La victoire de Bauke Mollema. |
L’art du Tour se compose d’une double expérience. Celle de l’isolement intérieur provoquée par une forme de désorientation («où étions-nous hier», «où allons-nous demain?»), associée à celle d’un exil collectif qui serait tout le contraire d’un cheminement sans but («où est le roadbook?»). Hier, entre Laissac-Sévérac-l’Eglise et Le Puy-en-Velay (189,5 km), après avoir franchi les Vosges, le Jura et les Pyrénées, le peloton attaquait les plateaux du Massif Central sous une belle chaleur. Nous n’avions qu’un mot en bouche, qui valait toutes les onomatopées: «Déjà!» Ce parcours de moyenne montagne grimpait dès sa première heure, avec la montée de Naves d'Aubrac (première cat., 8,9 km à 6,4%). Cinq courageux partirent en éclaireurs, tous rejoints par une énorme patrouille de vingt-trois baroudeurs, dont les Français Warren Barguil et Thibaut Pinot.
Le matin, dans l’Equipe, Romain Bardet jouait le régional de l’étape. «Je vais être très fier de rouler sur des routes où il m’arrive de m’entraîner, il y aura peut-être une occasion, ça peut être tout l’un ou tout l’autre», expliquait-il. Le danger était partout, dans les moindres plis du tracé, quitte à semer des embûches qui ne se paient qu’à coups de secondes. Pour les lecteurs férus – à juste titre – de la seule version «papier» du l’Humanité, qui ne consultent ni le site internet ni le blog du chronicoeur, il s’avère impossible de résumer les tréfonds d’une course qui, depuis quatre jours, a vécu des événements en pagaille. Des victoires françaises prestigieuses (Bardet, Barguil), l’étonnante et éphémère perte de pouvoir de Chris Froome à Peyragudes, la défaillance stupéfiante de Fabio Aru dans une côte de 570 mètres à Rodez, les interrogations sur la stratégie des Sky, etc. Le tout offert, côté suspens, sur un plateau d’or: sept coureurs se tiennent en deux minutes au classement, quatre en moins de trente secondes… Rendez-vous compte. Le général nous enseigne cette simple vérité: ce Tour présente le podium provisoire le plus serré de toute l’histoire. Le précédent record au même stade de l’épreuve datait de 1951: il y avait trente-deux secondes Hugo Koblet, leader, et Raphaël Géminiani, troisième.
Le Tour? Un monde en marche aux enchevêtrements historiques
infaillibles. Ainsi, au kilomètre 122, près de Langeac, nous vîmes non la bête
du Gévaudau mais une vaste fresque dressée sur la tour d’un château en l’honneur
de l’immense journaliste Pierre Chany (1). La nostalgie reste mère nourricière
du peuple du vélo: la mention s’imposait donc… Et puis, les coureurs entamèrent
le col de Peyra Taillade (8,3 km à 7,4%), un inédit, dont le sommet culminait à
31,5 kilomètres de l’arrivée. Après tant de souffrances accumulées en quinze
jours, l’acte cycliste atteignit ici l’essence même du tragique caché. Nous
pensions aux mots de Bardet: «Le Tour est
un grand jeu de patience. C’est dur pour tout le monde, et quand c’est dur, c’est
la tête qui prend le relais.»
A l’avant, avec neuf minutes d’avance, la partie était
gagnée pour les fuyards, du moins pour l’un d’entre eux. Le héros du jour, qui
vint venger tous les échappés vaincus jusque-là, fut le Néerlandais Bauke
Mollema (TFS). Mais ce fut dans le peloton maillot jaune, bien dégraissé, que
les choses prirent une tournure fascinante. Dans une descente avant le col de
Peyra Taillade, les équipiers de Romain Bardet imprimèrent un train d’enfer. Alors?
Chris Froome eut un problème mécanique. Il s’arrêta, chipa une roue arrière à
un autre Sky, puis repartit. Et tout devint fou! Un mano à mano somptueux
débuta. Le Britannique, d’abord flanqué de Nieve, puis de Landa, revint à la
pédale, au prix d’un effort violent, impressionnant plutôt. Il combla cinquante
secondes en quelques kilomètres d’ascension. Nous attendions dès lors l’attaque
de Bardet. Elle arriva. Trop tardivement. Le groupe se reforma avant le sommet,
puis se figea. Il nous faudra désormais patienter mercredi prochain, dans les
Alpes. Bardet a prévenu: «Dès le
Galibier, toutes les faiblesses vont être exacerbées.» Une façon virtuose
d’annoncer le chaos?
Hier, vers 18 heures, au bord de La Borne, la rivière ceinturant
le Puy, le chronicoeur percevait comme une onctuosité qui se devinait dans les
ondulations gustatives des spécialités locales. Dominés par l’église
Saint-Michel d’Aiguilhe, qui domine tout le paysage et s’impose sur toutes les
cartes postales, nous partageâmes lentilles et crèmes à la verveine, bercés par
les eaux douces, quelques cris de moutons et même ceux d’une poule faisane. Au
même moment, Chris Froome descendait du podium. Ressentait-il de la désorientation,
de l’exil? Ou pas encore?
(1) Pierre Chany, né en
1922, mort en 1996. Il fut FTP, journaliste à Front national (journal issu de
la Résistance), puis à Sports et Ce Soir (appartenant au PCF), puis à l’Equipe.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 17 juillet 2017.]
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