Le bain des émois du Tour nous plonge périodiquement dans
les remous de la raison. Les polémiques vécues en mondovision en témoignent. Hier
encore, entre Vittel et la Planche des Belles Filles (160,5 km), alors même que
la première arrivée au sommet se dressait fièrement – nous allons y venir –, l’exclusion
la veille au soir de Peter Sagan occupait toutes les têtes et continuait de les
enflammer. Le comportement ambigu du Slovaque lors du sprint de Vittel, attesté
par son coup de coude à Mark Cavendish, classe-t-il désormais le crack du
peloton parmi les « bad boy » auxquels plus rien ne doit être toléré?
En somme, la décision de l’éjecter était-elle légitime?
Officiellement, Sagan aurait mis «en danger sérieusement» Cavendish – qui a dû abandonner en raison
d’une fracture de l’omoplate droite – et d’autres coureurs. Mais l’action
fut-elle intentionnelle, ce qui légitimerait cette sanction suprême? Autant
dire que nous ne le saurons jamais, puisque l’intéressé le dément avec vigueur.
Hier matin, tout à côté du village départ, le double champion du monde a d’ailleurs
usé de son droit à la parole, devant une forêt de micros. Les cheveux hirsutes
et une barbe de quinze jours, la star des réseaux sociaux paraissait méconnaissable
en tenue «civile», comme hors de son élément quotidien, comme s’il réduisait son
existence au statut de résidu, de pestiféré, lui qui ne jouissait jusque-là que
d’acclamations, de bitures festives et de piédestaux. «Je n’ai rien fait de mal dans le sprint», a-t-il martelé avec
une espèce d’expression de contrition affectée. L’anachorète cherchait sa ligne
de défense: «Qu'est-ce que je peux faire?
Je peux simplement accepter la décision du jury, mais je ne suis pas d'accord! Ce
qui est mauvais, c'est la chute de Mark (Cavendish). Il est important qu'il
puisse se rétablir. Je suis désolé pour ça. Vous l'avez tous vu, c'était un
sprint fou. Ce n'est pas le premier et ce ne sera pas le dernier.» Cherchant
autour de lui ce qui pouvait bien lui manquer, nous vîmes alors sa langue se
mouvoir et sa mâchoire béer sans produire le moindre son. Tout était dit, à la
vitesse d’une arrivée massive. Fait unique pour lui, Sagan, 27 ans, quittait la
Grande Boucle avant son terme. Pour mémoire: lors de ses cinq premières
participations, il avait ramené à chaque fois le maillot vert à Paris. Ceci
explique sans doute la réaction de Marc Madiot, le patron de la FdJ: «Si ce n’était pas lui, on ne se poserait
même pas la question!» Les organisateurs, qui, dit-on, ne partageaient pas
l’avis des commissaires, apprécieront…
Et puis la course, qui ne s’évalue qu’à travers l’attirail
quantificateur des classements, reprit son usage courant. Il était 16h30 quand nous
oubliâmes un peu le sort d’un Slovaque éploré pour éviter de confondre l’action
avec sa trace. Le Tour entrait dans une phase autrement spectaculaire avec l’arrivée
sur les hauteurs de La Planche des Belles Filles (5,9 km à 8,5%). Place aux ascensionnistes. L’enfant du pays,
Thibault Pinot (FdJ), qui vit à quelques kilomètres, à Mélisey, avait prévenu: «Depuis que je suis tout petit, je l'ai
montée peut-être une cinquantaine de fois, c'est une montée où tu n’as pas le
temps de te poser, c'est vachement irrégulier, c'est ça qui fait mal.» Tandis
que les six échappés du jour, parmi lesquels Thomas Voeckler (DEN), rendaient les
armes dès les contreforts, l’avant-garde du peloton entama à très vive allure une
véritable course de côte. Les anfractuosités du peloton devinrent béantes. Déjà
victimes, Warren Barguil… et Pinot, récent quatrième du Giro, une contre-performance
qui confirmait ses propos: «Je sais très
bien que je n'ai pas la condition pour faire un Top 5. Donc je préfère perdre
du temps pour me faire plaisir et faire de belles choses sur le reste du Tour.»
Entre les favoris, il nous fallut attendre les deux derniers
kilomètres pour entrevoir quelque chose. Très précisément quand l’Italien Fabio
Aru (Astana) décida de s’extirper du groupe pour venir quérir une victoire de
prestige et, pourquoi pas, défier officiellement le tenant du titre. Derrière, Chris
Froome (Sky) plaça deux accélérations et rappela à tous que son corps, annoncé
défaillant cette année, avait toujours cette sourde faculté à produire de l’effort.
Geraint Thomas, légèrement décramponné, cédait volontiers le maillot jaune à
son leader, finalement troisième de l’étape derrière Dan Martin. Signalons que
Richie Porte (BMC), quatrième, se montra à la hauteur, tout comme Romain Bardet
(ALM), cinquième. Ce qui ne fut pas le cas de Nairo Quintana (Movistar), qui
concède 14 secondes à Froome, déjà installé aux commandes.
Bref, pas de quoi nous extasier ni de tutoyer la légende. Ici
pourtant, on raconte que la Planche des Belles Filles doit son nom à la fuite
collective et désespérée de la population féminine de la vallée qui voulait
échapper à un massacre pendant la Guerre de Trente Ans, entre 1618 et 1648. Les
femmes et les filles des paysans des vallées locales auraient dévalé les pentes
du Ballon d'Auxelles pour se jeter dans un étang aux eaux noires. Un autre bain
des émois, disons plus mythologique que celui de Peter Sagan…
[ARTICLE publié
dans l’Humanité du 6 juillet 2017.]
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