Richie Porte, fracassé... |
En terres d’élévation, il y a parfois des façons de voir qui exigent de ne rien regarder, sauf dans le détail. Mais comment scruter des âmes cyclistes à l’heure de vivre une journée en enfer? En montagne, c’est sur la scène de leurs théâtres intérieurs que la réalité se raconte. Entre Nantua et Chambéry, avec l’unique trilogie hors catégorie de ce Tour 2017 (col de la Biche, le Grand Colombier et le Mont du Chat), le profil s’y prêtait. Tous les favoris avaient coché cette étape dans leur calendrier intime. «Le sommet de cette édition», selon Thierry Gouvenou, le directeur de l’épreuve et responsable des tracés. Ce dimanche, nous n’étions ni dans les Alpes ni dans les Pyrénées, mais bien dans le massif jurassien, meurtrier pour les désinvoltes qui aspirent à le dominer sans réfléchir.
Après trois difficultés mineures dans les quarante premiers kilomètres, propices au déclenchement d’une échappée au long cours (trente-neuf coursiers, dont Pinot, Rolland, Barguil, Voeckler, Gallopin, Chavanel, etc.), les coureurs progressaient dans le premier monstre du jour, le col de la Biche (10,5 km à 9%), sous l’ombre portée des plis nuageux du paysage. Les quelques gouttes de pluie annonçaient comme l’imminence de drames. Mais ce ne fut pas dans la montée que le premier se produisit. Dans la descente de la Biche, déglinguée et granuleuse, plusieurs chutes spectaculaires se produisirent. Il faut dire que les coéquipiers de Romain Bardet (ALM) avaient pris les devants du peloton et imprimaient un rythme à haut risque dans les lacets, ceux-ci préparant sans doute, sur leur terrain de chasse (1), une stratégie pour leur leader. Au moins deux des cracks du cyclisme mondial en furent victimes. Le Polonais Rafal Majka (Bora), qui tata bruyamment le bitume, parvint à repartir, abimé et rayé côté cuir. L’affaire fut plus poignante pour le coéquipier de luxe de Froome, Geraint Thomas, porteur du maillot jaune durant quatre jours. Parti à la dérive tout près d’une barre rocheuse, il resta au sol, le bras droit dans la position de l’écharpe, geste habituel du cycliste qui vient de dégringoler. Sanction rapide : fracture de la clavicule. Décision évidente: abandon. Quelques cris, aucune larme : le deuxième du classement général lâchait l’armada des Sky au pire moment.
Arrivait le Grand Colombier (8,5 km, 9,9%), pris cette fois
par une route inédite, surnommée la «directissime». Depuis le
premier passage des Géants de la Route en 2012, ce pic a acquis ses lettres de
noblesse médiatique, au point d’être qualifié d’«autre Ventoux». Ce totem, qui
culmine à 1501 mètres, est le calvaire des cyclistes du cru, constitués depuis
1991 en «Confrérie des Fêlés du Grand Colombier», sur le modèle des «Cinglés
du Ventoux». Cette fois, les organisateurs avaient oublié leur mansuétude en
imposant le versant le plus dur, celui s’élevant depuis Virieu-le-Petit, où les
pourcentages rendent fous avec des passages à 22%. La légende locale raconte
même qu’on y affronte des pentes à 25%. Explication: quelques employés de la
DDE, il y a bien longtemps, auraient avoué avoir triché sur la topographie des
lieux pour pouvoir goudronner un chemin entre les mélèzes…
Hélas, nous attendions trop de ce col. A l’avant, ils n’étaient
certes plus que douze à ouvrir la route (exit Pinot par exemple). Mais dans le maigre
peloton des favoris (seize hommes), à trois minutes derrière, les Sky en
métronomes, ding ding dong, continuaient de créer un style sous l’égide de leur
domination supposée. Personne n’osa le défi. Il fallut attendre les terribles rampes
du Mont du Chat (8,7 km à 10,3%) pour voir Fabio Aru porter une accélération…
au moment même où Chris Froome levait la main pour réclamer un changement de
vélo. Fourbe, l’Italien? Le Britannique réintégra vite sa place mais signifia
son autorité d’un coup de coude porté au Transalpin. La dispute laissera des
traces… Aru plaça pourtant une nouvelle attaque, puis ce fut Dan Martin, puis Richie
Porte. A grands coups de moulinet, Froome resta calme, répliqua à chaque fois et
passa lui-même à l’offensive, façon d’affirmer sa supériorité physique et
mentale. A l’avant, seul le Français Warren Barguil, rescapé des échappés,
résista. Mais un nouveau drame d’ampleur se noua dans la descente sinueuse et
humide du Mont du Chat. L’Australien Richie Porte (BMC) coupa un virage trop
court, glissa sur le bas-côté, traversa la route à pleine vitesse harnaché à sa
machine et se fracassa sur les rochers, entraînant dans sa terrifiante culbute Dan
Martin (sans dommage pour lui). Porte, principal concurrent de Froome, abandonnait
lui aussi le Tour. Evacué en ambulance.
Nous n’avions alors plus goût à rien. Mais il était écrit
que tout se nouerait dans une emphase imprévue. Si les vrais coureurs oublient
les calculs et jettent des serments suicidaires, Romain Bardet s’en revendiqua.
Il dévala la pente à tombeau ouvert et s’échappa. En vain. Il fut revu à moins
de deux kilomètres du but par cinq affamés, Froome, Aru, Fuglsang, Barguil et
le Colombien Rigoberto Uran (Cannondale), qui coiffa tout le monde dans un
sprint à l’arrache. Un détail. Même en terres d’élévation.
(1)L’équipe AG2R-La Mondiale est basée à
Chambéry.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 10 juillet 2017.]
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