Sur les routes du Tour, la maîtrise du temps a quelque chose du genre majeur qu’aucun récit, dans son exigence ténébreuse de macération, ne saurait ignorer. Les «grands», les «seigneurs», quels qu’ils furent dans l’Histoire ancienne ou récente, se retrouvèrent un jour ou l’autre dans une circonstance de « calcul » comme seul fruit des circonstances. Nous pouvons reprocher à Chris Froome sa part de panache amputée. Pas sa maîtrise. Ni son talent pour maintenir sa ligne de conduite, quitte à occire ce bout de légende sur laquelle il prétend ériger son culte cycliste. Il n’a pas remporté d’étape? La belle affaire, puisqu’il vient d’entrer dans le Panthéon de la Petite Reine en signant sa quatrième victoire (1), sans jamais avoir fléchi à la régulière. Il a juste créé un style assez mécanique mais bien huilé, placé sous l’égide de la domination passive.
Une stratégie ultrapensée et préparée, qu’il assumait parfaitement, samedi, à Marseille, lors de la traditionnelle conférence de presse façon bilan. «À partir de l’étude du parcours, il y a toujours eu l’idée de se consacrer aux trois semaines du Tour, pas à une étape, expliquait-il. Je connaissais la nature du Tour cette année, ce qu’il fallait faire pour réussir sur la durée. L’idée n’a jamais été de tout faire exploser lors d’une seule étape.» Et il ajoutait, comme s’il fallait oublier l’aristocratie du panache et se vouer à la gestion théorique, ce qui dénote une certaine forme d’intelligence: «Sur le Tour, on souffre à chaque fois. Mais c’était sans conteste le plus serré. Je n’ai jamais été sûr de la victoire jusqu’au dernier chrono. Chaque année, c’est de plus en plus difficile. Je me sens plus vieux, j’apprends chaque année et je me développe en tant que coureur. Je suis plus complet. Je peux encore progresser tactiquement.»
Romain Bardet devrait s’inspirer de cette dernière phrase… Depuis que le Français s’est installé dans les mémoires collectives, l’an dernier, en réalisant un véritable exploit vers Saint-Gervais Mont-Blanc, lorsqu’il renversa le podium en s’installant dans la position du dauphin légitime, les espoirs de franchir un échelon supplémentaire en 2017 avaient germé dans toutes les têtes – y compris, croyez-nous, dans celles des Sky. Bien sûr, le leader des AG2R-LM, à 26 ans (Froome a gagné son premier Tour à 28 ans) a changé de dimension après ces trois semaines. Il s’inscrit désormais dans la filiation des audacieux capables de dynamiter les événements, tout en continuant de conquérir les cœurs. Il a porté à lui seul et plutôt dignement les espoirs de nous trouver, enfin, un successeur à Bernard Hinault (1985). Puis il a flanché, dans le chrono de Marseille, au-delà de l’imaginable. «Je manque un peu de recul pour analyser les choses sereinement, racontait-il, abattu et suffocant. Il y a eu beaucoup d’émotions trois semaines durant. Ça a été trop dur aujourd’hui (samedi). Je me suis battu plus avec ma tête qu’avec mes jambes. La montée vers Notre-Dame de la Garde était un vrai supplice.» Et il ajoutait, lucide: «Je suis excité à propos du futur. Je sais que je peux progresser beaucoup, particulièrement dans le contre-la-montre, même si ce n’est pas la façon dont j’aime courir à vélo. J’en ai payé le prix fort. Ça va me mettre un bon coup de boost pour m’investir un peu plus. C’est à moi de faire davantage d’efforts. L’an dernier, j’avais acquis le podium en faisant une grosse étape, en étant plus suiveur le reste du temps. Cette année, ce fut construit différemment.»
Ainsi, le cyclisme français reste une métaphore de la patience. Depuis les podiums de Jean-Christophe Péraud et de Thibault Pinot en 2014, le potentiel tricolore fissure un peu plus un peloton qui adorait jadis voir les Français jouer les utilités. Quels meilleurs symboles que Romain Bardet et Warren Barguil, maillot à pois 2017, à qui il faudra accorder du crédit pour la quête du maillot jaune dès l’an prochain? Sans oublier les Rolland, Alaphilippe (absent), Démare ou Bouhanni, qui, ensemble, formeraient une sorte de dream-team tout terrain s’ils se coalisaient. Le nouveau sélectionneur de l’équipe de France, Cyrille Guimard, annonce même «au moins deux nouveaux cracks d’ici cinq ans». De quoi rêver. D’autant que l’absence de «baston» quotidienne entre les leaders nous a enseigné quelque chose: le nivellement des valeurs ne tient plus du mirage. La charge aveugle du dopage scientifique a baissé d’un côté; la charge modérée de l’«aide médicale» a augmenté de l’autre. Bilan, les favoris se jaugent d’un rien. C’est difficile pour le «spectacle» télévisuel, mais le chronicœur, qui achève son vingt-huitième Tour, se permet de rappeler à tous que nous avons été très mal habitués avec les années Armstrong et les orgies de métamorphoses aberrantes… «Mes performances résisteront à l’épreuve du temps», prophétisait Chris Froome avant le départ de Düsseldorf. «Ce sont la prise de risque, la dose de folie et la spontanéité qui font la différence», expliquait pour sa part Romain Bardet. C’était il y a trois semaines…
(1) Cet exploit le classe dans la catégorie des seigneurs qui ont remporté au moins quatre Tours (puis toujours un cinquième d’ailleurs) : Anquetil, Merckx, Hinault et Indurain (sachant qu’Armstrong a été rayé des tablettes).
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 24 juillet 2017.]
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