Le triomphe de Romain Bardet... |
Quelque chose d’irréel. D’intemporel aussi. De l’ordre de l’irrationnel, pour ceux du moins qui n’entendent rien aux effluves des cimes éternelles – nous parlons là des vraies montagnes, celles qui disposent de tout, des hommes comme du climat. Ce jeudi 13 juillet au matin, un crachin presque grand-breton s’époumonait sur Pau et humidifiait la ligne de départ et les corps qui s’y ébrouaient. Et tandis que les parapluies emportaient les foules sous des nuages grisâtres, menaçants, les suiveurs regardaient au loin l’horizon, tout là-bas vers le sud, en se demandant sérieusement ce qu’il adviendrait du peloton – surtout de ses favoris – à l’heure d’affronter les Pyrénées et d’en découdre vraiment.
Rendez-vous compte. A peine trois heures plus tard, le chronicoeur déboulait dans l’immense toile de tente, autrement dit la salle de presse plantée à 1580 mètres au sommet de Peyragudes, et il fut accueilli par un soleil si accablant qu’il brûlait les peaux et attisait les nerfs. Un lumineux ciel bleu. Un paysage à couper le souffle. Les coureurs pédalaient depuis déjà un bon moment et il leur fallut patienter 15 heures, soit à environ 60 kilomètres de l’arrivée, pour qu’enfin ils quittent les rudesses de la pluie pour s’installer, progressivement, dans de simples brumes de chaleur. Plus ils s’enfonçaient entre Haute-Garonne et Hautes-Pyrénées, plus plafond bas les ignoraient. A l’avant, les fuyards du jour – sorte d’éclaireurs de l’inutile? – étaient d’abord douze: Stephen Cummings (Dimension Data), Cyril Gautier (AG2R), Diego Ulissi (UAE Emirates), Michael Matthews (Sunweb), Koen De Kort (Trek), Nils Politt (Katusha), Stefan Kueng (BMC), Thomas De Gendt (Lotto Soudal), Julien Simon (Cofidis), Jack Bauer, Marcel Kittel (Quick Step) et Imanol Erviti (Movistar). Inutile de préciser que certains des «gros culs», comprendre les routiers-sprinteurs, rendirent l’âme dès que la route s’éleva. Et dans le genre, les rescapés du Tour étaient servis. Le patron de l’épreuve, Christian Prudhomme, présentait ainsi le parcours proposé: «L'étape la plus longue du séjour pyrénéen impose un enchaînement particulièrement exigeant. Au fil des kilomètres, cela se corse avec l'ascension du col de Menté (première cat., 6,9% à 8,1%) avant de devenir ultra-sélectif dans la montée du Port de Balès (HC, 11,7 km à 7,7%) pour se transformer en supplice pour les mollets dans le final revisité de Peyragudes (col de Peyresourde, première catégorie, 9,7 km à 7,8%, puis la montée finale, 2,4 km à 8,4%). Dans le dernier kilomètre, sur la piste de l'unique altiport des Pyrénées, se dresse sur 200 mètres un passage à 16%. Le cadre est absolument grandiose. C'est quelque chose de jamais vu dans l'histoire du Tour!» Pour un peu, on aurait pu croire que Prudhomme se réjouissait par avance de la souffrance d’autrui. Erreur. Ces mots n’étaient mus que par l’impatience d’assister à un spectacle grandiose – en un théâtre naturel non moins hors-normes.
Comme d’ordinaire, nous attendions beaucoup. En résumé: il ne se passa strictement rien jusqu’au Port de Balès (1755 m), dont le sommet culminait à 30,5 kilomètres du but. Dans le groupe maillot jaune, les Sky de Froome menaient le train sans trop forcer l’allure, contrôlant à juste distance les échappés désormais éparpillés, qui ne possédaient plus que quatre malheureuses minutes d’avance. Maudit chronicoeur, direz-vous: dans son apprentissage du Tour en altitude, il n’aime rien tant que les ascensionnistes qui recherchent quelque chose qui les dépasse, quand ils osent se jouer des topographies ingrates et tentent d’en domestiquer les dangers, d’en braver les frontières.
Nous
traquions donc de ces récits qui font mémoire commune et qui, le soir venu,
nourrissent les fins de repas. Nous manquions de pyrénéistes de la haute,
capables de dézinguer le scénario écrit à l’avance par les casques jaunes bien ordonnés.
En somme, nous espérions ce moment, puisque, à priori, les coureurs venaient de
quitter la foire aux vanités pour cheminer dans une zone de vérité où chaque
souffrance se sculpte différemment. Imaginez d’ailleurs la scène en salle de
presse: quand Alberto Contador (Trek) plaça une attaque (en vain,
précisons-le), des dizaines de journalistes se mirent à applaudir, sans qu’on ne
sache très bien si cette pulsion assez ridicule était un signe de moquerie ou d’enthousiasme…
Ne soyons pas injustes. Les choses allaient bien survenir tôt
ou tard. Il y eut ce tout-droit de Chris Froome, de son coéquipier Mikel Nieve
et de Fabio Aru dans un rond-point, les trois perdus au milieu de camping-cars,
dans le bas de la descente du Port de Balès. Puis, il y eut la terrible défaillance
de Nairo Quintana (Movistar). Appelons cela un «éclat» sans surprise : le
Colombien conjugue l’errance à tous les temps depuis le Giro. Sous l’éclat du
soleil enfin triomphant, le groupe des meilleurs fondit à mesure que le goudron
se décollait au passage des boyaux. Les Sky augmentèrent la cadence et
provoquèrent une sorte de sélection «évolutive» que ne renieraient pas les
Darwinistes du vélo. Devant,
seul rescapé de l’échappée du matin, mais trop seul au monde, le Britannique Stephen
Cummings (Dimension Data) en fit immédiatement les frais et rendit les armes à
huit kilomètres du sommet. Et puis? Au sommet de Peyresourde, toujours rien à
signaler entre les cadors.
Nous assistâmes
alors à une course de côte et de force, qui se dénoua en pleine allégresse dans
les trois cents derniers mètres, très précisément dans la partie la plus impressionnante
du mur final, avec ses passages brefs mais meurtriers à 16%. Fabio Aru
(Astana) gicla en premier, flanqué de Romain Bardet (ALM). Le cadenas des Sky sauta,
Froome avec. Ce que nous aperçûmes à cet instant précis ressembla à une épreuve
à l’arrachée, les uns et les autres s’harnachant et s’agrippant à leurs machines
pour les hisser au-delà d’eux-mêmes, comme s’ils voulaient les propulser au-devant
de leurs corps, tous à la limite de la rupture. Chris Froome montra de la lassitude,
et plus que cela encore, il donna l’impression de craquer physiquement, comme
si le temps le tirait en arrière tel un élastique invisible. La preuve? Il ne
prit que la septième place de l’étape, à 22 secondes, incapable d’accrocher les
roues de Romain Bardet, de Rigoberto Uran, de Fabio Aru, et même celles de Mikel
Landa, de Louis Meintjes, de Daniel Martin…
Dans la sauvagerie de l’effort terminal, le pyrénéiste le plus
costaud fut le Français Romain Bardet. A 26 ans, avouons-le, les excès
impossibles valent toutes les vertus. Et quand il se dressa sur les pédales,
s’élançant comme une respiration longtemps contenue, le visage rougi par la
prise d’air en apnée, le chronicoeur était alors rassuré sur son avenir immédiat.
La fin de l’innocence venait de s’incarner en lui, à moins que ce ne soit la
marque de la maturité des grands. La victoire d’étape s’offrait à lui, sans
parler, bien sûr, de la perspective crédible d’une destinée plus prestigieuse.
Dans cette séquence vécue en instantanée, si succincte, si
brève pourtant, l’Italien Fabio Aru déposséda Chris Froome de son maillot
jaune. Six petites secondes les séparent désormais au classement général,
sachant que Romain Bardet pointe lui à 25 secondes. Ce vendredi 14 juillet, jour
de Fête nationale de triste mémoire (l’an dernier), la Grande Boucle traversera
l'Ariège, le département au coeur des Pyrénées, dans sa 13e étape entre
Saint-Girons et Foix, courte (101 km), dense et montagneuse. De la sous-préfecture
à la préfecture, le parcours franchira trois difficultés classées en 1re
catégorie. Le col de Latrape, quelque peu surcoté, sera toutefois sensiblement
moins dur que le col d'Agnes (10 km à 8,2 %), un site préservé où volent les
rares gypaètes barbus. A partir de Massat, la route grimpera vers Péguère (9,3
km à 7,9%). Les trois derniers kilomètres, très raides (jusqu'à 18%), emprunteront
une voie étroite où la présence du public sera interdite pour raison de
sécurité. Le sommet, distant de 27 kilomètres de l'arrivée, précède une longue
descente, souvent en faux-plat, jusqu'à l'allée ombragée de Villote, les petits
Champs-Elysées de Foix. Lors de la dernière arrivée dans cette ville,
l'Espagnol Luis Leon Sanchez s'était imposé au terme d'une étape troublée par
le lancement de clous de tapissier sur la route en haut de Péguère. C’était en
2012. Sachez-le, la voiture du chronicoeur et de son acolyte de l’époque avait
également crevé. Dans son histoire plus que centenaire, on ne sait jamais d’où
vient l’irréel et l’intemporel du Tour. Parfois, il suffit de trois-cents
mètres…
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