Lorsqu’il visite l’une de ces villes ayant le privilège de
l’accueillir comme l’un de ses fils putatifs, le Tour continue de nous troubler
parce qu’il nous parle d’un pays proche et d’un monde lointain. Le pays proche,
nous l’avons sous les yeux quotidiennement. Le monde lointain, nous le
possédons quelque part dans l’un des cortex de notre cerveau, il nous parle de
mélancolie historique autant que géographique, nous l’appelons «mémoire». Elle
puise son énergie, une fois l’an, de ses anciennes provinces, forte de
l’exemplarité de ses rites et coutumes, et de ces cités qui continuent
d’honorer sa légende. Hier, Pau a reçu la Grande Boucle pour la soixante-dixième
fois. Sur les coins de rue, amassée, la foule des habitués comme celle des
ingénus racontait les annales de la France plurielle, heureuse de se regarder
passer elle-même. Aussi, quand tout au fond de la rue Michelet, avant
d’atterrir à folle allure devant la place de Verdun, l’Allemand Marcel Kittel
(QST) remporta sa cinquième étape, nous pensions follement à l’onirisme de cette
course qui forgea des destins insensés dont nous nous transmettons, d’une
génération à l’autre, le brûlant souvenir. En rêvassant devant le palais
Beaumont, où se situait la salle de presse, le chronicoeur crut ainsi voir pour
tout horizon l’ombre portée d’un des fils privilégiés du Tour, vainqueur
d’étape précisément à Pau en 1947 (un 13 juillet!), et surtout vainqueur de
l’épreuve la même année: Jean Robic (1).
A cette évocation, il nous fallut croiser le chemin de
l’écrivain et enfant du pays, l’ami Christian Laborde, familier de la Fête de l’Humanité, grand connaisseur de la
petite-reine et des personnages tutélaires qui composent sa constellation. Et
puisqu’avec les littérateurs du Tour il n’y a jamais de hasard, ce conteur de
mots à l’accent emprunté à Nougaro (il était son ami) vient de publier «Robic
47», aux éditions du Rocher. Il y narre, sous un mode intime, un monde qu’on
croyait dissolu. Si Laborde a acquis l’art cycliste dans la cuisine de son
enfance, à Aureilhan, près de Tarbes, où il découvrit les épopées de la bouche
de son père, il partait chaque juillet, en famille, dans les cols pyrénéens,
pour y applaudir Anquetil ou Poulidor, Bahamontes ou Gaul. La passion,
conjuguée à la plume d’orfèvre, fut donc taillée dès l’adolescence. «J’ai toujours été hanté par le Tour 1947,
et par son vainqueur, dont le nom claque en deux syllabes dans notre patrimoine,
Robic. Il faut bien articuler, Ro-bic!», raconte l’écrivain. «Ce Tour 47 est inoubliable, d’abord parce
qu’il concerne notre cher et vieux pays: c’est le premier Tour d’après-guerre,
le Tour de la France libérée. Et Robic ressemble à la France de l’époque. Il
est aussi cabossé qu'elle, il a vécu l'exode, connu le rationnement, il s'est
caché pour échapper au STO, il a renseigné la Résistance. Il a été un héros
français avant de devenir un héros sur le vélo.»
Une anecdote témoigne de l’époque. Avant le départ de cette
édition incertaine, Jean Robic osa une promesse à celle qui venait de devenir
son épouse. «Je suis pauvre, le Tour sera mon cadeau de mariage!», lui déclara-t-il à la mairie. Robic, escaladeur
de poche plutôt disgracieux, allait tenir son serment malgré un parcours semé
d’embûches, de coups tordus et des drames en pagaille. Le Tour de la France
libre n’était-il pas destiné à René Vietto, deuxième en 1939, le dernier avant
l’occupation? Notre Vietto, aimé et adulé, qui avait perdu injustement
l’édition de 1934 et dont l’aura avait été renforcée par les épisodes
dramatiques de la Résistance, lui qui ne cachait pas ses sympathies communistes
et qui fut longtemps le chroniqueur de l’Humanité, qui l’appelait «notre camarade». Mais en 1947, il ne termina
que cinquième après avoir porté le maillot jaune durant dix jours. Et Jean
Robic lui ravit cette parcelle de gloire bien méritée. «On s’est toujours moqué de Robic, explique Christian Laborde. Même l’équipe de France n’avait pas voulu de
lui et il avait été sélectionné dans l’équipe de l’Ouest, lui le Breton
d’origine. Tous ignoraient la promesse de Robic, sa ténacité, son endurance, les
talents incroyables de grimpeur de ce vilain petit canard des cycles qui, du
haut de son 1,61 m, a dicté sa loi à tous les héros sur les routes défoncées
d'un pays en ruines.»
Hier soir, à l’invitation de Christian Laborde, le
chronicoeur erra dans les rues de Pau. Car l’écrivain est également l’un des organisateurs
de «La pente est peinte», une fresque éphémère réalisée par dix étudiants de l’École supérieure d’art des Pyrénées. Sur
l’avenue Napoléon Bonaparte, d’où les coureurs s’élanceront ce jeudi, ont été
tracés les noms des 59 vainqueurs d’étape dans la cité paloise. Le Tour
a de la mémoire.
(1) Il était né en 1921 et mort en 1980, dans un accident de la route.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 13 juillet 2017.]
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