Dans l’art sacré du Tour, quelques territoires d’angoisses
saisis dans ses limites et ses grandeurs, ses gouffres et ses aspérités,
s’enracinent dans la mythologie la plus onirique qu’on puisse imaginer. Il
était 16h55 quand les Forçats de la Route commencèrent à arpenter les rampes
légendaires d’un Illustre des Alpes, placé si haut en majesté qu’il déchire
l’horizon de ses pitons abrupts. L’Izoard (2360 mètres, HC, 14,1 km à 7,3%)
n’est pas que ce géant redouté des ascensionnistes, il fait aussi mémoire et
fabrique des allégories qui nous saccagent l’esprit. Inaccessible l’hiver, ce
col ressemble à un messager du mal auquel il faut sacrifier. Totem et Moloch à
la fois, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles qui paient
leur tribut. Les rescapés, 169 au départ de Briançon, se livraient soudain aux
tortures inconséquentes de leurs efforts, jusqu’à épuisement de leurs
respirations césurées. L’asphalte venait de prendre des teintes enflammées, 34
degrés, et brûlait tout sur son passage, le décor et les corps. Parmi les
récits fabulés, les anciens racontent que Dieu, quand il créa notre planète,
termina par les Alpes, sculptant le dernier col, l’Izoard, mais comme il lui
manquait de la terre pour achever son ouvrage, il utilisa des restes de Lune et
les appliqua d’un geste maladroit aux flancs du lieu dit la Casse déserte. Il
vient de loin, l’aspect sélénite.
L'Izoard est au Tour ce que la cathédrale de Reims et la
basilique de Saint-Denis sont à la royauté française. Le sacre absolu. Ou le
trépas. Tous les princes de juillet vinrent y chercher l’onction des rois:
Bartali, Coppi, Bobet, Merckx, Thévenet ou encore Van Impe le franchirent en
tête avant de triompher à Paris. Mais beaucoup n’y connurent que l’extrême onction
et le repos des gisants: comment oublier René Vietto, en 1939, porteur du
maillot jaune, pleurant tous ses espoirs perdus sur cette pente caillouteuse et
poussiéreuse, ne tenant sur son vélo que par miracle, vaincu par son ombre
elle-même, sous le doigt vengeur du lieu sacré ; et comment oublier les
genoux meulés de Cyrille Guimard, qui cédèrent aux portes de la Casse Déserte,
en 1972, laissant Eddy Merckx s’envoler…
Rendons grâce aux organisateurs qui, cette année, ont
octroyé un double privilège à l’Izoard. Pour la première fois, la ligne
d’arrivée était placée tout là-haut pour honorer son exception. Et pour la
première fois également, les coureurs traversèrent le site grandiose de la Casse
déserte sans la présence du moindre spectateur, sur deux kilomètres. En ce
temple minéral, ce ne fut pas pour nos héros un surcroît de répit. Juste un
instant de silence intérieur, hantés qu’ils furent, peut-être, par des
souvenirs immémoriaux, au moment de passer devant la stèle du souvenir,
partagés par Fausto Coppi et Louison Bobet. Mémoire d’Izoard. Mémoire multiples
du chaos, des ravines et des rocs. Mémoire d’éboulis calcaires parallélépipèdes
et fins, d'où surgissent des pitons cargneuliques, là où les sorcières
inorganiques jettent un sort aux champions qu’elles n’aiment pas…
Dans cette ultime étape montagneuse, quarante-huit heures
avant le contre-la-montre de Marseille, les coureurs gravirent auparavant le
col de Vars (première cat., 9,3 km à 7,5%). Deux groupes d’échappés (18 et 36
unités) s’étaient formés. Derrière, aucun favori n’osait encore bouger, en
amont de la vallée du Guil, ce torrent tempétueux qui descend du Queyras et
serpente vers l’Izoard. Sous l’impulsion de toute l’équipe de Romain Bardet
(ALM), l’avance des fuyards fondit. Sauf que la grande manœuvre attendue
s’évapora: à six kilomètres du sommet, Bardet se retrouva seul, dépossédé de
ses équipiers, tandis que le Français Warren Barguil (Sunweb), porteur du
maillot à pois, s’évada irrésistiblement et récupéra les échappés un par un.
Perdus dans l’immensité écrasante de l’Izoard, des sentinelles de pierre et de
roches cendreuses les accueillirent. Les pourcentages dépassèrent les 10%. Un
jeu de dupes débuta. Mikel Landa, le lieutenant de Chris Froome, partit en
éclaireur. Et puis, à trois bornes du but, Bardet plaça enfin son démarrage,
mais comme on récite une prière. Rigoberto Uran et Froome suivirent aisément.
Ce dernier accepta le bras de fer monumental et affirma sa domination sur cette
chapelle lunaire: les trois favoris finirent roue dans roue. A la faveur de
quelques bonifications, Bardet s’installa néanmoins à la deuxième place du
général. Insuffisant pour la suite. Le mirage Izoard était passé.
Pas pour Warren Barguil, exalté, qui préserva une infime
avance et vint quérir son deuxième succès d’étape. Le plus prestigieux, le plus
emblématique, celui qui venait de lui octroyer un nouveau statut d’éternité. « Je n’y crois pas ! »,
s’étonnait-il, un pied dans la joie. Tout son être pleurait pour ne pas
s’effondrer sous un étai de larmes et de gloire. Le Français venait de
comprendre que l’Izoard, meilleur exemple du mythe total, venait de l’adouber
définitivement. Le chronicoeur y perçut une part d’œuvre historique. Le Tour
redonne toujours du sacré au sacré.
[ARTICLE publié dans l’Humanité du 21 juillet 2017.]
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