Quand elle aborde ses classiques oniriques, la géographie du
Tour, soumise à la nécessité épique de l’épreuve, forme la figure principale de
langages poétiques qui donnent à lire un monde dans les lentes concrétions des
vertus positives du champion. Avec l’ivresse des cimes, parce que la course s’y
dispute à la force de l’apesanteur et du vertige, les éléments et les terrains
hostiles se personnifient. La nature s’humanise ; et les hommes en
souffrance se «naturise». Hier, entre La Mure et Serre Chevalier, les 172
rescapés de la Grande Boucle se sont confrontés à une fameuse trilogie
alpestre, absorbés par cette tautologie panoptique des sommets alentours.
Tout débuta vraiment par le col de la Croix de Fer (HC, 2067 mètres, 24 km à 5,2%,) : nous pénétrâmes dans les hautes sphères du Tour pour entamer les montagnes sacrées présentées comme «juges de paix», censés régler le conflit qui se jouait à coups de secondes. Il y eut quelques gouttes de pluie, un peu de vent frais, et Alberto Contador passa à l’attaque, à l’orgueil, tentant de renouer avec la fougue de sa jeunesse, abusant de ses déhanchements si caractéristiques. Une échappée d’une trentaine d’unités s’était formée, avant de s’éparpiller, puis se disloquer. A l’arrière, avec trois minutes de passif, le groupe maillot jaune, sévèrement élimé, comptait trente-six coureurs. A l’instant même où le Français Thibaut Pinot abandonna, tournant le dos à ce Tour 2017 vécu à l’envers – mais était-ce encore un fait de course? –, et où le porteur du maillot vert, Marcel Kittel, victime d’une chute, l’imitait, nous balancions entre un sentiment de candeur et l’exacte connaissance des exigences de la compétition, impitoyables révélateur des faiblesses humaines.
Tout se poursuivit par le col du Télégraphe (première cat., 1566 mètres, 11,9 km à 7,1%): dans cette rampe de lancement vers le Galibier, nous touchions du doigt le travail de fond. L’écart entre le groupe Contador (dont plusieurs Français, Gallopin, Feuillu, Moinard) et celui de Froome atteignit 4 minutes. Les positions se figèrent.
Tout débuta vraiment par le col de la Croix de Fer (HC, 2067 mètres, 24 km à 5,2%,) : nous pénétrâmes dans les hautes sphères du Tour pour entamer les montagnes sacrées présentées comme «juges de paix», censés régler le conflit qui se jouait à coups de secondes. Il y eut quelques gouttes de pluie, un peu de vent frais, et Alberto Contador passa à l’attaque, à l’orgueil, tentant de renouer avec la fougue de sa jeunesse, abusant de ses déhanchements si caractéristiques. Une échappée d’une trentaine d’unités s’était formée, avant de s’éparpiller, puis se disloquer. A l’arrière, avec trois minutes de passif, le groupe maillot jaune, sévèrement élimé, comptait trente-six coureurs. A l’instant même où le Français Thibaut Pinot abandonna, tournant le dos à ce Tour 2017 vécu à l’envers – mais était-ce encore un fait de course? –, et où le porteur du maillot vert, Marcel Kittel, victime d’une chute, l’imitait, nous balancions entre un sentiment de candeur et l’exacte connaissance des exigences de la compétition, impitoyables révélateur des faiblesses humaines.
Tout se poursuivit par le col du Télégraphe (première cat., 1566 mètres, 11,9 km à 7,1%): dans cette rampe de lancement vers le Galibier, nous touchions du doigt le travail de fond. L’écart entre le groupe Contador (dont plusieurs Français, Gallopin, Feuillu, Moinard) et celui de Froome atteignit 4 minutes. Les positions se figèrent.
Et tout s’acheva par le géant des géants, le col du Galibier
(HC, 2642 mètres, 17,7 km à 6,9%): les Forçats se confrontèrent à une altitude
anormale. L’oxygène se raréfia. Le «toit» du Tour, franchi pour la cinquante-neuvième
fois, proposait une revanche aux hommes sans chair. A tout «monstre» de Juillet
s’agrège un épique phénomène: dans la grandiose nudité de ce décor, il fallait
des valeurs époumonées, de l’élégance et même une certaine dignité pour honorer
le juste reflet de cette légende où, un jour ou l’autre, les plus grands
laissèrent leurs empreintes. Lorsqu’il terrassa le monstre sacré en pénétrant
par effraction dans une autre dimension, le 10 juillet 1911, le pionnier Émile
Georget, avec sa casquette à visière, ne savait pas qu’il inaugurait une longue
lignée. «Ça vous en bouche un coin!», éructa-t-il aux rares témoins de
cette scène homérique. Eugène Christophe, lui, s’exclama en colère: «Ce
n’est plus du sport, ce n’est plus une course, c’est du travail de brute!»
Un peu plus d’un siècle après, les «brutes» entamèrent
l’ascension hors norme. Ce fut une petite lessive. Devant, il ne restait que
cinq fuyards autour de Contador, dont le Slovène Primoz Roglic (Lotto), qui
s’évada littéralement dans les pentes abruptes pour venir quérir, en solitaire,
une victoire de prestige. Derrière, Chris Froome, flanqué de trois équipiers,
puis du seul Mikel Landa, semblait contrôler une mini-troupe. Nous étions en
alerte, souffle court, étonné que le maillot jaune parvînt à ce point à créer
un style sous l’égide de la domination passive. Qu’attendaient Fabio Aru, Rigoberto
Uran ou Romain Bardet? A quatre kilomètres du sommet, le Français planta un
démarrage. Puis un deuxième. Puis une troisième, dans les ultimes lacets. Nous
vîmes l’hystérie d’une foule compacte. A chaque fois, Froome prit la roue, sans
trop puiser dans son épure, tandis qu’Aru montra des signes de lassitude, avant
de céder. Après 28 kilomètres de folle descente, tous les fuyards (sauf Roglic)
furent mangés par Uran, Froome, Barguil, Landa et Bardet. Sur la ligne,
l’Italien Fabio Aru accusa un retard d’une trentaine de secondes et céda sa
place de dauphin à Bardet et Uran, désormais classés ex aequo au général, à 27
secondes de Froome… Ainsi, il nous faudra attendre l’arrivée à l’Izoard,
aujourd’hui, au-dessus de la Casse Déserte, à 2360 mètres d’altitude. Bardet
avait prévenu depuis plusieurs jours: «Tout
se jouera là.»
Hier soir, dans la vallée de Serre-Chevalier, en levant les
yeux vers le massif des Ecrins, vers La Meije et son «Doigt de Dieu», le
chronicoeur jeta un œil sur une photo jaunie. Le visage d’outre-tombe d’Émile
Georget. De tout temps, ces héros-là ne doivent leur place qu’à la puissance de
leur courage, à l’usage intelligent de leurs corps élevés en poésie, fût-elle
souffrante. Les langages des hommes et des lieux. Jamais réduits, ici, à une «simple»
géographie. Et elle-même rehaussée par autre chose que de «simples» cyclistes.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 20 juillet 2017.]
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