer la nature pour toujours. Hinault, LeMond et les autres vont servir et se servir de «l’artefact publicitaire», du «sponsoring» à la petite semaine, de la «glorification» de personnages complètement fabriqués. Ils seront à l’image de ce qu’en 1981 Baudrillard exprimera comme un simulacre, « une liquidation de tous les référentiels » (Simulacres et simulations).

Heureusement qu’à l’opposé du simulacre, il est des Pierre Chany, ancien résistant, conscience du XXe siècle cycliste: «Depuis sa création en 1903, le Tour nous paraît immuable, grand et grandiloquent, mythique et mystique. Nous ne pouvons le comprendre qu’en l’installant dans les pas de l’histoire, avec un grand H, pour l’incarner dans quelque chose de plus grand que nous.» C’est sûrement pour cela, précise Ducoin, que depuis la naissance du Tour, et plus encore depuis 1936 et les congés payés, les Français «font allégeance au rendez-vous de juillet en tant que dernier terrain d’expression collective authentiquement populaire.» Ou, pour l’exprimer comme le philosophe Robert Redeker, la grande boucle est une incarnation de la France, «il partage avec Michelet et le nationalisme de gauche l’idée de la France engendrée par la Révolution. Il répand le sentiment d’une consistance charnelle de la France, un nationalisme de chair.»

Autant Ducoin admire sans réserve le champion exceptionnel («les hommes à vélo ressemblent à ce qu’ils sont», écrit-il), autant il n’éprouve guère de sympathie pour l’homme, «conservateur réac». Hinault fut vraisemblablement le plus formidable athlète de l’histoire du cyclisme. Comme Coppi, il avait des fémurs démesurés par rapport à ses tibias. Il avait la puissance lombaire d’un Anquetil et un VO2 max record inégalé de 97 (celui d’un homme jeune et en bonne santé est de 45). Il nourrira sans peine la machine à fantasmes qu’est le Tour de France, alors qu’un Armstrong ou un Indurain avaient un tout petit peu plus de charisme qu’une porte de prison. Mais, comme Muhammad Ali, Hinault a «un désir, un rêve, une vision». Son talent est plus fort que sa technique. Et puis il va profiter (et en plus ça rime) du dernier mythe de la France industrielle: la Régie Renault, avec «le lien quasi charnel qui l’unit aux Français». Demandez aujourd’hui à votre voisin de palier qui est le propriétaire de Renault. Cela lui sera aussi facile que de déterminer qui possède les équipes cyclistes Movistar Team, Canondale ou Orica GreenEdge.

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Lorsqu’Hinault se fracasse quelques centaines de mètres avant l’arrivée à Saint-Etienne, les pouvoirs publics ont laissé mourir la Manu, le commanditaire phare de l’équipe de football mythique de l’époque. Feuilleter ses catalogues revenait à stimuler une mémoire personnelle et collective, enchanter l’imaginaire de nos lares, faire revivre les objets de nos vies. En 1973, 4000 salariés de la Manu produisent 30000 machines à coudre Omnia et 80000 fusils. Six ans plus tard, la société est mise en règlement judiciaire. En 1985, l’entreprise est liquidée, totalement abandonnée par le pouvoir qu’on appelle pas encore “solférinien”. A la même époque, Peugeot-Talbot avait annoncé sa volonté de supprimer 8 000 emplois. Même la CFDT s’était mobilisée. C’était tout dire… L’équipe cycliste Peugeot était la dernière grande équipe professionnelle dont le commanditaire avait vendu des vélos depuis 1905. Elle fut dans les années 60, l’équipe de Merckx ; dans les années 70, l’équipe de Thévenet, dans les années 80, celle de Millar, de Duclos-Lassalle, de Sean Yates. Malheureusement, les salariés des autres entreprises automobiles ne se mobilisèrent pas à la hauteur de l’enjeu. Le patron Calvet, proche de Giscard, encouragea un syndicat de nervis, jaunes comme le maillot du Tour, qui fit régner la terreur. Pour faire oublier leur trahison en matière sociale, les socialistes amusèrent la galerie avec SOS Racisme, une association au nom tellement ambigu (fallait-il lancer un SOS contre le racisme ou pour le racisme?).

Question superfétatoire: Hinault s’est-il dopé? Comme Poulidor, Hinault n’a jamais triché. Comme Poulidor, il possédait un moteur de Ferrari quand les autres roulaient en Picasso. Il n’a certainement jamais eu besoin de “saler la soupe”, d’autant qu’à l’inverse d’Edouard Louis Joseph, baron Merckx, il ne voulait pas tout gagner, alors qu’il aurait pu. Et avec encore plus de panache que le citoyen de Tervuren. Elevant le débat, Ducoin propose une réflexion politique sur le dopage: «Le dopage, qui épouse quasi mécaniquement l’évolution de la société, ruine toute conception d’égalité. Les inégalités se sont creusées dans le cyclisme aussi. On connaît l’histoire: les plus fortunés disposent des meilleurs produits à la mode; l’ascenseur social monte moins aisément au septième ciel […].» Je me souviens avoir rencontré en 1998 un commercial de Festina au moment du scandale du même nom. Je lui dis: «Ça cogne pour vous en ce moment.» Il me répond: «Pas du tout! La popularité de Virenque et ses pleurs en direct à la télé, tout cela nous fait une pub’ d’enfer."


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Bref, Hinault acheva sa carrière dans la France des années fric, dont Jean-Emmanuel Ducoin dresse un portrait bien sombre: «Une épreuve sportive pour titans, un racheteur d’entreprises manipulateur, un président qui se tournait le dos lui-même, une brassée de roses fanées tendues par des Brutus et des Judas de la gauche, une génération qui se prétendait morale pour mieux cacher sa vilénie politique et ses goûts de caviar et de lambris dorés.»
Moins de panem, plus de circenses.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Voilà qui est bien mérité, cher JED. Bravo pour tes écrits.
JM